---------Après
avoir dit par quelles étapes s'était réalisée
la conquête romaine, et dans quelles limites territoriales elle
s'était tenue, nous avons à indiquer maintenant les grandes
lignes de l'administration appliquée par Rome au pays occupé.
Nous y reconnaîtrons, comme premier trait dominant, la souplesse,
la plasticité de l'administration romaine : elle n'a nullement
le goût des principes immuables, appliqués mécaniquement
et indifféremment à toutes les circonstances ; elle ne cherche
pas l'uniformité, ne désire pas faire rentrer dans un cadre
imposé les gens et les choses. En second lieu, nous avons à
constater la part très grande que, dans le fonctionnement du système
administratif, - je parle naturellement pour les deux premiers siècles
de l'Empire, - Rome a laissée aux indigènes. Enfin, nous
regarderons en particulier l'organisation militaire de l'Afrique romaine,
et nous y constaterons l'application de la même maxime générale
: collaboration des Romains et des indigènes dans l'uvre
de surveillance et de mise en valeur du pays.
***
---------L'Afrique
du Nord n'a jamais été une unité administrative.
A aucun moment il n'y a eu un fonctionnaire suprême, un gouverneur
unique qui exerçât sont autorité de la Tripolitaine
au Maroc ; à aucun moment il n'y a eu une ville qui fût le
chef-lieu de tout le pays, le siège d'institutions communes à
tous les Africains ou de bureaux compétents pour toute l'Afrique.
Carthage, qui était de beaucoup la ville la plus peuplée,
la plus commerçante, était une espèce de capitale
morale, mais, officiellement, n'était rien de plus que le chef-lieu
d'une des provinces entre lesquelles l'Afrique était divisée.
---------Ces
provinces, aux trois premiers siècles de l'Empire, étaient
au nombre de quatre : l'Afrique proconsulaire ou Afrique au sens propre
du mot, la Numidie, la Maurétanie Césarienne et la Maurétanie
Tingitane.
---------L'Afrique
proconsulaire comprenait la Tripolitaine, la Tunisie,
et une bande du terrain qui est aujourd'hui algérien ; elle allait
sur la côte jusqu'à quelque distance à l'Ouest de
Bône. http:// perso. wanadoo.fr/bernard.venisSouk-Ahras, Guelma,
et peut-être aussi, depuis la fin du premier siècle, Tébessa,
lui étaient rattachées. Elle était donc constituée
par la partie de l'Afrique du Nord où la domination romaine était
la plus étendue et la plus compacte ; c'était une région
où l'influence civilisatrice de Carthage s'était exercée
depuis longtemps, où la vie agricole et commerciale s'était
développée dès avant l'arrivée des Romains
; il n'y subsistait plus, à l'intérieur du pays romain,
de noyaux barbares hostiles ; les Musulames, nomades de la région
de Tébessa qui donnaient encore quelques inquiétudes aux
Romains sous les premiers empereurs, furent définitivement pacifiés
et fixés vers la fin du premier siècle. C'est en tant que
pays tout à fait pacifié que cette province était
confiée à un proconsul, nommé en principe pour un
an, et résidant à Carthage, d'où le nom qu'elle portait.
Tout le régime impérial reposait sur la fiction d'un partage
de la souveraineté entre l'empereur et le peuple, représenté
par le Sénat ; les deux pouvoirs étaient supposés
se faire équilibre ; et, conformément à cette théorie,
Auguste avait partagé l'ensemble du monde romain en deux séries
de provinces : les provinces sénatoriales, gouvernées par
des proconsuls que désignait le Sénat, et dont les revenus
allaient au trésor public ; les provinces impériales, gouvernées
par des propréteurs ou des procurateurs que l'empereur nommait
à son gré, et dont les recettes allaient au
fiscus ou caisse de l'empereur. Cette séparation de pouvoirs
était plus apparente que réelle, car en fait, dès
les premiers empereurs, le Sénat fut à peu près entièrement
dans la main du prince ; en outre, des empiètements progressifs
réduisirent petit à petit la part d'autonomie administrative
que le Sénat gardait au début dans ses provinces ; des procurateurs,
agents directs de l'empereur, se substituaient peu à peu dans les
diverses branches de l'administration financière des provinces
sénatoriales aux questeurs, fonctionnaires publics. Néanmoins,
une différence intrinsèque subsistait entre les deux catégories
de provinces : celles que l'empereur avait confiées au Sénat
étaient plus paisibles, plus romanisées que les autres ;
elles pouvaient se passer de garnison ; car Auguste, tenant par dessus
tout à réserver à l'empereur seul la disposition
de la force militaire, n'avait pas voulu, en règle générale,
mettre dans le lot du Sénat les provinces où la présence
des troupes était nécessaire. L'Afrique proconsulaire, province
civile, était donc la région d'Afrique dont la population
était la plus dense, la plus prospère, et la plus pénétrée
d'influences romaines.
---------Ensuite
venait la Numidie, qui avait pour limite
occidentale l'embouchure de l'Oued-el-Kebir, puis une série de
vallées, délimitation qui mettait Djemila en Numidie, Sétif
en Maurétanie ; plus au Sud, la Numidie comprenait l'Est et le
Sud de la plaine du Hodna. La Numidie était gouvernée par
le légat commandant la légion qui était l'élément
principal du corps d'occupation de l'Afrique ; ce légat, qui portait
le titre de propréteur, était désigné directement
par l'empereur, qui le laissait en fonctions le plus souvent pendant plusieurs
années.
---------A
vrai dire, cette province de Numidie n'eut d'existence officielle, comme
province indépendante et sous ce nom, qu'à partir des premières
années du troisième siècle. Jusquelà, elle
fit théoriquement partie de l'Afrique proconsulaire. Mais comme
il était contraire aux règles posées par Auguste
qu'une province proconsulaire, donc sénatoriale, contînt
une légion, et comme il était anormal de subordonner à
un proconsul désigné par le Sénat un propréteur
chargé par l'empereur d'un important commandement militaire, dès
le règne de Caligula une séparation de fait avait distingué
l'Afrique proconsulaire proprement dite du territoire du légat,
territoire pour lequel la dénomination de Numidie entra
dans l'usage bien avant d'être officiellement reconnue. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venisDans
ce territoire, délimité comme je viens de l'indiquer, l'autorité
du légat propréteur fut, dès Caligula, entière,
et le légat n'avait de comptes à rendre qu'à l'empereur
; sa subordination au proconsul n'était plus qu'une fiction, bien
avant d'être définitivement abrogée à la fin
du II" siècle ; il exerçait, en même temps que
le commandement militaire, les pouvoirs administratifs et judiciaires
d'un gouverneur.
---------Sa
résidence était au quartier général de la
légion, qui, après avoir été à Ammaedara,
puis à Tébessa, fut, à partir du commencement du
II" siècle, à Lambèse. De ce point, le légat
propréteur administrait et commandait les fractions de ses troupes
détachées à la garde de la frontière, soit
à l'Ouest, vers Messad, soit vers le Sud-Est, sur le limes tunisien
et tripolitain. Une partie du territoire soumis à son administration
avait perdu depuis longtemps le caractère de marche militaire que
conservait la région avoisinant l'Aurès : je veux parler
de la partie de la Numidie la plus voisine de la mer, dont la ville principale
était l'ancienne capitale numide de Cirta ; mais le rattachement
de cette contrée à la zone du légat, chef militaire,
se justifiait par l'origine d'une bonne partie de la population : c'étaient
les vétérans du condottiere Sittius qui avaient, à
l'époque de César, peuplé Cirta et les villes voisines.
D'autre part, une large autonomie municipale, accordée à
Cirta et aux villes qu'elle groupait autour d'elle, supprimait les inconvénients
qui auraient pu résulter pour cette région du fait que le
légat propréteur résidait au Sud, dans une position
excentrique, et du fait que ses attributions militaires se conciliaient
imparfaitement avec la conduite d'un pays dont l'activité était
surtout pacifique et commerçante.
---------De l'Oued-el-Kébir à la Moulouya
s'étendait la Maurétanie Césarienne,
qui prenait son nom de son chef-lieu (Caesarea, Cherchel). D'étendue
moindre que la Proconsulaire et la Numidie, puisqu'elle se réduisait
en somme à une bande de terrain allongée entre la mer et
la limite Nord des Hauts-Plateaux, - d'occupation plus récente,
de ressources moins abondantes ou moins exploitées - elle était
gouvernée par un procurateur, agent impérial qui réunissait
en sa personne les attributions civiles et militaires, et n'était
que de rang équestre, à la différence des proconsuls
et propréteurs qui étaient d'ordre sénatorial. L'empereur
nommait et changeait les procurateurs avec une liberté entière
; ils étaient, le plus souvent, maintenus en fonctions pendant
plusieurs années.
---------La
Maurétanie Tingitane, à l'Ouest de
la Moulouya, avait un procurateur, comme la Maurétanie Césarienne
; il résidait à Tingi, Tanger.
---------Ainsi, l'Afrique du Nord est divisée,
par les Romains, en quatre compartiments distincts, et, pour ces quatre
provinces, trois systèmes de gouvernement sont appliqués
: le gouvernement par proconsul, le gouvernement par propréteur,
le gouvernement par procurateur. On pourrait peu-têtre voir, dans
ce compartimentage et dans cette variété d'organisation,
la marque d'un sentiment de méfiance à l'égard, soit
des administrés, soit des administrateurs : Rome aurait pu se proposer
de briser l'Afrique en tronçons, pour y rendre impossible la formation
d'une unité et d'une résistance nationale ; elle aurait
pu aussi redouter de confier au même homme une force trop grande
en mettant sous ses ordres un pays très étendu. Très
probablement, ce ne sont pas des craintes de ce genre qui ont amené
la solution adoptée. Cette solution s'est réalisée
comme d'elle-même, sans calcul ni volonté délibérée,
déterminée par la nature des choses. Différentes
par leur passé, par leur date d'entrée dans l'Empire romain,
par leur degré de civilisation, par leur pénétrabilité
à l'influence romaine, les diverses régions d'Afrique ont
reçu le traitement qui semblait le mieux s'accommoder à
chacune d'elles, sans aucune tendance vers l'unification ou l'uniformité.
Le morcellement géographique de la Berbérie, ce morcellement
naturel dont la constatation s'impose à tous ceux qui observent
le pays, se traduit sur les cartes de l'Afrique romaine, aux trois premiers
siècles de l'Empire, par la division provinciale.
***
---------Si l'on
regarde, à l'intérieur de chaque province, la condition
des collectivités et des individus, on constate la même variété,
la même aversion pour les classements rigides. Il y a, pour chaque
habitant de l'Afrique pris à part, et pour chaque groupe d'habitants,
toute une série de possibilités.
---------Une
ville peut être colonie romaine, c'est-à-dire
avoir reçu un groupe d'habitants en possession de tous leurs droits
de citoyens romains, et avoir été, à cette occasion,
déclarée colonie : elle est considérée comme
une fraction de Rome détachée au delà de la mer ;
ses habitants sont, au regard de la loi, aussi pleinement romains que
ceux de Rome même.
---------Une
ville qui n'est pas colonie peut être municipe
romain, c'est-à-dire qu'elle a, comme la colonie, des institutions
calquées sur celles de Rome, un conseil municipal qui est l'image
du Sénat, des duumvirs qui sont l'image des consuls, des édiles
et des questeurs qui ont les mêmes titres et les mêmes fonctions
que les magistrats de Rome ; mais les biens fonciers, dans les municipes,
sont soumis à des charges dont les colonies sont exemptes.
---------Une
ville qui n'est ni colonie, ni municipe romain, peut être municipe
latin : elle possède alors les mêmes institutions
qu'un municipe romain, mais ses habitants n'ont qu'un droit de cité
diminué, inférieur, qu'on appelle le droit latin ; http://perso.wanadoo.fr/bernard.venispour
obtenir le droit de cité romaine dans un municipe latin, il faut
avoir été appelé par l'élection populaire
soit à la fonction de décurion ou conseiller municipal,
c'est le cas pour les plus favorisés des municipes latins, soit
à la fonction de duumvir ou magistrat municipal, c'est la règle
pour les moins favorisés.
---------En
dehors de ces catégories, il existe des communes pérégrines,
dont la population est presque entièrement indigène, tantôt
sédentaire, tantôt nomade ; la vie d'une commune pérégrine
peut prendre bien des formes : parfois Rome se contente de reconnaître
et de consacrer l'autorité du chef indigène sur sa tribu
; parfois elle laisse subsister des institutions de type carthaginois
; parfois elle crée un conseil qui pourra se transformer plus tard
en conseil municipal de type latin ou romain. Et dans toute commune, quelle
qu'en soit la classe, il existe encore une différence juridique
très marquée entre les habitants du centre urbain, lorsqu'il
existe, et ceux qui vivent épars, dans des hameaux ou des maisons
isolées, sur le territoire de la commune.
---------Il
y a donc toute une hiérarchie de groupements, hiérarchie
dont les degrés sont multipliés à l'infini par le
jeu des exemptions d'impôts, ou des tarifs spéciaux appliqués,
suivant les localités, aux différents droits perçus
par les gouverneurs.
---------Il
en est de même pour les individus ; leur condition n'est pas déterminée
de façon immuable par celle du groupe communal auquel ils appartiennent,
car chacun peut toujours être l'objet d'une faveur individuelle
qui l'élève audessus de ses concitoyens. Le pérégrin
peut recevoir le droit latin, le citoyen de droit latin peut devenir citoyen
romain ; le citoyen romain qui s'est distingué dans les fonctions
municipales peut recevoir, de l'empereur, le rang de chevalier, et être
appelé aux emplois de l'Etat ; le chevalier qui s'est distingué
dans les emplois de son ordre peut être élevé, en
sa personne ou en la personne de son fils, jusqu'à l'ordre sénatorial.
---------Ici,
la variété, l'élasticité dont fait preuve
l'administration romaine répond à une politique : en proposant
aux Africains, d'étape en étape, une situation juridique
et sociale plus haute, plus avantageuse, plus respectée, Rome détermine
chez eux un concours d'émulation, un effort pour mériter
d'être appelés à la cité romaine, puis aux
ordres privilégiés de cette cité. Elle détermine,
dans l'ensemble de la population, un mouvement d'ascension vers la vie
romaine, un appel par l'effet duquel les différentes couches du
personnel romain puisent, pour se renouveler, dans le fond indigène,
de génération en génération.
***
---------C'est qu'en
effet Rome, la Rome impériale, n'a pu occuper, coloniser, mettre
en valeur l'Afrique qu'avec le concours très actif de la population
indigène.
---------L'époque
à laquelle Rome a la volonté de coloniser l'Afrique se trouve
être en même temps celle à laquelle l'Italie se dépeuple.
Dès le début de l'Empire, dès le règne d'Auguste,
on voit avec inquiétude, à Rome, les naissances devenir
de plus en plus rares, les campagnes se dépeupler, ainsi que les
villes d'importance moyenne : seules les très grandes villes comme
Rome échappent à ce mouvement. La dépopulation s'accentue
malgré les mesures législatives prises par les empereurs
; et l'Afrique ne peut pas être, pour Rome, une colonie de peuplement,
parce que Rome et l'Italie n'ont pas de travailleurs à envoyer
au delà des mers.
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----------En
fait, si nous cherchons à déterminer l'importance numérique
du contingent des immigrés romains ou italiens en Afrique, nous
avons tout lieu d'admettre qu'il a été faible ; et il ne
grossit pas beaucoup même si nous y ajoutons les immigrés
non-italiens. Ces immigrés comprennent les hauts fonctionnaires,
mais le personnel subalterne des bureaux se recrute sur place ; quelques
gros propriétaires fonciers, mais le plus souvent ils résident
à Rome et sont représentés en Afrique par des intendants
et des fermiers, dont beaucoup d'origine locale ; quelques commerçants
italiens, orientaux ou espagnols, dans les villes de la côte et
dans quelques grosses localités de l'intérieur comme Cirta.
http:// perso. wanadoo.fr /bernard.venis. Ce sont là des apports
qui ne changent pas le caractère berbère de la population
; et l'énorme prépondérance numérique de l'élément
berbère oblige à lui laisser une large place dans tous les
domaines.
---------Les
administrations communales ont des attributions étendues ; non
seulement elles ont un budget communal qu'elles règlent sous le
contrôle du gouverneur, mais elles ont une compétence judiciaire
dans les limites prévues par la loi, la charte de chaque commune.
Les Africains de famille riche ou aisée sont appelés, de
père en fils, car les suffrages consolident en général
les situations acquises, à ces fonctions municipales ; ils y prennent
l'habitude de l'administration, et l'empereur, comme nous l'avons dit,
fait passer les meilleurs d'entre eux au service de l'Etat. Ils exercent
leurs fonctions soit dans d'autres provinces, soit en Afrique même
; mais, même lorsqu'ils sont absents de leur province natale, ils
y restent attachés, y conservent des propriétés,
des intérêts, font des dons à leurs concitoyens, leur
rendent des services, protègent ceux de leurs compatriotes qui
sont aptes à remplir à leur tour des emplois publics. Ces
familles de bourgoisie municipale ont été les agents les
plus actifs de la romanisation : mais il ne faut pas perdre de vue qu'elles
étaient de souche indigène, et que, dans la plupart des
cas, elles ne s'étaient unies par mariage qu'à des familles
indigènes aussi.
---------Un
des moyens par lesquels Rome s'assura le mieux la collaboration de la
population sujette fut l'organisation du culte impérial. Dans chaque
ville on rend un culte, non pas à la personne de l'empereur, mais
au caractère sacré de sa fonction, en associant à
l'empereur vivant les empereurs divinisés après leur mort
; et dans chaque chef-lieu de province se réunissent, pour célébrer
le même culte, les délégués des différentes
cités. Ces délégués sont les personnage les
plus en vue des villes qui les ont envoyés, et celui d'entre eux
qu'ils élisent prêtre de la province apparaît comme
le représentant de la province tout entière. Ils ont qualité
pour s'entretenir de leurs intérêts, de leurs désirs,
et pour en entretenir le gouverneur ; si c'est du gouverneur précisément
qu'ils ont à se plaindre, ils peuvent s'adresserdirectement à
l'empereur ; leurs voeux, leurs félicitations, leurs blâmes
sont recueillis par l'empereur comme une expression de l'opinion des provinciaux
; les administrés sont admis ainsi à orienter eux-mêmes,
en quelque mesure, l'administration.
***
---------Cette part
faite aux indigènes dans l'oeuvre de colonisation de l'Afrique,
nous la constatons très clairement dans le domaine militaire.
---------En
Afrique comme ailleurs, l'armée romaine comprenait deux éléments
: la légion, où ne servaient que des citoyens romains, soit
qu'ils eussent cette qualité par droit de naissance, soit qu'ils
l'eussent reçue de l'empereur le jour de leur entrée au
service ; les corps auxiliaires, où servaient des non-citoyens,
recrutés parmi les populations mal civilisées, non encore
groupées en villes, qui vivaient à l'intérieur de
l'Empire : l'auxiliaire recevait, en général, le droit de
cité romaine à sa libération, lorsque vingt-cinq
années passées au service de l'Empire l'avaient romanisé.
---------L'Afrique
avait pour garnison une légion, la IIIè Auguste,
dont l'effectif moyen était de 5.500 hommes. Elle détachait
une cohorte, soit un dixième de son effectif, à Carthage,
pour servir d'escorte et de force publique au proconsul. Tout le reste
était réparti dans les différentes garnisons de la
Numidie, le quartier général et le noyau principal étant,
depuis le début du IIe siècle, à Lambèse.
A la légion, troupe d'infanterie, s'ajoutaient, en Numidie, des
corps auxiliaires, les uns à cheval, les autres à pied,
les premiers plus nombreux que les seconds ; leur effectif total était
sensiblement équivalent à celui de la légion. Dans
les deux Maurétanies, il n'y avait pas de légion, mais seulement
des troupes auxiliaires, dont l'effectif total était d'environ
15.000 hommes. La province proconsulaire, vide de soldats par définition,
ne comprenait, outre la cohorte légionnaire détachée
comme escorte auprès du proconsul, qu'une force de police, chargée
de maintenir l'ordre dans la ville de Carthage c'était une cohorte
urbaine, détachée de Rome à Carthage, et qui comptait
un millier d'hommes. On arrive ainsi, pour le corps d'occupation de toute
l'Afrique, à un effectif d'environ 27.000 hommes.
---------Ces
soldats étaient, en principe, enrôlés par conscription
: tout citoyen romain était, comme à l'époque républicaine,
obligé en principe au service militaire ; toute peuplade de non-citoyens
devait fournir un certain nombre de recrues pour les corps auxiliaires.
Mais, en fait, l'obligation restait presque toujours, sous l'Empire, purement
théorique, parce que les engagements volontaires suffisaient à
alimenter le recrutement. Il est exceptionnel, sous l'Empire, qu'un soldat
entre au service autrement que de son gré.
---------Or,
non seulement l'Italie se dépeuplait, mais sa population était
de moins en moins disposée à servir dans les provinces éloignées
où les légions tenaient garnison. Les empereurs, de leur
côté, ne cherchaient pas à réveiller chez les
Romains et les Italiens l'esprit militaire ; ils se sentaient beaucoup
plus maîtres de leurs soldats si ces soldats venaient de régions
lointaines, récemment appelées à la culture romaine.
On constate, sous l'Empire, que les éléments italiens disparaissent
progressivement de l'armée, suivant un mouvement assez rapide ;
les soldats se recrutent exclusivement dans les provinces ; et, par une
suite naturelle de ce mouvement, on arrive à recruter, dans chaque
province, les soldats chargés de la garder. Vers le milieu du II,
siècle, sous l'empereur Hadrien, cette réforme est acquise
: alors que la légion d'Afrique comprenait une assez forte proportion
de Gaulois au premier siècle, et d'Orientaux au début du
second, c'est l'Afrique qui fournit vers 150 presque toutes les recrues
de la III, légion ; et parmi les soldats qui entrent au service,
beaucoup sont nés à Lambèse ou dans les différentes
garnisons de Numidie, d'un père qui était légionnaire
lui-même.
---------Il
n'en est pas autrement pour les corps auxiliaires un certain nombre d'entre
eux portent des noms qui indiquent qu'ils ont été formés
hors d'Afrique : ce sont des Pannoniens, des Asiatiques, des Espagnols,
des Thraces, des Bretons, des Sardes, des Corses, des Dalmates, des Gaulois,
des Sicambres. Mais si, à l'origine, le corps a bien été
recruté dans la nation dont il porte le nom, ce nom n'est plus
qu'un souvenir sans portée pratique lorsque, depuis plusieurs dizaines
d'années, le corps tient garnison dans une
province différente : au milieu du second siècle, les troupes
auxiliaires de l'armée d'Afrique se recrutent presque exclusivement
en Afrique, comme la III, légion. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis.Une
seule exception vaut d'être notée : celle des corps d'auxiliaires
Syriens, où les Syriens authentiques furent toujours en majorité.
---------En
somme, l'armée a fait entrer en Afrique, au ler siècle,
un certain nombre d'hommes venus des autres provinces de l'Empire. Mais
la proportion de cet élément non-africain est allée
en s'affaiblissant jusqu'à devenir, vers 150, pratiquement nulle.
Ce sont des Africains qui ont assuré l'ordre en Afrique, pour le
compte de Rome. Et ce fait apparaît plus nettement encore si l'on
note que plusieurs corps auxiliaires, cantonnés en Afrique, portent
des noms qui indiquent qu'ils ont été levés dans
le pays - Musulames, Maures -, si l'on songe aussi qu'outre les troupes
régulières, les Romains ont employé, en Afrique,
des contingents irréguliers fournis par les tribus et correspondant
à nos goums.
---------Cette
méthode était possible, parce que le service militaire était
un instrument efficace de romanisation. Qu'ils aient reçu le droit
de cité en entrant au service ou en le quittant, soldats de la
légion ou des corps auxiliaires avaient passé vingt ou vingt-cinq
ans sous la discipline romaine, parlant latin, se formant aux moeurs et
aux idées des Romains. Libérés, ils restaient attachés
à leurs souvenirs ; les vétérans formaient des groupes
qui, parfois, étaient envoyés officiellement en colonie
dans quelques villes nouvelles, et qui, dans d'autres cas, se massaient
spontanément sur les terres que l'empereur concédait avec
libéralité, au voisinage de la frontière ou sur quelque
point stratégique. Garnisons de troupes actives et groupes de vétérans
occupaient non seulement le limes, mais encore, à l'intérieur
des provinces, les positions d'où l'on pouvait surveiller et commander
un massif où l'on regardait comme éventuelle une menace
d'insurrection : on note de telles lignes de surveillance, par exemple,
autour de l'Aurès, dans la Grande et la Petite Kabylie, aux abords
des massifs du Dahra et de l'Ouarsenis. L'occupation militaire, dans l'Afrique
romaine, consiste en réalité au II' Siècle à
faire imposer la paix romaine par des Berbères
romanisés à des Berbères non
romanisés, et, en même temps, à s'efforcer d'attirer
les réfractaires, par l'exemple des avantages accordés à
leurs congénères mieux adaptés.
***
---------En résumé,
ce qui est le plus remarquable dans l'organisation administrative de l'Afrique
romaine, c'est l'économie des moyens : envoi en Afrique d'un nombre
minimum de Romains et d'Italiens, force armée qui n'atteint pas
30.000 hommes et dont le pays fournit de bonne heure la plus grande part.
Cette économie était possible, grâce à la souplesse
des méthodes employées, qui s'adaptaient partout aux circonstances
locales, ne brusquaient point la population indigène, lui permettaient
au contraire de s'élever progressivement et de faire entendre sa
voix. Cette prudence a permis un brillant développement économique
dont nous aurons maintenant à nous occuper
|