| Louis Bertrand et l'Afrique du Nord chrétienne 
        par G. B.
 L'Afrique antique. Géographie 
        et population Il y a certainement une unitégéogra- 
        phique de l'Afrique du Nord (l'île du couchant selon les Arabes) 
        "). C'est une bande de terre peuplée et relativement fertile 
        au nord du grand désert du Sahara, s'étendant sur plus de 
        1 500 km, large d'environ 300 km avec des communications intérieures 
        rendues difficiles par des chaînes montagneuses qui s'étirent 
        depuis le Maroc où elles sont très élevées 
        jusqu'à la Tunisie où elles sont nettement moindres.
 Les divisions de l'empire romain qui avait étendu ses conquêtes 
        à partir de Carthage vers l'ouest étaient, je le rappelle 
        : l'Afrique proconsulaire avec la Byzacène correspondant à 
        la Tunisie; la Numidie (Algérie orientale); et les deux Maurétanies 
        : césarienne (autour de Cherchell) et tingitane (autour de Tanger).
 
 Ces chaînes de montagnes ont compartimenté dans une certaine 
        mesure la population qui comporte des types très divers.
 Ne nous attardons pas à l'anthropologie, ce qui nous mènerait 
        trop loin et rappelons que ce bord de la Méditerranée a 
        été un lieu de passage, mais que pas plus que pour l'Europe 
        le fond de la population n'a changé, et qu'il ne faut pas en nier 
        les traits communs qui sont, somme toute, méditerranéens. 
        Sans doute les montagnes ont mieux protégé, comme en Europe, 
        les populations qui y ont trouvé refuge : ces montagnes souvent 
        érigées en forteresses inexpugnables comme Constantine ou 
        la Grande Kabylie.
 
 Autre point à noter : une certaine unité linguistique depuis 
        les îles Canaries jusqu'à l'oasis de Siouah (2) en Égypte 
        occidentale et même jusqu'aux rives du Sénégal (3): 
        la langue tamazight ou berbère.
 
 Est-elle indigène? C'est en tout cas la plus anciennement connue 
        sur tout ce vaste territoire et elle est attestée par les écritures 
        libyques de l'Antiquité (incomplètement ou mal déchiffrées) 
        qui ressemblent beaucoup à l'écriture des Touaregs (4).
 Malgré la pression de l'arabe qui est une langue aussi éloignée 
        du berbère que pouvait être le latin du gaulois, la langue 
        berbère a bien résisté puisu'elle subsiste de l'Atlas 
        marocain à l'île de Djerba en Tunisie.
 
 Pour Louis Bertrand, il y a lieu de considérer les Maures (5) et 
        les arabo- berbères ou mieux ces Berbères, plus ou moins 
        arabisés, comme les descendants de ces peuples que Rome avait civilisés 
        et plus ou moins romanisés et que nous appelons improprement Arabes 
        alors qu'ils sont restés figés dans leurs coutumes et dans 
        leurs moeurs, étrangement proches de ce que décrivent les 
        mosaïques de l'époque romaine ou les écrivains de l'Antiquité.
 
 Louis Bertrand se plaît à retrouver dans l'ample djellaba 
        la toge antique, ou dans le burnous le vêtement à capuchon 
        qui se portait sur les deux rives de la Méditerranée jusque 
        chez les Gaulois. Et cette image, cette comparaison combien frappante 
        du vêtement et des attitudes des notables de la commune (la djemaa 
        kabyle) avec les magistrats en toges du municipe antique, sera reprise 
        par le grand écrivain algérianiste Jean Brune, bon connaisseur 
        de la société nord-africaine, dans ses descriptions des 
        dernières aimées tragiques de l'Algérie française 
        ; je renvoie à ce chef- d'oeuvre encore méconnu intitulé 
        " Cette haine qui ressemble à l'amour "(6). J'ai donc 
        parlé du caractère vivace de l'idiome berbère qui 
        a subsisté jusqu'à nos jours malgré le sectarisme 
        de l'islam qui, vous le savez, a voué au feu toutes les traductions 
        du Coran en berbère.
 
        
          | Louis Bertrand, décédé 
              il y a 66 ans, a été le chantre de l'Afrique romaine, 
              tellement imposante encore, avec ses ruines majestueuses qui subsistent 
              depuis près de 2000 ans pour témoigner. Et témoigner 
              de quoi? Que les Africains pendant sept siècles adoptèrent 
              la romanité et jouirent d'une merveilleuse prospérité. 
              Louis Bertrand a en effet su voir au-delà du décor 
              islamique pseudo-arabe, l'ancienne province romaine d'Afrique ayant 
              pleinement adopté les moeurs de Rome, ou plutôt son 
              système administratif et judiciaire, sa langue (Apulée 
              fut l'un des grands écrivains latins d'Afrique). C'est aussi 
              Louis Bertrand qui a évoqué l'Afrique chrétienne 
              dans trois ouvrages: Sur la grande figure de saint Augustin, dans 
              le roman historique Sanguis martyrum et surtout dans la publication 
              des actes des Martyrs africains; et dit les liens étroits 
              qui existaient entre l'Église d'Afrique et l'Église 
              romaine. J'évoquerai la grande figure du cardinal Lavigerie 
              qui tentera de faire revivre cette chrétienté et que 
              Louis Bertrand tiendra pour le " grand vivant ", le grand 
              homme de cette période de renouveau que fut la présence 
              française en Algérie. |  Je terminerai ce chapitre en évoquant 
        la persistance, malgré les vicissitudes de l'histoire, des noms, 
        des toponymes qui nous viennent de la plus haute antiquité : Madaure, 
        aujourd'hui Mdaourouch: la ville natale d'Apulée ; Thamugadi qui 
        est la moderne Timgad avec ses ruines magnifiques; Sétif, anciennement 
        Sitifis, c'est l'ancienne capitale de la Maurétanie sitifienne; 
        Théveste qui est la moderne Tebessa ; Thugga, Dougga en Tunisie 
        qui est un site archéologie fameux. Citons enfin le bel exemple 
        de piété militaire que rapporte Louis Bertrand dans " 
        Les Villes d'Or " et qui a pour théâtre Lambèse 
        (aujourd'hui Tazoult), ancienne capitale de la Numidie; le colonel de 
        Carbuccia fit relever les ruines d'un mausolée dédié 
        au préfet de la troisième légion : Quintus Flavius 
        Maximus, auquel il fit rendre les honneurs militaires par ses troupes 
        (vers 1850). Cirta rebâtie par l'empereur Constantin et portant 
        toujours le nom de Constantine même en arabe (7).
 Les traces de cette fusion dans l'empire romain qu'évoque le nom 
        de Constantine sont loin d'avoir toutes disparues, de même que les 
        traces chrétiennes que je vais évoquer maintenant.
 L'Afrique chrétienne Cette Église d'Afrique qui apparaît 
        si tôt et si brillamment dans les annales de l'Église (dès 
        le IIe siècle) a été remarquablement évoquée 
        par Louis Bertrand dans deux ouvrages fondamentaux: " Les Martyrs 
        africains " et " Saint Augustin ". Avec sobriété 
        mais aussi une belle connaissance de la littérature latine chrétienne 
        qui tend à disparaître aujourd'hui, il a retracé le 
        tableau de ces héros que furent les premiers martyrs en terre d'Afrique.
 Les premiers prédicateurs du Christ sont venus vraisemblablement 
        de Rome et les succès de la prédication sont notables au 
        point que saint Augustin rapporte qu'Agripinus, évêque de 
        Carthage, réunit à la fin du He siècle, un concile 
        de soixante-dix évêques; ce qui montre bien l'implantation 
        de la foi au Christ dans la terre d'Afrique. Ce qui est encore plus probant 
        est le courage et la foi des martyrs. Dès le 17 juillet 180, douze 
        chrétiens de la ville de Scili donnent leur vie sur ordre du proconsul 
        Vigellius Saturnin. Il s'agit de sept hommes: Spérat, Nartzalus, 
        Cittinus, Veturius, Félix, Aquilin et Constant; et cinq femmes: 
        Januarie, Généreuse, Vestia, Donate et Seconde. Vous remarquerez 
        les noms d'origine latine pour la totalité sauf un et ils sont 
        appliqués indubitablement à des Africains (8).
 Mais les plus célèbres martyrs sont encore les martyrs de 
        Thuburdo : sainte Perpétue issue d'une grande famille et l'esclave 
        sainte Félicité, ainsi que leurs quatre compagnons. Les 
        actes de leur martyre comme ceux des martyrs scilitains nous sont parvenus 
        et ont contribué à nous faire partager l'émotion 
        qui a saisi tous les spectateurs du supplice. Je n'énumérerai 
        pas la suite des innombrables martyrs africains. J'évoquerai seulement 
        encore la courageuse sainte Salsa de Tipasa que tous lesPieds- Noirs connaissent 
        ; c'est elle qui a renversé les idoles et qui a été 
        précipitée à la mer par les païens furieux. 
        Et pour montrer les liens étroits de Rome et de l'Afrique, j'ajouterai 
        que, dès 185, l'Africain saint Victor (9) monte sur le trône 
        de Pierre. D'autres papes d'origine africaine lui succéderont encore 
        : saint Melchiade (10) et saint Gélase (11), Sainte Monique et 
        Saint Augustin.
 
 Louis Bertrand commente: " Quelques années après Apulée, 
        avec Tertullien, saint Cyprien et saint Augustin, Carthage deviendra le 
        foyer du christia- nisme latin. C'est Carthage qui aura les grands docteurs, 
        les martyrs illustres, le prestige de l'épiscopat, l'organisation 
        ecclésiastique la plus étendue et la plus complète 
        ".
 
 Et en effet, du temps de sainte Perpétue, l'éloquence africaine 
        était déjà au service du Christ grâce au prêtre 
        de Carthage : Tertullien. Bien que la fin de sa vie, à cause de 
        son intransigeance outrancière, fût éloignée 
        de l'Église romaine, il l'a longtemps servie avec une belle fougue 
        pendant les persécutions (cf. parmi ses oeuvres : " Aux martyrs 
        ", " Contre les nations ", " Apologétique "). 
        Ses premiers ouvrages le mettent au premier rang des apologistes chrétiens. 
        C'est à lui qu'on doit cette magnifique strophe: " Nous ne 
        sommes que d'hier et nous remplissons tout: les villes, les îles, 
        les forteresses, les municipes, les assemblées, les camps eux-mêmes, 
        les tribus, les décuries, le palais, le Sénat, le forum. 
        Nous ne vous laissons que les temples (12). Il ne faut pas omettre de 
        citer ensuite le grand évêque de Carthage: saint Cyprien. 
        L'auteur du traité sur " L'unité de l'Église 
        " qui soutient le pape saint Corneille à cette époque 
        de troubles et de persécutions, est connu dans une grande partie 
        de la chrétienté; l'Espagne et la Gaule le consultent. Il 
        en sera de même du grand saint Augustin, natif de Thagaste (Souk-Ahras 
        en Algérie). Le livre de Louis Bertrand a redonné vie au 
        grand docteur de l'Église et a contribué à le faire 
        descendre de l'étagère empoussiérée où 
        on l'avait relégué, par respect peut-être, mais surtout 
        par méconnaissance. L'évêque d'Hippone nous est alors 
        redevenu familier à nous Français, alors que la querelle 
        janséniste en avait fait un
 épouvantail. Vous le savez, saint Augustin meurt alors que les 
        Vandales assiègent sa ville. Ces hordes germaniques étaient 
        de religion arienne, et le raffinement dans les persécutions, ou 
        mieux leur perversité, peut se comparer sans exagération 
        à la cruauté communiste (13).
 
 C'est saint Victor de Vite (14) qui a été le mémorialiste 
        de ces terribles persécutions qui dévastèrent l'Afrique. 
        Ainsi Hunéric, le roi des Vandales, voulut obliger les évêques 
        réunis en concile à Carthage en 484, à se prononcer 
        sur une question politique: ils devaient jurer d'exécuter le contenu 
        d'une formule scellée. Les évêques se récrièrent. 
        Hortulanus, évêque de Bennefa et Florentianus, évêque 
        de Midila prirent la parole: " Sommes- nous des animaux sans raison 
        pour jurer avec facilité et témérité sans 
        savoir ce que contient la formule ? ".
 
 Enfin on la leur montra: il s'agissait de soutenir les droits de succession 
        de Hilderic, fils de Hunéric et de ne jamais écrire de lettres 
        outre-mer, c'est-à-dire à Rome. Certains évêques 
        finirent par céder; on les relégua dans les fermes agricoles 
        sous prétexte que l'Évangile interdit de jurer. Les autres 
        furent déportés en Corse car on leur reprochait de ne pas 
        vouloir Hilderic pour successeur du roi. Saint Victor de Vite termine 
        son ouvrage " Histoire de la persécution des Vandales ", 
        en donnant le chiffre de 4966 clercs martyrs sous Hunéric : les 
        hommes torturés, les autres bannis, livrés aux tribus pillardes 
        comme esclaves, emprisonnés, etc.
 
 Les Byzantins qui succédèrent aux Vandales enfin vaincus, 
        ne purent jamais réparer les pertes causées par leurs rapines 
        et leurs dévastations. Ainsi les troupes musulmanes rencontrèrent-elles 
        une chrétienté affaiblie: des centaines d'évêchés 
        (plus de 500) avaient été laissés vacants pendant 
        des décennies et certaines pertes étaient irréparables.
 
 En 669, c'est la perte de la Byzacène et la création de 
        Kairouan, capitale de l'Afrique musulmane. En 698, c'est la prise de Carthage. 
        Au mie siècle, avec Abdel Moumène disparaissent les derniers 
        évêques chrétiens.
 
 Dès lors, les chrétiens ne sont plus que des esclaves des 
        pirates barbaresques ou encore des îlots totalement isolés 
        qui finissent par disparaître, faute de l'aide et du soutien du 
        reste de la chrétienté. Car les pays nord- africains s'isolent 
        du nord de la Méditerranée, contrairement au Proche-Orient 
        et à la Terre Sainte où il y eut presque constamment des 
        pèlerins et des ambassades.
 
 Rappelons le destin de saint Raymond Lulle, l'auteur catalan de " 
        Vars magna ", qui meurt à Bougie lapidé en 1316 pour 
        avoir voulu prêcher le Christ; l'Afrique devient un pays fermé.
 
 Je sauterai maintenant par-dessus les siècles obscurs de l'islam 
        selon la formule de l'historien Gauthier (15) pour en arriver à 
        l'objet de la troisième partie.
 Le cardinal Lavigerie La vie du cardinal Lavigerie est un trait 
        de feu (16). Il y aurait trop à dire et je m'en tiendrai, ce qui 
        sera déjà beaucoup, à son oeuvre en Afrique du Nord. 
        Il a été nommé le 12 janvier 1867 archevêque 
        d'Alger et il a pris possession de son siège en mai 1867. Il succédait 
        à deux évêques pionniers : Mgr Dupuch qui ne fut enfin 
        nommé en 1838 que parce que l'émir Abd el-Kader reprochait 
        publiquement aux Français de n'avoir aucune religion (cf. " 
        Les Français en Algérie ", Louis Veuillot).
 Et Mgr Pavy qui se heurta, comme son prédécesseur, à 
        l'hostilité de l'administration pour accomplir sa mission: les 
        églises misérables et peu nombreuses, le clergé pauvre 
        et peu considéré avait même interdiction de communiquer 
        avec les indigènes; et pour plus de sûreté, on écartait 
        les prêtres qui parlaient l'arabe.
 
 Avec le nouvel évêque, tout va changer; ses buts étaient 
        à l'opposé de la politique du royaume arabe, chimère 
        chérie par l'empereur Napoléon III. Son premier mandement 
        était le suivant: " Faire de la terre algérienne le 
        berceau d'une nation grande, généreuse, chrétienne, 
        d'une autre France, en un mot répandre autour de nous les vraies 
        lumières d'une civilisation dont l'Évangile est la source 
        et la loi; les porter au-delà du désert, jusqu'au centre 
        de cet immense continent encore plongé dans la barbarie... O chère 
        et illustre Eglise africaine, puissé-je contribuer à consoler 
        tes douleurs et à te rendre une partie de ta gloire perdue ". 
        Et s'adressant aux indigènes, il leur disait: " Je réclame 
        le privilège de vous aimer comme mes fils, alors même que 
        vous ne me reconnaîtriez pas pour père ". Et dès 
        la fin de l'année 1867, il montra qu'il ne s'agissait pas de vaine 
        rhétorique : le choléra, puis la famine s'abattirent sur 
        le pays. Les sauterelles avaient dévasté les récoltes. 
        Et la peste s'ajouta au choléra et au typhus. Il y eut près 
        de 200 000 morts parmi les indigènes. Et le plus rapide à 
        leur porter secours fut bien évidemment le cardinal et tout son 
        diocèse. Il commença par l'adoption d'un premier orphelin 
        qu'il recueillit. Puis dix et vingt autres suivirent.
 
 En avril 1868, il avait la charge de 1000 orphelins et il nourrissait 
        en outre plus de 2000 indigènes dans le plus grand dénuement. 
        Tout passa à cette uvre : jusqu'à la garde-robe de 
        l'archevêque, y compris ses soutanes violettes!
 
 Pendant ce temps, le gouvernement et la Chambre délibéraient. 
        Alors, ayant épuisé ses ressources, l'archevêque, 
        qui avait installé son orphelinat à Ben-Aknoun (dans ce 
        qui fut plus tard l'annexe du lycée Bugeaud), partit pour la France 
        quêter pour son oeuvre. Mais s'il obtint les subsides de la générosité 
        des fidèles, il se heurta immédiatement au gouvernement 
        général de l'Algérie qui était alors le maréchal 
        de Mac-Mahon. Ce dernier craignait que l'action de l'archevêque 
        ne provoque le fanatisme de la population (ce fut tout le contraire qui 
        arriva) et dès ce moment, une animosité vigilante le dressa 
        contre toutes les initiatives de l'archevêque missionnaire.
 Pour compléter son oeuvre, vous savez qu'inlassablement, jusque 
        dans l'extrême misère consécutive à la défaite 
        de 1870, l'archevêque d'Alger pèlerina, mendia, quêta 
        et obtint non seulement de pouvoir nourrir ses orphelins mais même 
        de les éduquer. Ceux-ci furent libres de retourner chez eux et 
        la plupart restèrent et l'archevêque, ayant attendu qu'ils 
        atteignent leur majorité, leur accorda ce qu'ils désiraient 
        instamment: le baptême. Il fonda ainsi pour ses orphelins qu'il 
        avait lotis, les deux villages chrétiens de Saint-Cyprien et de 
        Sainte-Monique-des-Attafs; villages qui bénéficièrent 
        en outre, de l'hôpital Sainte-Élisabeth qui fut ouvert à 
        tous, chrétiens et musulmans.
 
 Il multiplia les fondations aux Ouadhias, aux Arifs et en Kabylie. Pour 
        le sort de ces Kabyles chrétiens, je vous renvoie au livre émouvant 
        de la mère de Jean Amrouche " Histoire de ma vie " (17).
 
 Mais j'ai oublié de parler de l'essentiel: l'instrument de ces 
        fondations, ce furent bien entendu les deux sociétés missionnaires 
        qu'il fonda : les Pères Blancs et les Soeurs Blanches (1868-1869).
 
 Il serait trop long d'évoquer tous ses combats et l'hostilité 
        à laquelle il se heurta et qui venait principalement de Paris. 
        Mac- Mahon était devenu président de la République. 
        Et si Mg' Lavigerie se concilia ses successeurs à Alger, d'abord 
        l'amiral de Gueydon puis le général Chanzy, l'hostilité 
        anticléricale ne désarma pas. Il se heurta aux diminutions 
        des subventions promises, puis à leur annulation qui le mirent 
        au bord du découragement. Une hostilité incessante et mesquine 
        tâchait de saper son oeuvre en ce qu'elle avait d'impérial. 
        Cependant eut lieu le 2 juillet 1872 la consécration solennelle 
        de la basilique Notre-Dame d'Afrique, construite sur les hauteurs d'Alger 
        et qui redonnait à l'église catholique tout le lustre que 
        souhaitait Mgr Lavigerie; devant un grand concours du peuple, il y eut 
        le même jour la bénédiction dans cette même 
        église du premier mariage de ses orphelins de la famine de 1867.
 
 Puis il faut évoquer son action en Tunisie où il s'était 
        rendu dès 1877. Et lorsque fut signé le traité du 
        Bardo, c'est tout naturellement qu'il fut nommé administrateur 
        apostolique en Tunisie (1881). Il pouvait alors accomplir son projet grandiose 
        : l'érection de la cathédrale Saint-Louis de Carthage et 
        la construction d'écoles et d'hôpitaux à Tunis.
 
 Inutile d'insister sur le sens de l'apparat du nouveau primat qui fit 
        que, très sincèrement, toutes les populations se tournaient 
        vers lui : les indigènes, juifs et musulmans, tout comme les chrétiens 
        le considéraient comme le chef spirituel d'une nouvelle chrétienté 
        rétablie.
 
 Et le contraste avec la grisaille et la mesquinerie de certaines administrations 
        françaises était tel que Louis Bertrand ne pouvait s'empêcher 
        de stigmatiser " le clabaudage de l'envie, de la sottise, du sectarisme 
        imbécile et malfaisant ". Et de déclarer à ses 
        interlocuteurs d'Alger : " Il n'y a qu'un homme ici: c'est le cardinal 
        ! ". Louis Bertrand n'est pas converti et déjà la
 haute figure du prince de l'Église attire son regard. Il décrira 
        plus tard les obsèques majestueuses du cardinal en 1892 qui avaient 
        réuni une foule considérable aussi bien à Alger qu'à 
        Carthage où il fut enterré.
 
 Et par contraste, la froideur de la France officielle, à l'exception 
        des chaudes paroles du gouverneur général de l'Algérie, 
        Jules Cambon, s'exclamant: " Cher et grand cardinal... ". Or, 
        il s'agissait de l'homme d'Église qui avait porté, le 12 
        novembre 1890, le fameux toast à la République, et qui mourait 
        dans le chagrin de n'avoir pas été compris, mais bafoué. 
        Comment l'ancien légitimiste qui avait fait le voyage à 
        Carlsbad pour y rencontrer le comte de Chambord et qui lui avait même 
        écrit pour lui demander de prendre le pouvoir, en était-il 
        arrivé là? Eh bien, il fut déçu dans ses espérances 
        monarchistes, à la fois par les rivalités des monarchistes 
        et les hésitations du prétendant. Et il fut déçu 
        par les persistantes divisions des catholiques impuissants à faire 
        barrage à la gauche. Aussi, lorsque le pape Léon XIII le 
        sollicita d'inaugurer sa nouvelle politique du ralliement, y céda-t-il. 
        Mais ce fut un échec et une division supplémentaire dans 
        les rangs catholiques entre ralliés et non ralliés. Le pape 
        avait-il été mal informé par le cardinal Rampolla 
        ?
 Toujours est-il que les élections de 1893, 1898 et 1904 furent 
        un désastre pour les députés catholiques et que Saint 
        Pie X ne put que le constater et abandonner ces directives qui n'avaient 
        pas eu l'effet escompté. Malgré les vicissitudes et la tristesse 
        de ses dernières années, la majesté du cardinal Lavigerie 
        dans son oeuvre immense n'en ressort que plus clairement. Il fut certainement 
        le dernier grand prince de l'Église de France au xixe siècle.
 Conclusion Louis Bertrand nous a donc montré 
        les deux aspects de cette Afrique du Nord à laquelle il s'est voué 
        : l'aspect romain et l'aspect chrétien. A vrai dire, ces deux faces 
        de la civilisation fusionnèrent en terre d'Afrique. Une grande 
        partie des populations adopta le statut romain et l'Empire y eut l'une 
        de ses plus belles provinces. Louis Bertrand nous a ainsi rappelé 
        que l'Afrique du Nord ne fut pas seulement islamisée et arabisée 
        mais qu'on percevait toujours, malgré les siècles, des traces 
        indubitables de christianisme et de romanité jusque dans les moeurs 
        (28) et la langue (19) des Africains d'aujourd'hui. Car l'Afrique du Nord, 
        pour une période non négligeable de sept siècles, 
        fut romanisée en profondeur et prospère : ce fut le grenier 
        de l'Empire.
 Et innombrables sont les témoignages que l'Africain s'y plut, depuis 
        Apulée de Madaure (20) jusqu'au journalier ayant fait fortune en 
        louant la force de ses bras et immortalisés par la stèle 
        de Mactar (21). Le désastre vint avec les Vandales qui décimèrent 
        ou exilèrent la plus grande partie des élites urbaines et 
        catholiques. Puis la décomposition de l'autorité étatique, 
        que les Byzantins ne firent que retarder, n'offrit qu'une résistance 
        temporaire à l'avancée de l'islam qui asphyxia finalement 
        l'Afrique du Nord quand les dernières résistances se réfugièrent 
        dans les montagnes. Louis Bertrand et le cardinal Lavigerie ont tenté 
        de démontrer que d'autres voies étaient ouvertes à 
        l'Afrique du Nord. Celle d'un retour aux sources et une prospérité 
        retrouvée dans une civilisation tout à la fois romaine et 
        méditerranéenne. Est-ce aussi inactuel qu'il y paraît? 
        (22).
 o Bibliographie:- LAPEYRE (G. G.), PELLEGRIN (A.), Carthage latine et chrétienne, 
        Payot, 1950.
 - PICARD (G. Charles), La Carthage de saint Augustin, Fayard, 1965, et 
        La civilisation de l'Afrique romaine, Plon, 1959.
 - BOISSIÈRE (Gustave), L'Algérie romaine, Hachette, 1883, 
        2e édition.
 - MALAPERT (Lucienne), À la recherche de l'Afrique romaine, Guide 
        Marabout, 1975. - CussAc (Père J.), Un géant de l'apostolat: 
        le cardinal Lavigerie, Librairie missionnaire. - CHABOT (J. B.), Recueil 
        des inscriptions libyques, trois volumes, Imprimerie Nationale, 1940.
 - SERVIER (Jean), Les portes de l'année, Robert Laffont, 1962.
 - DELATTRE (R. P.), L'archéologie et le Congrès eucharistique 
        de Carthage, Tunis, 1932. - NICOLAS (F.), La langue berbère en 
        Maurétanie, IFAN - Dakar, 1953.
 - FAIDHERBE (général), Le zénaga des tribus sénégalaises, 
        Paris, 1977.
 - LAVIGERIE (cardinal), Écrits d'Afrique, B. Grasset, 1966.
 - BAUNARD (Mgr), Le cardinal Lavigerie, deux volumes, Gigord, 1922.
 - LECLERCQ (Dom H.), L'Afrique chrétienne, V. Lecoffre, 1904.
 - Anonyme, Souvenirs de l'ancienne Église d'Afrique, De Perusse.
 
 | 1 - Djezirat-el Maghreb: 
        l'île du couchant, Maghreb voulant dire occident par opposition 
        à Machreq: orient.
 2 - Basset (René), Le dialecte de Siouah, Leroux, 1890.
 
 3 - Faidherbe (général), La zénaga des tribus sénégalaises, 
        Paris, 1877.
 
 4 - Chabot (J.-B.), Recueil des inscriptions libyques, Imprimerie nationale, 
        1940.
 
 5 - Maure viendrait de la forme punique de Maghrebi (occidental en arabe), 
        soit Ma'urim, que le latin, ignorant la consonne laryngale punique, a 
        transcrit en Maurus; ce nom a connu une grande fortune dans ses dérivés: 
        Maur, Maurice... Noter aussi que le nom même de l'Afrique semble 
        avoir une origine punique et signifierait simplement la colonie (cf. Dictionnaire 
        étymologique des noms géographiques, Masson, 1986).
 
 6 La Table Ronde, 1962. Nouvelle édition Édition Atlantis 
        à Friedberg, Allemagne. Voir la biographie de Jean Brune par Francine 
        Dessaigne, éd. Confrérie Castille.
 
 7 - En arabe Qçontina.
 
 8 - L'archimartyr d'Afrique, Namphano, porte lui aussi un nom africain. 
        Il aurait une origine punique et signifierait " pes felix " 
        " d'un bon pied " (?).
 
 9 - Saint Victor 1" qui succéda au pape Eleuthère, 
        fut le premier des écrivains chrétiens à se servir 
        du latin; comme toute la chrétienté d'Afrique, il fut le 
        champion de l'esprit romain et latin.
 
 10 - Saint Miltiade ou Melchiade, pape de 311 à 314; Saint Augustin 
        dit de lui: " qu'il fut un vrai fils de la paix et un vrai père 
        pour les chrétiens ".
 
 11 - Saint Gélase, pape de 492 à 496.
 
 12 - Tertullien: Apologétique.
 
 13 - Pour interdire à leurs compatriotes toute tentation de conversion 
        au catholicisme romain, ils plaçaient à la porte des églises 
        catholiques de Carthage, des gardes qui avaient ordre de harponner chacun 
        des leurs qui tenterait d'entrer; en effet les Vandales portaient les 
        cheveux longs contrairement aux Africains romanisés. Il suffisait 
        d'emmêler les longs cheveux des Vandales (qui auraient prétendu 
        participer aux cérémonies catholiques) sur le harpon pour 
        leur arracher la chevelure d'un coup sec...
 
 14 - Saint Victor, évêque de Vite en Byzacène. Exilé 
        à Constantinople, il y écrivit son <s Histoire de la 
        persécution des Vandales ". Dom Thierry Ruinard de la Congrégation 
        de Saint Maur en a donné une excellente traduction, Paris, 1694. 
        L'abbé Migne l'a reprise en 1847. Rentré en Afrique sous 
        Gontamond, saint Victor fut à nouveau exilé par Thrasamond 
        et mourut en Sardaigne en 490 ou en 512 selon les auteurs.
 
 15 - Gauthier (E. F.), Le passé de l'Afrique du Nord, Payot.
 
 16 - James (F.), Le cardinal Lavigerie, Flammarion, collection " 
        Les grands coeurs ", 1927
 
 17 - Éditions Maspero.
 
 18 - Les tatouages qui marquent les femmes en pays musulman sont généralement 
        la trace d'une protestation contre les mariages forcés avec islamisation 
        forcée de l'épouse. On trouve souvent des signes d'origine 
        chrétienne dans ces tatouages.
 
 19 - Sans parler de l'année solaire des paysans d'Afrique du Nord 
        qui continuent à nommer les mois de leurs noms latins plus ou moins 
        déformés, on remarquera la persistance d'un prénom 
        féminin au sens symbolique évident: " TAOS " ou 
        " TAOUS " qui veut dire le paon en grec" TAQE ". Cet 
        oiseau était un symbole chrétien en toutes ses lettres. 
        Le Tau de la croix; le X du Sauveur (Q/THP) et les deux lettres centrales 
        A et çà qui sont à elles seules une appellation du 
        Christ. Ce prénom est encore fort répandu en pays kabyle.
 
 20 - Lucius Apuleius Theseus (125-170 après J.-C.) le plus célèbre 
        écrivain latin d'Afrique dans l'Antiquité. Connu surtout 
        comme l'auteur de " Métamorphoses ou l'âne d'or ". 
        Mort à Carthage.
 
 21 - cf. J. Maqueron, Le travail des hommes libres dans l'Antiquité 
        romaine (CRDP d'Aix-en-Provence, polycopie, 1964) CIL VIII 11.824, supp. 
        I. Voici la traduction de cette inscription du me siècle, antérieure 
        à l'année 238 d'après J. Maqueron : << le suis 
        né d'une famille pauvre, d'un père d'humble condition qui 
        n'avait ni revenu, ni maison à lui. Depuis ma naissance, j'ai vécu 
        en cultivant ma terre et il n'y avait de repos ni pour la terre ni pour 
        moi. Lorsque venait la saison où les moissons étaient mûres, 
        j'étais le premier à couper les chaumes. Lorsque paraissaient 
        dans les campagnes les équipes de moissonneurs qui gagnaient soit 
        Cirta, capitale des Numides, soit les plaines que domine le Mont Jupiter, 
        j'arrivais dans les champs avant tous les autres, comme moissonneur; laissant 
        derrière moi des gerbes serrées, j'ai, pendant deux fois 
        six étés, fauché sous le soleil brûlant. Ensuite 
        je suis devenu un entrepreneur qui se charge de travail et, pendant onze 
        ans, j'ai dirigé les équipes de moissonneurs et ma main 
        a fauché les champs des Numides. Tant d'efforts et une vie qui 
        se contente de peu ont produit leurs fruits; ils m'ont rendu propriétaire 
        d'une maison et j'ai acquis une villa. Ma maison ne manque de rien. Et 
        les honneurs sont même venus, récompense de ma vie. J'ai 
        été inscrit au nombre des décurions; élu par 
        les membres de cet ordre, j'ai siégé dans le temple de la 
        Curie et de petit paysan que j'étais, je suis devenu censeur. J'ai 
        eu des enfants, j'ai vu croître la jeunesse et mes chers petits-enfants. 
        Les années de ma vie se sont écoulées honorées 
        par leurs mérites et jamais les mauvaises langues n'ont porté 
        contre elles de propos médisants. Mortels, apprenez à mener 
        une existence sans reproche; il mérite de mourir ainsi celui qui 
        a vécu honnêtement ".
 
 22 - Voir La Fratemité Notre-Dame de Kabylie, l'association de 
        la Communauté des Chrétiens de Kabylie et leurs Amis, et 
        la vague de conversions actuelles dans toute l'Afrique du Nord malgré 
        (à cause ?) de la persécution.
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