|  Miguel de Cervantès 
        Saavedracaptif à Alger
 François Vernet
 Après avoir servi à Lépante, 
        à Navarin, puis à Tunis, Cervantès retourne en Espagne.
 Quatre galères quittent donc l'Italie. Au bout de quelques jours, 
        la tempête les sépare. Jean Canavaggio, le biographe de Cervantès, 
        a mené
 une véritable enquête pour savoir où la galère 
        de Miguel a été prise par les Barbaresques le 26 septembre 
        1575. On a toujours affirmé que c'était au large des Saintes- 
        Maries-de-la-Mer. L'écrivain rétablit la vérité, 
        résultat des plus récentes recherches:
 
 Cervantès a quitté Naples le 6 ou 7 septembre; le 18 septembre, 
        la flottille est dispersée par la tempête à hauteur 
        de Port-de-Bouc; la capture a lieu au large des côtes catalanes, 
        près de Cadaquès ou de Palamos. Qui dirige le navire des 
        Barbaresques? Un renégat albanais nommé Arnaut Mami. En 
        fait, il commande trois galères. Son lieutenant s'appelle Dali 
        Mami. Les Espagnols refusent de se rendre et le combat dure plusieurs 
        heures. Ils sont bientôt débordés, ont plusieurs morts 
        à déplorer, dont leur capitaine. Les survivants sont transférés 
        pieds et poings liés sur les galères algériennes. 
        Comme d'autres navires chrétiens apparaissent à l'horizon, 
        les Barbaresques abandonnent leur prise et s'enfuient avec leurs prisonniers. 
        Trois jours plus tard, c'est l'arrivée à Alger. Voici ce 
        qu'en dit Cervantès, en vers, dans La vie à Alger 
        (1):
 " 
        Quand j'arrivai captif et vis cette terre
 De 
        si triste renom qu'en son sein recèle
 Tant 
        de pirates qu'elle accueille et protège
 Je 
        ne pus retenir plus longtemps mes pleurs ".
 
        
          | (1).- Et voici ce que dit le père Dan d'Alger 
            au XVIIe siècle: " Cette ville, qui a toutes ses maisons 
            blanchies de chaux, dedans et dehors, paraît extrêmement 
            belle quand on l'aborde par mer. Car elle se présente insensiblement 
            à la vue, comme par certains degrés, et va toujours 
            en montant, à la façon d'un amphithéâtre. 
            Ce qui procède de ce qu'étant sur la pente d'une petite 
            colline, elle fait voir pleinement et à découvert toutes 
            les maisons qui n'ont pour toit que des terrasses, du haut desquelles 
            on a le plaisir de regarder la mer, sans que les bâtiments s'empêchent 
            l'un l'autre. Or, bien qu'elle soit carrée, elle paraît 
            bien moins large par le haut que par le bas ". En ce xvi' siècle, 
            Alger est une ville cosmopolite, c'est le moins que l'on puisse dire. 
            Voici ce qu'écrit le grand historien Ferdinand Braudel: " 
            Ces Corses d'Alger, que sont-ils? Quelques-uns des bagnards. D'autres, 
            marins et marchands, trafiquent dans le port. Mais plus d'un s'est 
            installé à demeure, parmi les riches renégats 
            de la ville: Hassan Corso ne sera-t-il pas un des " rois " 
            d'Alger? Vers 1568, un rapport espagnol parle de 6000 Corses, sur 
            un total de 10000 renégats à Alger. A la fin du siècle, 
            la ville regorge d'intermédiaires corses, agents efficaces 
            des rachats de captifs ", BRAUDEL (Ferdinand), La Méditerranée 
            au temps de Philippe II, A. Colin, 1950, |  Cervantès trouve une ville grouillante 
        qui vit de la piraterie. Les galères algériennes sont plutôt 
        des galiotes, c'est-à- dire qu'elles sont plus petites que les 
        européennes, plus fines et plus rapides. Une trentaine de ces galiotes 
        font fonctionner l'économie algéroise. Elles raflent les 
        navires chrétiens par centaines chaque année, ramènent 
        des milliers de captifs des côtes d'Espagne, d'Italie et des îles. 
        On négocie les marchandises pillées, on vend les esclaves 
        aux enchères. Cervantès semble avoir échappé 
        à cette humiliation puisqu'il échoit en partage à 
        Dali Mami, surnommé " El Cojo " (le boiteux), ceci sans 
        doute à cause des lettres trouvées sur lui qui font penser 
        qu'il est un personnage important.
 Dali Mami pense tirer une rançon de 500 écus d'or.
 L'esclavage à 
        Alger Je n'ai pas le récit de Cervantès, 
        mais je dispose de celui d'un écrivain espagnol nommé Emmanuel 
        d'Aranda, capturé en 1574 (donc un an avant Cervantès) et 
        qui fut longtemps captif. La vente des esclaves se faisait sur une place 
        appelée le Batistan. La valeur vénale de chaque esclave 
        dépendait de son lieu de naissance, de sa fortune présumée, 
        de son état de santé, de ses forces physiques (ou de sa 
        beauté et de son âge pour une femme). Voici le récit:
 
 " Le douzième de septembre (1574), on nous mena au marché 
        où l'on a coutume de vendre les chrétiens. Un vieillard 
        caduc, avec un bâton à la main, me prit par le bras et me 
        fait faire plusieurs fois le tour du marché. Ceux qui avaient envie 
        de m'acheter demandaient de quel pays j'étais, mon nom, ma profession. 
        Sur lesquelles demandes, je répondais avec des mensonges étudiés, 
        que j'étais natif du pays de Dunkerque, et soldat de profession. 
        Ils me touchaient les mains pour voir si elles étaient dures et 
        pleines de cals; outre cela, ils me faisaient ouvrir la bouche pour voir 
        si mes dents étaient assez bonnes pour briser le biscuit sur les 
        galères. Après quoi, ils me firent asseoir ainsi que mes 
        compagnons; et le vieillard, prenant le premier de la bande, fit trois 
        ou quatre fois avec lui le tour du marché en criant: " Qui 
        offre le plus? ". Le premier étant vendu, il passa à 
        un second, puis à un troisième, et continua ainsi jusqu'au 
        dernier ".
 
 " Ces esclaves appartenaient à toutes les nations chrétiennes, 
        même à la nation française, que son alliance avec 
        la Porte ottomane aurait dû mettre à l'abri de pareils outrages 
        ! Le rachat des esclaves s'accomplissait de trois manières: il 
        y avait premièrement la rédemption publique: c'était 
        celle qui se faisait aux dépens de l'État auquel appartenaient 
        les esclaves. Il y avait ensuite le rachat qui s'opérait par l'entremise 
        des religieux de la Merci, lesquels faisaient des quêtes dont le 
        montant était destiné à cette oeuvre de charité, 
        et enfin le rachat qui se faisait directement par les parents ou les amis 
        des captifs. La rançon une fois payée au propriétaire 
        de l'esclave, on exigeait ensuite une foule de redevances supplémentaires 
        à titre de droits divers, comme par exemple le droit de cafetan 
        du pacha, le droit du secrétaire d'État, le droit du capitaine 
        du port, le droit du bachi, ou gardien des portes du bagne, et mille autres 
        encore qui, réunis, finissaient par doubler le prix de la rançon 
        convenue.
 
 Les esclaves les plus malheureux étaient ceux qu'on employait 
        aux travaux publics. Nourris de pain grossier, de gruau, d'huile rance 
        et de quelques olives, il n'y avait que les plus adroits qui pouvaient, 
        par leur industrie, en travaillant pour leur compte, après le soleil 
        couché, se procurer quelquefois une meilleure nourriture et un 
        peu de vin. L'État leur accordait pour tout vêtement une 
        chemise, une tunique de laine à longues manches et un manteau. 
        Dans le principe, il n'y eut qu'un seul bagne affecté au logement 
        des esclaves, et il appartenait au pacha; mais bientôt les prises 
        furent si nombreuses qu'on en construisit cinq nouveaux. Chaque bagne 
        formait un vaste édifice distribué en cellules basses et 
        sombres, qui contenaient chacune quinze à seize esclaves. Une natte 
        pour quelques-uns, et la terre humide pour le plus grand nombre, leur 
        servait de lit. Ces lieux malsains étaient infestés de vermine, 
        d'insectes et de scorpions. On y logeait quelquefois cinq ou six cents 
        esclaves et, lorsque tous ne pouvaient être placés dans les 
        cellules, on les faisait coucher dans les cours ou sur les terrasses de 
        l'édifice. C'est là qu'étaient tenus les esclaves 
        qu'on appelait " le magasin ", c'est-à-dire esclaves 
        appartenant à l'État. Ceux-ci étaient le plus à 
        plaindre car, n'ayant pas de maîtres particuliers avec lesquels 
        on pût traiter de leur rachat, il leur était extrêmement 
        difficile, même avec de l'argent, de recouvrer leur liberté. 
        Un bachi en chef (gardien) était chargé de les surveiller; 
        il répondait d'eux ; aussi exerçait-il le plus souvent sa 
        surveillance d'une manière cruelle. Les esclaves qui appartenaient 
        à des particuliers, étaient généralement assez 
        bien traités, surtout ceux que l'on présumait rachetables. 
        Ils servaient comme domestiques dans la ville et travaillaient aux champs 
        dans la campagne; quelquefois même on ne les forçait pas 
        à travailler, à moins que leur rachat ne tardât trop 
        à s'effectuer ".
 
 Cervantès restera esclave à Alger jusqu'à son rachat 
        en 1580. Voici un dénombrement des galères qui étaient 
        au port d'Alger en 1588. Les lignes qui suivent sont du père Dan, 
        un des religieux chargés du rachat des esclaves :
 
 " Le Pacha qui était alors renégat hongrois nommé 
        lasset, avait sa galère de vingt-quatre bancs. Mami Arnaut, capitaine 
        de marine, avait la sienne de vingt et dix bancs. Morat, renégat 
        français, en avait une d'autant de bancs. Dely Mamy, renégat, 
        qui en avait une autre de vingt et dix bancs. Le grand Morat Rays, renégat 
        albanais, une de vingt et quatre bancs (il a donné son nom à 
        Birmandreïs : Bir Mourad Raïs). Ferer Rays, renégat génois, 
        une de dix-huit bancs. Morat Patrapillo, renégat espagnol, une 
        de vingt-deux bancs. Atapea Rays, turc de naissance, une de dix-huit bancs. 
        Arniza Rays, turc, une de vingt bancs. Morat Rays, dit " le Petit 
        ", renégat grec, une de dix-huit bancs. Mimicha, turc, une 
        de dix-huit bancs. Memet, renégat juif, une de quinze bancs. Mamy, 
        renégat vénitien, une de vingt-deux bancs. Mamy, renégat 
        corse, une de vingt bancs. Iasset Mentes, renégat sicilien, une 
        de vingt-deux bancs, etc... Et pour conclusion: Mamy, renégat calabrais, 
        une de vingt bancs. Par où l'on peut voir qu'il y avait alors en 
        Alger jusqu'au nombre de trente-cinq galères ou brigantines sans 
        y comprendre plusieurs frégates! ".
 
 Revenons, avec Emmanuel d'Aranda, à la langue que l'on parlait 
        à Alger entre maîtres et esclaves, le franco ou lingua franca.
 
 " Le lendemain, le soleil n'était pas encore levé, 
        quand le gardien entrant au Bain commença à crier: " 
        Surso cani, à baso canalla ", c'est-à-dire: " 
        Levez-vous chiens, en bas canailles " (ce fut le bonjour). Aussitôt 
        il nous fit marcher vers un faubourg appelé Babolet où nous 
        trouvâmes tous les outils pour faire des cordes et, sans demander 
        si nous savions le métier, il nous fallait travailler.
 Mon compagnon René Saldens et moi, nous devions tourner la roue, 
        ce que nous fîmes à toute force et diligence, parce que le 
        gardien criait continuellement: Forti, Forti; et nous pensions que cela 
        signifiait vite et en franco (c'est le langage commun entre esclaves et 
        Turcs et aussi entre les esclaves d'une nation à l'autre, c'est 
        un langage mêlé d'italien, d'espagnol, de français 
        et de portugais; autrement, il serait impossible de commander à 
        leurs esclaves car, en notre Bain entre 550 esclaves, on parlait vingt- 
        deux langages). Forti signifie doucement, et comme par son cri, il n'obtenait 
        pas ce qu'il voulait, il vint à grands coups de bâton nous 
        enseigner ce que voulait dire Forti. Nous fîmes ce métier 
        cinq ou six jours, et comme je n'étais pas accoutumé à 
        faire ce travail, retournant au Bain, je m'en allais coucher fort fatigué, 
        en haut sur la terrasse ".
 
 Quand les galères barbaresques arrivaient au port d'Alger, la ville 
        était en liesse, car c'était un signe de bonnes affaires 
        à venir. Voici ce qu'en dit Diego de Haëdo, un des religieux 
        chargés du rachat des captifs à l'époque de Cervantès:
 
 " Tout Alger est content, parce que les négociants achètent 
        des esclaves et des marchandises achetées par eux, et que les commerçants 
        vendent aux nouveaux débarqués tout ce qu'ils ont en magasin 
        d'habits et de victuailles: on ne fait rien que boire, manger et se réjouir; 
        les raïs logent dans leurs maisons les Levantins qu'ils aiment le 
        mieux et, pour se les affectionner, tiennent table ouverte pour eux. Ils 
        habillent richement leurs pages de damas, satin et velours, chaînes 
        d'or et d'argent, poignards damasquinés à la ceinture et, 
        en un mot, les parent plus coquettement que si c'étaient de très 
        belles dames, tirant vanité de leur nombre et de leur beauté, 
        et les envoyant promener par troupes à travers la ville, se procurant 
        ainsi des jouissances d'amour-propre ".
 
 Pour en terminer avec une digression qui nous éloigne un peu de 
        Miguel de Cervantès, je citerai un extrait des Feuillets d'El-Djezaïr, 
        publiés par Henri Klein qui fonda en 1905 la Société 
        du Vieil Alger, laquelle s'était donné mission de sauvegarder 
        ce qui subsistait
 encore de l'Alger musulman.
 
 " Il y eut un bagne sur l'emplacement du n° 11 de l'actuelle 
        rue Bab-Azoun. Dans la grande salle, près des latrines, se trouvait 
        une cuve à eau à l'usage des prisonniers. Près de 
        la porte d'entrée, un cabinet rempli de chaînes. Les fenêtres, 
        que les Turcs avaient au début murées, furent dans la suite 
        ouvertes pour aérer cette salle infecte. Mais ces fenêtres, 
        jamais closes, donnaient, l'hiver, accès au vent et à la 
        pluie. En ce lieu de désolation, les esclaves au retour de leur 
        travail, demeuraient enchaînés deux à deux. Ils couchaient 
        par terre sur des peaux de mouton. Chacun recevait par jour, deux pains 
        noirs pour sa nourriture. Pour la moindre faute, les prisonniers étaient 
        cruellement bâtonnés. Un esclave qui essayait de s'enfuir 
        était d'abord exposé au bagne, les mains liées derrière 
        le dos. On le conduisait ensuite à la marine où 500 coups 
        de bâton lui étaient donnés. La plupart des patients 
        s'évanouissaient au quarantième ou cinquantième coup. 
        Beaucoup mouraient à la fin du supplice ".
 
 Voici la ville dans laquelle arrive notre héros. Il va y vivre 
        cinq longues années de captivité.
 
 Donc, Dali Mami le boiteux demande une rançon considérable, 
        soit 500 écus d'or.
 
 Dans les grandes lignes, la captivité de Cervantès est assez 
        connue par les enquêtes de 1578 et 1580, par les démarches 
        entreprises par la famille des deux captifs (Miguel et son frère 
        Rodrigo), grâce aussi à la Topographia e historia general 
        de Argel, publiée sous le nom de Fray Diego de Haêdo, mais 
        que certains biographes attribuent au docteur Antonio de Sosa, compagnon 
        de captivité de l'écrivain.
 
 Quoi qu'il en soit, nous ne savons que peu de chose sur la façon 
        dont Miguel a vécu ces années de l'intérieur.
 
 Cependant, écoutons-le parler:
 
 " Je (fus) enfermé dans la prison que les Turcs appellent 
        bagne, où ils gardent tous les captifs chrétiens, aussi 
        bien ceux du roi que ceux des particuliers, et ceux encore qu'on appelle 
        de l'almacéen, comme on dirait de la municipalité, parce 
        qu'ils appartiennent à la ville et servent aux travaux publics. 
        Pour ces derniers, il est difficile que la liberté leur soit rendue; 
        car, étant à tout le monde, et n'ayant point de maître 
        particulier, ils ne savent avec qui traiter de leur rançon, même 
        quand ils en auraient une. Dans ces bagnes, comme je l'ai dit, beaucoup 
        de particuliers conduisent leurs captifs, surtout lorsque ceux-ci sont 
        pour être rachetés, parce qu'ils les y tiennent en repos 
        et en sûreté jusqu'au rachat. Il en est de même des 
        captifs du roi, quand ils traitent de leur rançon; ils ne vont 
        point avec les autres au travail de la chiourme parce que alors, pour 
        les forcer d'écrire d'une manière plus pressante, on les 
        fait travailler et on les envoie comme d'autres chercher du bois, ce qui 
        n'est pas une petite besogne. J'étais donc parmi les captifs de 
        rachat; car, lorsqu'on sut que j'étais capitaine, j'eus beau déclarer 
        que je n'avais ni ressource ni fortune, cela n'empêcha point qu'on 
        ne me rangeât parmi les gentilshommes et les gens à rançon. 
        On me mit une chaîne, plutôt en signe de rachat que pour me 
        tenir en esclavage, et je passais ma vie dans ce bagne, avec une foule 
        d'hommes de qualité désignés aussi pour le rachat. 
        Bien que la faim et le dénuement nous tourmentassent quelquefois, 
        et même à peu près toujours, rien ne nous causait 
        autant de tourment que d'être témoins des cruautés 
        inouïes que mon maître exerçait sur les chrétiens. 
        Chaque jour, il en faisait pendre quelques-uns; on empalait celui-là; 
        on coupait les oreilles à celui-ci et cela pour si peu de chose, 
        ou plutôt tellement sans motif, que les Turcs eux-mêmes reconnaissaient 
        qu'ils ne faisaient le mal que pour le faire et parce on que son humeur 
        naturelle le portait à être le meurtrier de tout le genre 
        humain ".
 
 Miguel semble avoir connu une relative oisiveté pendant les premiers 
        mois. Il la met à profit pour observer ceux qui l'entourent, ce 
        qui lui permettra de nous préciser l'organisation politique du 
        pays : le Diwan (conseil du sultan), l'Odjaq (milice des janissaires), 
        la Taifa des raïs (corporation des corsaires). C'est une société 
        ouverte à condition de se convertir à l'islam. Au sommet 
        sont les Turcs. Avec eux les corsaires, issus de toutes les nations. En 
        bas, les captifs, environ 25 000 en permanence selon Haêdo, sans 
        compter les esclaves noirs. Entre le sommet et le bas de la société, 
        une série de collectivités, un monde bariolé. Cervantès 
        porte des jugements nuancés: il fustige ceux qui abandonnent leur 
        foi et il exalte l'héroïsme des martyrs tel Miguel de Aranda, 
        prêtre valencien, lapidé et brûlé sous ses yeux. 
        Il évoque la relative (très relative) tolérance dont 
        les Turcs font preuve à l'égard des captifs.
 
 Dans Les bagnes d'Alger, il dit:
 " 
        Ces chiens dépourvus de foi
 Nous 
        laissent, comme tu vois,
 Garder 
        notre religion;
 Et 
        dire notre messe
 Ils 
        nous laissent liberté
 Quoique 
        ce soit en secret ".
 
 Ceci dit, Cervantès, une fois passé le désespoir 
        du début de sa captivité, songe à s'évader. 
        Que fait-il dire au captif (c'est-à-dire lui-même) dans Don 
        Quichotte?
 
 Je pensais, une fois dans Alger, chercher d'autres moyens d'arriver 
        à ce que je désirais tant, car jamais l'espoir de recouvrer 
        la liberté ne m'abandonna; et quand, en ce que j'imaginais ou mettais 
        en oeuvre, le succès ne répondait pas à l'intention, 
        aussitôt, sans m'abandonner à la douleur, je me forgeais 
        une autre espérance qui, toute faible qu'elle fût, soutint 
        mon courage ".
 
 Dès janvier 1576, il pense gagner à pied le presidio (garnison) 
        espagnol d'Oran, à environ 400 km à l'ouest d'Alger.
 
 Voici son récit à la troisième personne: " Il 
        demanda à un Maure de les emmener à Oran par voie de terre, 
        lui et les autres chrétiens. Ce Maure les fit sortir d'Alger et, 
        au bout de quelques étapes, les abandonna, si bien qu'il lui fallut 
        retourner à Alger et regagner le bagne; et il fut dès lors 
        encore plus maltraité que par le passé, frappé à 
        coups de bâton et chargé de chaînes ".
 
 Cervantès a la chance d'échapper au pal ou autre supplice, 
        car les évadés étaient cruellement punis. Il a dû 
        être épargné compte tenu de ses hautes relations. 
        Des captifs rachetés préviennent en Espagne la famille des 
        deux frères Cervantès qui s'active, mais il lui est impossible 
        de réunir une telle rançon. Léonor, la mère 
        des deux captifs, se fait alors passer pour veuve et s'adresse au Conseil 
        de la Croisade. Elle réussit à obtenir le 16 novembre 1576, 
        un prêt de 60 ducats pour payer le rachat de ses fils. Trois moines, 
        Fray Jorge de Olivar, Fray Jorge de Ongay et Fray Jeronimo Antich partent 
        pour Alger où ils arrivent le 20 avril 1577, transportant avec 
        eux une grosse somme d'argent et des marchandises. À leur arrivée, 
        Dali Mami porte la rançon de Miguel à 500 ducats. Cervantès 
        prend alors une belle et généreuse décision: il renonce 
        à son droit d'aînesse et fait racheter son frère dont 
        la valeur est estimée par le pacha, son maître, à 
        300 ducats. Il charge cependant Rodrigo de trouver, dès son arrivée 
        en territoire espagnol, un marin assez audacieux pour venir de nuit, à 
        bord d'une frégate, chercher quelques captifs évadés. 
        C'était une entreprise des plus hasardeuses. Vers la fin de février 
        1577, une occasion se présente à Miguel.Mami Arnaut (je 
        rappelle au lecteur que ce renégat albanais s'était signalé 
        par ses atrocités), le maître de Miguel, s'était absenté 
        pour se rendre à Istanbul. Voici la relation des faits : un renégat 
        grec possédait à trois milles au sud-est d'Alger, un vaste 
        jardin qu'il faisait cultiver par un esclave navarrais, lequel esclave 
        avait réussi à creuser dans l'endroit le moins fréquenté 
        du jardin, 1 un souterrain qui aboutissait au bord de la mer. Cervantès 
        était au courant et, à la fin de février 1577, il 
        s'évada de la maison de son maître et se rendit au souterrain 
        où il se cacha avec la complicité du jardinier Juan. D'autres 
        esclaves en fuite le rejoignirent bientôt et, à la fin août, 
        ils étaient quinze, tous espagnols, tous résolus. Cervantès 
        s'imposa comme chef de cette petite communauté. Quant au jardinier, 
        il veillait à la sécurité et donnait l'alarme au 
        moindre danger. Un autre esclave, que l'on appelait El Dorador (le doreur), 
        avait chez son maître un emploi qui lui permettait de circuler assez 
        librement. Il était chargé de se procurer des vivres et 
        réussissait à ravitailler le groupe. Il était défendu 
        à tous les autres de se montrer de jour hors du souterrain et ils 
        ne sortaient que de nuit.
 
 Début septembre, Cervantès apprit qu'un esclave majorquais 
        nommé Viana, avait été racheté et allait regagner 
        sa patrie. Viana était courageux, entreprenant; excellent marin, 
        il connaissait les côtes des environs d'Alger. Cervantès 
        le contacta et lui remit une lettre destinée au vice-roi de Majorque, 
        lettre dans laquelle étaient exposées et la situation des 
        captifs et leur extrême détresse. Viana s'engagea à 
        armer un petit navire que le vice-roi lui fournirait et à venir 
        chercher les évadés. Il tint parole. Le 28 septembre, il 
        manoeuvrait à hauteur d'Alger avec un brigantin que le vice-roi 
        lui avait confié. Le soir du 28, il s'approcha de la côte. 
        Il essaya de débarquer, mais quelques indigènes le virent 
        et donnèrent l'alarme. Viana fut contraint de reprendre le large, 
        décidé à faire une autre tentative.
 
 Cervantès et ses compagnons ignoraient tout cela. Hélas 
        ! Un fait nouveau se produisit: El Dorador alla se présenter au 
        pacha d'Alger, lui déclarant qu'il embrassait la religion islamique 
        et, pour manifester la sincérité de ses convictions, il 
        dénonça les fugitifs. Le pacha envoya un groupe de soldats 
        qui ramenèrent Cervantès et ses compagnons chargés 
        de chaînes.
 
 Miguel, redoutant la colère du musulman, décida de se proclamer 
        seul coupable : " si c'est un crime à tes yeux d'avoir 
        cherché à briser nos fers, je suis le seul à punir. 
        Épargne mes frères. Tu le dois puisque c'est moi qui les 
        ai entraînés là ".
 
 Le fait demeure que Miguel eut la vie sauve après avoir été 
        insulté et menacé de tortures et de mort.
 
 L'affaire ne fera qu'une seule victime, le malheureux jardinier Juan qui 
        mourut dans d'atroces souffrances. Cervantès, pour sa part, fut 
        emprisonné au bagne pendant cinq mois, chargé de chaînes.
 
 À peine libéré, Miguel récidiva en mars 1578. 
        Voici ce qu'il écrit en parlant de lui à la troisième 
        personne :
 " Alors qu'il était emprisonné, il envoya en secret 
        un Maure à Oran, porteur d'une lettre adressée au marquis 
        Don Martin de Cordoba, gouverneur d'Oran, ainsi qu'à d'autres gens 
        de qualité qu'il comptait parmi ses amis et relations afin qu'ils 
        lui dépêchassent à Alger, en compagnie dudit Maure, 
        un ou plusieurs espions avec des personnes de confiance pour l'emmener 
        lui et trois gentilshommes d'importance que le Roi tenait enfermés 
        dans son bagne ".
 
 Puis plus loin, il écrit:
 
 " Mais le Maure en question fut interpellé par d'autres 
        Maures à l'entrée d'Oran et, vu les soupçons que 
        leur inspiraient les lettres qu'ils trouvèrent sur lui, ils s'emparèrent 
        de lui et le menèrent à Alger devant Hassan Pacha. Celui-ci, 
        ayant pris connaissance des lettres et voyant qu'elles portaient le nom 
        de Miguel de Cervantès, fit empaler le Maure qui mourut courageusement 
        sans rien dire. Quant audit Miguel de Cervantès, il ordonna qu'on 
        lui donnât deux mille coups de bâton ".
 
 Deux mille coups? C'est la mort assurée car les os sont brisés 
        bien avant! Un témoin dit de l'affaire: " si on ne les 
        lui donna pas, c'est parce que certains s'entremirent efficacement ". 
        Cette phrase nous laisse sur notre faim! Le captif reste discret, il constate 
        simplement (toujours à la troisième personne): " Jamais 
        Hassan Aga ne lui donna un coup de bâton, ni ne lui en fit donner 
        tandis qu'à chacune des nombreuses tentatives que faisait le captif, 
        nous craignions tous qu'il ne fût empalé, et lui- même 
        en eut la peur plus d'une fois ".
 
 On a supposé l'intervention de Dali Mami qui ne voulait pas voir 
        sacrifier un esclave de prix. On a supposé aussi l'intervention 
        de la fille d'Agi Morato éprise de Miguel. C'est oublier que l'esclave 
        chrétien surpris en relation amoureuse avec une musulmane, était 
        exécuté sauf à se convertir à l'islam, ça, 
        c'est l'explication romanesque ! Il est possible aussi qu'il y ait eu 
        intervention directe d'Agi Morato (Hayya Mourad), personnage important 
        à Alger parce que très riche et parce que " hadji " 
        (pèlerin de La Mecque); Agi Morato était à Alger 
        l'émissaire du Grand Turc et agent secret à ses heures.
 Mais pourquoi cet individu se serait-il compromis pour défendre 
        Miguel?
 
 En Espagne, une des deux soeurs de Miguel, Andréa, va remettre 
        à un marchand valencien en juin 1578, la somme de 100 ducats pour 
        le rachat du captif. Mais le marchand, Hernando de Torrès, n'accomplira 
        pas sa mission.
 
 La mère de Miguel est infatigable. En juillet 1578, elle participe 
        à une opération commerciale qui consiste à exporter 
        à Alger - avec autorisation du Conseil de Guerre - 8000 ducats 
        de marchandises. En novembre, elle reçoit une autorisation pour 
        2000 ducats seulement. Mais, toute cette affaire échoue finalement. 
        Le captif va vivre à Alger un quatrième hiver. Entre-temps, 
        il faut signaler la mort de Don Juan d'Autriche, victime du typhus à 
        Namur le 1er octobre 1578.
 
 Entre mai 1578 et septembre 1579, nous ne savons presque rien du captif. 
        Signalons une pétition adressée à Hassan en octobre 
        1578 pour la libération du moine rédempteur Fray Jorge de 
        Olivar, retenu en otage. Sur le document, figure la signature de Cervantès.
 
 On peut supposer qu'il connaît des moments d'abattement: " 
        Que tu es chère à avoir, ô douce Espagne ", écrit-il 
        dans Les Bagnes d'Alger, avec une nostalgie lancinante. Dans son oeuvre 
        La vie à Alger, il défend la foi catholique et fustige les 
        renégats une fois de plus.
 
 Le docteur Sosa - alias (affirment certains auteurs) Fray Diego de Haêdo 
        - dit de Cervantès qu'il " s'occupait souvent à 
        composer des vers à la louange de notre Seigneur, de sa bienheureuse 
        Mère et du Très Saint-Sacrement, ainsi qu'à écrire 
        d'autres uvres de dévotion sur des sujets sacrés. 
        Il m'a d'ailleurs entretenu en particulier de certaines d'entre elles 
        et me les a fait parvenir afin de me les soumettre ".
 
 Au bagne, Cervantès fréquente des prêtres, des magistrats, 
        des religieux, des gentilshommes, des officiers, en somme une élite.
 
 En octobre 1579, il fait une quatrième tentative d'évasion 
        : son projet était d'armer sur place une frégate de douze 
        bancs de rameurs avec soixante passagers, " la fine fleur des 
        captifs ". Un renégat andalou nommé Giron (mais 
        son nom était Abderrahmane à Alger), prétendait rentrer 
        en Espagne. Un Vénitien, Onofre Exarque, était le bailleur 
        de fonds. Hélas ! Un autre renégat florentin, Cayban, alla 
        tout raconter à Hassan; récit dénonciateur confirmé 
        par Juan Blanco de Paz, un dominicain défroqué, né 
        de parents judéomorisques, qui agit sans doute par haine ou par 
        jalousie.
 
 Une fois de plus Cervantès se déclare seul responsable et 
        comparaît devant Hassan, mains liées et corde au cou. On 
        lui laisse la vie, mais on l'incarcère cinq mois dans le palais 
        du " roi ". Chose curieuse, lors du retour de Dali Mami à 
        Alger, Hassan lui rachète Miguel au prix de 500 écus d'or.
 
 À en croire un des témoins, Cervantès doit son salut 
        à un ami du pacha, le corsaire murcien Morat Raïs, dit Maltrapillo. 
        Certains auteurs avancent l'idée que Cervantès étonnait 
        Hassan par l'ascendant qu'il avait sur les hommes en général.
 
 En attendant, la mère de Miguel, Léonor de Cortinas, réussissait 
        à obtenir l'argent et remettait à Fray Juan Gil une somme 
        de 300 ducats pour le rachat de son fils âgé de 33 ans. Les 
        Trinitaires rédempteurs ajoutèrent 45 ducats.
 
 Le 29 mai 1580, Fray Juan Gil arrive à Alger avec Fray Anton de 
        la Bella. La ville se remet à peine d'un terrible hiver et la famine 
        a tué plusieurs milliers d'habitants. Alger est inquiète 
        du rassemblement des troupes espagnoles à Badajoz et à Cadix.
 
 Cependant les discussions avec Hassan piétinent car la course bat 
        son plein et les raïs sont en mer. En août, les Rédempteurs 
        rachètent une centaine de captifs, mais il en reste tant! Hassan 
        propose alors un prix " sacrifié ", la vente de l'élite 
        de ses esclaves au prix de 500 écus par tête, à l'exception 
        de Jeronimo de Palafox estimé à 1000 écus.
 
 Pour Miguel, les Trinitaires donnent les écus dont ils disposent 
        et ajoutent 220 écus pris sur le fonds général.
 
 Le 19 septembre, alors que les esclaves, dont Miguel, sont déjà 
        enchaînés aux bancs de la galère, Fray Juan Gil verse 
        la rançon. Il s'en est fallu de peu que Cervantès ne partit 
        enchaîné pour *le Constantinople d'où il ne serait 
        pas revenu. Le voici enfin libre à Alger.
 
 Avant de quitter Alger, il veut mettre les choses au point car il doit 
        faire face à une campagne de diffamations menée par Blanco 
        de Paz, où il est accusé de choses " vicieuses et 
        laides ".
 
 Aussi, dès le 10 octobre, il fait procéder à une 
        enquête (2) avec audition de douze témoins - celle-ci démontrera 
        l'inanité des accusations portées contre lui.
 
 Les témoins l'on vu " vivre en bon chrétien, soucieux 
        du renom de Dieu et se confesser et communier aux jours accoutumés; 
        et s'il a parfois eu commerce avec les Maures et les renégats, 
        il a toujours défendu la sainte foi catholique et nombreux sont 
        ceux qu'il a réconfortés et exhortés à ne 
        pas devenir maures ou se faire renégats ".
 
 Quatorze jours plus tard, le 24 octobre 1580, il s'embarqua avec cinq 
        autres rachetés sur un navire espagnol et, le 27, il est en vue 
        des côtes d'Espagne qu'il avait quittées onze ans auparavant.
 
 J'emprunterai sa conclusion à Jean Canavaggio: " Ce que 
        Miguel ne reniera jamais, c'est la leçon qu'il a tirée de 
        son expérience algéroise. Elle ne lui a pas seulement ouvert 
        des horizons nouveaux, elle l'a aidé au contact de l'adversité 
        à se révéler aux autres autant qu'à lui-même. 
        À ce titre, elle a été le creuset où, après 
        Lépante, s'est forgé son destin personnel ".
 
         
          | Tout individu qui rentrait en Espagne après 
            un séjour chez les Barbaresques, faisait l'objet d'une longue 
            et minutieuse enquête avec audition de témoins que l'on 
            recherchait pour connaître la conduite de l'homme pendant sa 
            captivité. Certains renégats prenaient leurs précautions 
            cependant; voici ce qu'en dit Cervantès dans Le Captif: " 
            Certains renégats, désireux de retourner en pays chrétien, 
            ont coutume de se munir d'attestations de captifs de qualité, 
            où ceux-ci certifient le mieux qu'ils peuvent, que le porteur 
            est homme de bien ayant toujours protégé les chrétiens 
            et qu'il a l'intention de s'enfuir à la première occasion 
            propice. Il en est qui se procurent ces certificats dans de bonnes 
            intentions; d'autres s'en servent à tout hasard et par ruse, 
            de sorte que, venus razzier en terre chrétienne, si par aventure 
            ils s'égarent ou sont faits prisonniers, ils sortent alors 
            leurs certificats et disent que ces documents démontrent le 
            but de leur venue, qui était de rester en pays chrétien, 
            unique raison pour laquelle ils étaient partis en course avec 
            le reste des Turcs. Ils échappent de la sorte à l'imprévu 
            de ce premier péril, se réconcilient impunément 
            avec l'Église et, à la première occasion qui 
            se présente, retournent en Barbarie pour y redevenir ce qu'ils 
            étaient auparavant. D'autres cependant, tirent profit de ces 
            papiers qu'ils se sont procurés dans de bonnes intentions, 
            pour rester en terre chrétienne ". |  Bibliographie:- GALLIBERT (Léon), L'Algérie ancienne et moderne, 1840.
 - GOSSE (Philip), Histoire de la piraterie.
 - CANAVAGGIO (Jean), Cervantès.
 - GAUTIER (Léon), La Chevalerie.
 - BRAUDEL (Ferdinand), La Méditerranée au temps de Philippe 
        II.
 - DUMONT (Jean), Isabelle la Catholique.
 - DUMONT (Jean), Lépante.
 - GOUBERT (Pierre), Histoire de France.
 - MEYER (Jean), La France moderne.
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