| VIII  ---------------Une 
        expérience de coopération franco-musulmane.
 --------- CES pages, je l'ai dit, sont témoignage 
        d'expériences vécues.
 --------- Comme d'autres, j'ai connu et fréquenté, 
        un temps, le clan de ceux qu'on a désignés depuis comme 
        celui des "ultras ". Tout ce qu'ils disent et pensent encore 
        je l'ai à certain moment partagé, dit, pensé et écrit 
        avec une conviction non moins grande que la leur jusqu'au moment où, 
        à explorer de toutes parts le problème algérien, 
        j'ai compris ce qu'il était vraiment : un problème simplement 
        humain. Il n'y a que des problèmes humains en Algérie. Ici 
        comme partout ailleurs, les hommes naissent, souffrent, espèrent 
        ou désespèrent et ici comme partout ailleurs, cet ensemble 
        de joies et de souffrances, d'espoir et de désespoir, s'appelle 
        la Vie.
 --------- Du jour où, après 
        avoir erré, méprisé et quelquefois haï, comme 
        tant d'autres le font encore, j'ai pris conscience de cette réalité, 
        j'ai réformé tous mes jugements. Dès cet instant, 
        contre vents et marées, sans souci de l'injure et de l'injustice, 
        j'ai suivi le chemin du coeur qui, en Algérie, est aussi celui 
        de la raison.
 --------- Certes, il m'en a coûté 
        ce que d'autres eussent appelé une carrière politique. Je 
        ne le regrette pas.
 --------- Dieu a créé les pays 
        pour les hommes et nous sommes les hommes de ce pays. Il importe peu que 
        l'un d'entre eux tombe sur la piste s'il contribue à l'ouvrir. 
        Le principal est que la piste existe et que d'autres s'y engagent, s'y 
        rassemblent pour procéder vers un idéal et des horizons 
        nouveaux qui sont ceux de justice et d'amour.
 --------- BARRÈS ne disait-il pas 
        : " Il faut être un conciliateur. Mieux vaut risquer 
        sa vie à rassembler ceux qui se croient des adversaires "?
 --------- Appelé le 4 mai 1953 à 
        administrer la ville d'Alger, ce fut dans cet esprit que je constituai 
        l'équipe qui devait me seconder pour la gérer et durant 
        cinq ans ce furent, en dépit du climat atroce dans lequel vécut 
        la ville, les principes qu'ensemble nous nous acharnâmes à 
        maintenir.
 --------- En m'installant à la mairie 
        d'Alger le 4 mai 1953 avec les trente-six membres européens de 
        mon équipe, élue au premier collège, je trouvais 
        pour compléter le Conseil légalement composé de soixante-deux 
        membres les vingt-cinq conseillers musulmans élus indépendamment 
        dans le deuxième collège.
 --------- Ces derniers, tous nationalistes, 
        membres du parti de Messali Hadj, dit M.T.L.D. (ou Mouvement du triomphe 
        des libertés démocratiques), avaient comme tête de 
        file un avocat algérois apparenté aux principales familles 
        de la bourgeoisie musulmane d'Alger, ABDERRAHMANE KIOUANE.
 --------- Le problème s'est immédiatement 
        posé pour moi de savoir comment cohabiter avec des élus 
        dont plusieurs avaient d'ailleurs fait partie de la municipalité 
        précédente et qui pouvaient être considérés, 
        vu leurs opinions extrémistes, comme susceptibles de rendre difficile 
        la tenue des assemblées municipales.
 --------- Je priai donc Me Kiouane et une 
        délégation de sa liste de venir s'entretenir avec moi pour 
        faire le point et, sur leur acceptation, je leur exposai que la municipalité 
        était composée tant dans le premier que dans le deuxième 
        collège d'éléments venus des horizons politiques 
        les plus différents et que, de ce fait, si nous voulions faire 
        oeuvre constructive dans la cité, il était nécessaire 
        que l'on ne discutât jamais de politique, ni au Conseil municipal, 
        ni à l'intérieur de la mairie.
 --------- J'insistai sur la nécessité 
        d'administrer la preuve que des hommes d'idéologies aussi opposées 
        pouvaient trouver dans l'esprit de cité un dénominateur 
        commun et un point de rencontre, ce qui impliquait que toutes raisons 
        de discussions et de divisions étant écartées, nous 
        conjuguions nos efforts pour faire d'Alger une ville capitale et y accomplir 
        sur le plan social une grande oeuvre humaine.
 --------- Me Kiouane au nom de tous ses collègues
 approuva mon point de vue et s'engagea à oeuvrer au Conseil municipal 
        dans le seul sens de l'intérêt de la cité sans jamais 
        y mêler de politique.
 --------- Ce pacte devait être fidèlement 
        observé par tous les membres musulmans du Conseil municipal jusqu'à 
        leur disparition dans la tourmente.
 --------- Mieux encore, leur fidélité 
        à ce pacte devait être flétrie par Messali Hadj dans 
        deux documents qui condamnèrent Kiouane et ses collègues 
        pour " collaboration " et " déviationnisme ". 
        Le congrès extraordinaire du M.T.L.D. réuni les 14, 15 et 
        16 juillet 1954 en Belgique devait sanctionner cette condamnation par 
        leur exclusion du parti.
 --------- Dans son " Message " 
        adressé de Niort " aux
 militants du Mouvement national algérien, aux sympathisants, aux 
        étudiants et aux commerçants de la région parisienne 
        et de toutes les villes de France ", Messali Hadj déclarait 
        :
 
 --------" 
        Voici d'ailleurs quelques faits caractéristiques 
        de cette politique déviationniste :
 --------Après 
        les événements du 14 Juillet qui ont profondément 
        indigné le peuple algérien et même l'opinion publique 
        française, il était normal que le parti mobilise toutes 
        ses forces pour mener une campagne, d'abord pour flétrir la machination 
        policière et ensuite pour préparer un plan d'action pour 
        un temps déterminé afin de poser le problème algérien 
        dans son ensemble, sans oublier de proclamer l'objectif suprême 
        du Mouvement national algérien.
 --------Si 
        la bureaucratie avait voulu, il était certainement possible, à 
        ce moment-là, après les massacres du 14 juillet, d'élever 
        le problème algérien à celui de la Tunisie et du 
        Maroc devant l'opinion internationale.
 --------Non 
        seulement rien de tout cela n'a été fait, mais nous avons 
        constaté que nos élus au conseil municipal d'Alger n'ont 
        même pas élevé une protestation, sous prétexte 
        de ne pas gêner, soi-disant, la politique de réformes en 
        cours décidée par le maire Jacques Chevallier.
 --------Sans 
        doute, c'est pour la même raison que le budget colonialiste de la 
        ville d'Alger a été voté par nos élus. Cette 
        attitude jamais vue jusqu'à maintenant dans notre mouvement a étonné 
        le peuple, nos adversaires et nos amis politiques. Par contre elle a réjoui 
        la presse colonialiste qui a commenté ce fait comme un événement 
        extraordinaire et jamais vu en Algérie.
 --------L'avocat 
        Kiouane, membre de la Direction et adjoint au maire, a prononcé 
        à cette occasion un discours pour justifier le vote du budget colonialiste 
        en déclarant qu'une nouvelle ère de compréhension 
        et de rapprochement a vu le jour à la mairie d'Alger.
 --------Cela 
        paraît incroyable et impensable, tellement c'est ahurissant et contraire 
        aux principes du parti. "
 --------Et dans 
        un autre document visant la politique électorale ne déclarait-il 
        pas : --------" 
        Si Kiouane et Abdelhamid, membres de la direction du parti, n'ont élevé 
        aucune protestation à la mairie quand nos frères furent 
        assassinés à la manifestation du 14 Juillet 1953 à 
        Paris, c'est certainement pour ne pas déplaire à M. Chevallier. 
        De même, lorsque ce dernier a fait l'éloge de la colonisation 
        française devant maints journalistes américains venus enquêter 
        sur le problème algérien.--------Si 
        ces élus ont procédé à des évacuations 
        de taudis et 
        de bidonvilles et en ont chargé un vieux militant BOUDJEROUDI, 
        alors que cette besogne est confiée habituellement à des 
        policiers, sous prétexte de mesures d'hygiène et de santé 
        publique, c'est encore pour les mêmes raisons.
 --------Cet 
        acte inqualifiable a soulevé une profonde indignation parmi la 
        population et nos militants. Une bagarre entre élus et militants 
        faillit éclater à la place de Chartres à ce sujet.
 --------Qui 
        aurait dit cela et aurait pensé à une telle dégradation?
 --------Que 
        voulez-vous, on ne refuse plus rien à M. Chevallier et le train 
        de la collaboration mène encore plus loin. "
 
 --------Messali 
        n'a-t-il pas dit aussi dans une interview accordée à un 
        journaliste suisse : " Le néo-colonialisme 
        que représente Jacques Chevallier, maire d'Alger, est plus intelligent 
        que le colonialisme classique : c'est pourquoi il est aussi plus dangereux 
        "?
 --------La 
        définition du néo-colonialisme était d'autre part 
        donnée le Ier octobre 1954 sous la signature d'ABDELGHANI dans 
        la Nation Algérienne, organe central du M.T.L.D. édité 
        à Alger, 11, rue Marengo, dans un article intitulé " 
        Face au néo-colonialisme ".
 
         
          | --------" 
              Les Algériens constatent, depuis des mois, les manifestations 
              d'une nouvelle orientation politique prônée par une 
              partie des colonialistes français. Il s'agit de ce que l'on 
              appelle maintenant couramment le néo-colonialisme.--------Le 
              néo-colonialisme se présente en Algérie, en 
              gros, sous les aspects d'une politique tendant à conserver 
              le régime colonialiste en l'adaptant, sur des plans secondaires, 
              à une situation créée par le Mouvement national. 
              Il vise à faire durer le colonialisme en tenant le raisonnement 
              suivant : " En satisfaisant 
              certaines revendications des Algériens, sur le plan social 
              notamment, en mettant un frein à la répression et 
              en essayant de camoufler les aspects les plus criards des injustices 
              fondamentales du colonialisme, nous parviendrons à émousser 
              la combativité des masses algériennes en leur enlevant 
              des raisons de mécontentement et nous contribuerons à 
              les chloroformer. "
 --------Le 
              propre du néo-colonialisme est de nier l'existence du problème 
              national algérien et de se présenter ouvertement comme 
              constituant la seule politique capable de défendre la " 
              souveraineté française ", ainsi que les intérêts 
              et privilèges colonialistes. C'est la politique du " 
              cédons sur le détail pour préserver l'essentiel 
              ".
 --------Le 
              néo-colonialisme se caractérise par des signes indiquant 
              que son apparition est la conséquence des pressions des masses 
              algériennes. --------Il 
              cède - certes, pour ne pas tout perdre - mais il cède 
              quand même parce que pris à la gorge. C'est un phénomène 
              politique qui rejoint et se confond avec celui de l'apparition en 
              France de forces politiques groupées autour de ce que l'on 
              appelle " la bourgeoisie intelligente " qui tend à 
              adapter - dans le cadre de la coalition atlantique et du système 
              capitaliste - son action à des situations créées 
              par la poussée du mouvement démocratique et ouvrier 
              français.
 --------" 
              La bourgeoisie intelligente " en France et le néo-colonialisme 
              en Algérie sont l'expression d'une recherche de solutions 
              intermédiaires et limitées tendant à colmater 
              un front d'intérêts fortement ébranlé. 
              C'est là que se trouvent les raisons profondes de la participation 
              de Jacques Chevallier au gouvernement Mendès-France.
 --------Le 
              néo-colonialisme est une politique nettement tracée 
              et mûrement réfléchie avec ses grands théoriciens 
              dont François Mitterrand. Il ne constitue pas comme certains 
              semblent le croire une simple somme d'expédients politiques. 
              Il a ses objectifs bien déterminés, à savoir 
              : désorienter le mouvement national, le détourner 
              de la voie de la libération, l'empêcher de s'unir. 
              "
 |  --------Quelles 
        qu'aient été les attaques ou les interprétations 
        données par les extrêmes de cette collaboration loyale sur 
        le strict plan des intérêts de la cité, une conclusion 
        s'impose : des hommes venus d'horizons aussi différents pouvaient, 
        après avoir discuté les yeux dans les yeux, découvrir 
        un terrain de coopération libre de toute contraintephysique ou morale pour assurer la prospérité de la cité.
 --------C'est 
        ainsi qu'en commun, Européens et musulmans réunis, nous 
        avons fait ensemble de la ville d'Alger ce qu'elle est devenue depuis 
        cinq ans : une capitale.
 --------Il 
        était nécessaire de souder ces édiles décidés 
        à oeuvrer ensemble par une mystique, édilitaire celle-là, 
        et pouvait-on en imaginer de meilleure que celle préconisée 
        par SAINT-EXUPÉRY pour réunir les hommes : " Fais-leur 
        bâtir une tour "?
 --------C'est 
        ainsi que fut déclenchée dans l'enthousiasme et livrée 
        la "bataille du logement " qui devait mériter 
        à la ville d'Alger son surnom de premier chantier de France. Plus 
        de Io 000 logements construits ou mis en chantier en moins de
 cinq ans, dont quatre ans vécus dans la rébellion et dans 
        la " bataille d'Alger ", allaient exprimer l'importance de notre 
        effort.
 --------Mais, 
        comme le disait Lyautey : " Faire des maisons, 
        construire des villes, planter des jardins, dessiner des routes, c'est 
        bien. Mais il est aussi nécessaire d'élever les âmes 
        de ceux à qui on les destine. Il faut faire de l'urbanisme jusque 
        dans le coeur des hommes. "
 --------Ce 
        fut le but que nous nous assignâmes en faisant du logement, non 
        seulement le point de rencontre des membres d'une même famille, 
        mais aussi et surtout dans notre cas, de la grande famille algérienne.
 --------Je 
        revis en cet instant les campagnes et les critiques acerbes dont ma municipalité 
        et moi-même fûmes l'objet quand des musulmans furent installés 
        dans nos nouvelles cités, et ce, dans des proportions répondant 
        à leur propre proportion dans la population totale d'Alger.
 --------" 
        Il construit pour les Arabes... c'est le maire 
        arabe, le maire à la chéchia, il n'en a que pour eux... 
        "
 --------Ces 
        critiques qui, depuis, sont devenus bien entendu les plus fervents adeptes 
        de l'intégration et du collège unique, et qui livreraient 
        le cas échéant sans discuter la métropole tout entière 
        " aux Arabes ", méconnaissaient l'essentiel, et cet essentiel 
        risquait de condamner la France.
 --------Alors 
        qu'en 1938 la population musulmane vivant dans les bidonvilles de l'agglomération 
        algéroise ne dépassait pas 4 800 personnes, il y en avait 
        125 000, soit vingt-cinq fois plus, en 1953-1954.
 --------Dans 
        la seule ville d'Alger, ses faubourgs étant exclus, 120 bidonvilles 
        comme une lèpre grandissant sur tout terrain restant disponible 
        voyaient s'entasser quelques 80.000 musulmans dans des conditions de vie 
        invraisemblables alors que la Casbah, elle aussi surpeuplée, entassait 
        dans ses vingt hectares 70 000 habitants, battant l'un des records mondiaux 
        de densité humaine.
 --------De 
        tout cela et à l'exception du général WEYGAND qui, 
        en 1941, s'était intéressé à ce problème, 
        nul ne s'était soucié depuis, bien que, comme chacun de 
        nous, ces habitants des bidonvilles fussent depuis 1943 des citoyens français.
 --------Avec 
        une parfaite conscience de ce qu'il m'en coûterait, et suivi sans 
        exception aucune par tous mes collègues de la municipalité, 
        nous avons attaqué ce problème.
 --------Ainsi 
        naquirent ces milliers de logements répartis dans des cités 
        construites pour que des hommes se connaissent et se comprennent mieux 
        : " Diar-es-Saada ", " Diar-el-Mahçoul ", " 
        Climat de France ", " Eucalyptus ", " Champ de Manoeuvres 
        ", " Djenan-el-Hassan ", " Diar-el-Kef ", etc.
 --------Je 
        dis : pour que les hommes de ce pays se comprennent mieux, car la loi 
        de ces cités exclut tout esprit de ségrégation. Dans 
        le même immeuble, sur le même palier, musulmans et Européens 
        cohabitent dans l'harmonie.
 --------Dès 
        qu'un cadre est donné à un individu où il peut évoluer 
        librement, son désir de promotion s'accélère et s'exprime 
        de mille façons. Je ne sais rien de mieux que d'offrir au musulman 
        un logement décent pour qu'à très brève échéance 
        et dans tous les domaines s'opère la symbiose et que bientôt 
        plus rien ne le différencie de l'Européen.
 --------Ainsi 
        se réalisera par de grandes voies harmonieusement tracées 
        d'interpénétration l'urbanisme souhaité par Lyautey 
        jusque dans le coeur des hommes.
 --------Aujourd'hui, 
        lorsque le jeune appelé métropolitain débarque en 
        Alger, il lui est remis une brochure explicative de l'oeuvre française 
        en Algérie dans laquelle s'étalent ces cités.
 --------Quand 
        un guide officiel fait les honneurs d'Alger à une personnalité 
        de passage, il les montre à son tour avec fierté en disant 
        :
 --------" 
        Cette cohabitation fraternelle, ces maisons, sont l'oeuvre de la France 
        en Algérie. "
 --------Qu'il 
        en soit ainsi efface, certes, l'injustice et l'injure, mais je ne puis 
        oublier que des hommes qui furent mes collègues pour administrer 
        Alger-capitale et participèrent à cette oeuvre dont mon 
        pays s'honore croupissent actuellement dans des cachots ou dans des camps 
        d'internement sans qu'il leur soit tenu compte de leur contribution à 
        sa grandeur et à son prestige.
 --------Cette 
        oeuvre, nous l'avons réalisée ensemble et elle n'eût 
        point été si chacun ne s'y était donné tout 
        entier.
 --------Était-ce 
        pour la France seule qu'ils agissaient? Je ne le crois pas, mais j'ai 
        la conviction profonde qu'au travers d'elle, en elle et par elle ils avaient 
        pensé découvrir une patrie commune, la seule et vraie patrie 
        humaine.
 --------Qu'ils 
        l'aient identifiée avec mon pays, pour moi, me suffit.
 *** --------Peut-être, 
        plus que d'autres, ai-je eu le privilège de pouvoir scruter l'âme 
        musulmane. La fonction de maire d'Alger, capitale de 500 000 âmes 
        dont la population est également partagée entre musulmans 
        et Européens, offre en effet un champ splendide et parfois douloureux 
        d'observation humaine.--------Chef 
        de la cité, en contact direct et constant avec tous les éléments 
        de la population sans discrimination aucune, le maire connaît leurs 
        problèmes et leurs drames intimes. Il assiste matériellement 
        et moralement ses concitoyens. En cela, il administre, mais il confesse 
        aussi. Il ne peut refuser d'entendre, le bon équilibre et la paix 
        dans la cité dépendent souvent des décisions et de 
        l'attitude qu'il adoptera après avoir écouté et discriminé.
 
 --------En 
        temps normal, en Algérie, ce devoir est déjà délicat 
        à exercer entre deux communautés dont il faut sans cesse 
        ménager les intérêts respectifs, mais combien il devient 
        difficile quand la révolte ravage la cité, que la mort frappe 
        de partout et que la passion souffle en tempête - et aussi l'injustice.
 --------Aux 
        petites misères succèdent alors des drames atroces que le 
        maire découvre dans les contacts et les confidences qu'il doit 
        encore et toujours accepter, dont il lui faut demeurer l'unique dépositaire.
 --------Moments 
        effroyables où la conscience s'écartèle entre la 
        volonté de ne pas manquer au devoir vis-à-vis du pays et 
        le souci de ne pas trahir la confiance de l'homme désemparé 
        qui se confie - qu'il soit l'homme qui torture et que le remords torture 
        à son tour ou le survivant qui a subi la torture et que l'esprit 
        de vengeance anime.
 --------GERMAINE 
        TILLON, dont le coeur a si bien compris et pénétré 
        le drame de l'Algérie, a connu des moments semblables quand, chargée 
        en juillet-août 1957 par le gouvernement français de connaître 
        le point de vue des chefs politicomilitaires du F.L.N. et de leur exposer 
        les perspectives que le gouvernement envisageait pour l'Algérie, 
        elle prit contact avec YACEF SADI.
 --------Ces 
        entretiens comme les sentiments que lui inspiraient les chefs de la révolte 
        ont été rapportés par elle dans ce document d'une 
        valeur humaine exceptionnelle qu'est sa déposition devant les tribunaux 
        d'Alger à l'occasion du procès de YACEF SADI et de ZORA 
        DRIF.
 --------Si 
        l'action courageuse et profondément française de Germaine 
        Tillon a sauvé bien des vies humaines, combien de confessions faites 
        au maire d'Alger par des âmes à la dérive ont préservé 
        celles-ci du gouffre fatal, épargnant ainsi nombre d'individus 
        et non des moindres aux pires heures du terrorisme et de la répression.
 --------ROBERT 
        LACOSTE, l'homme certainement le
 plus détesté par les musulmans d'Algérie, a-t-il 
        jamais soupçonné que parmi les occasions qu'il eut comme 
        chacun de nous d'être abattu, l'une au moins lui fut épargnée 
        grâce au maire d'Alger?
 --------Lorsque 
        la municipalité d'Alger invita le ministre résidant à 
        visiter les vastes chantiers municipaux, le cas se posa de savoir si le 
        ministre devait visiter ou non le plus important mais aussi le plus dangereusement 
        situé durant cette période, celui du " Climat de France 
        ".
 --------Le 
        chantier du " Climat de France ", au coeur d'un quartier semé 
        de bidonvilles, était aussi l'un des plus éprouvés 
        par l'action terroriste.
 --------J'insistai 
        auprès du directeur de la Sécurité générale, 
        M. JACQUES PERNET, pour que le ministre le visitât sans aucun déploiement 
        policier ostentatoire, ce genre de précautions irritant les populations 
        au lieu de leur inspirer le respect, et je pris la responsabilité 
        personnelle de la vie du ministre.
 --------Aussi 
        lourdes qu'eussent été pour lui les conséquences 
        éventuelles, M. Pernet accepta ma proposition. Je réunis 
        aussitôt les principaux responsables des bidonvilles et leur exposai 
        l'engagement que j'avais pris, leur faisant confiance et leur demandant 
        au nom du principe sacré de l'hospitalité musulmane de veiller 
        à ce que rien n'advînt au ministre qui, à pied et 
        sans protection, parcourrait le quartier.
 --------Chacun 
        s'y engagea et c'est ainsi que M. Lacoste et quelques parlementaires britanniques 
        qui, ce jour-là, l'accompagnaient visitèrent sans encombre 
        notre immense chantier.
 --------M. 
        Lacoste n'a peut-être jamais su qu'à un moment donné, 
        à quelques mètres de lui, un tueur étranger au quartier, 
        l'avait mis en joue et fut désarmé, battu et chassé 
        par les habitants.
 --------L'un 
        d'entre eux, principal témoin de ce drame discret et membre de 
        mon cabinet, a été arrêté et depuis quinze 
        mois porté disparu...
 --------Ces 
        heures dramatiques qui m'ont moralement torturé, je veux les oublier, 
        mais je ne peux oublier combien j'ai senti à ces moments-là 
        que tout pouvait encore être sauvé dans cette course vers 
        le néant, dans cette surenchère de destruction, si toute 
        solution politique n'était pas écartée par principe.
 Confiné avec mes proches collaborateurs dans notre solitude municipale, 
        chaque soir nous faisions en commun le bilan de ce que nous entendions 
        dans la cité et chaque soir pénétrait davantage en 
        nous la conviction profonde que l'irréparable serait évité 
        si l'on changeait de méthodes. Cela impliquait aussi que l'on changeât 
        les hommes.
 --------Mais 
        à Paris, l'équilibre parlementaire rendit les hommes intangibles. 
        Il ne restait donc plus qu'à subir le destin.
 --------Et 
        pourtant, les responsables du pouvoir eussent pu, à leur tour, 
        dans l'intérêt de leur action et du pays, bénéficier 
        de notre connaissance sans cesse renouvelée de la psychologie musulmane. 
        Ils eussent dû puiser matière à enseignement et à 
        décision positive dans ce capital vivant de réactions sincères 
        qui s'accroissait chaque jour. Mais depuis février 1956, catalogué 
        comme libéral, pour mes idées peut-être, mais surtout 
        parce que je détenais un peu de la confiance des musulmans, nul 
        responsable de l'Algérie ne m'a consulté une seule fois 
        pour connaître le climat psychologique de la population d'Alger 
        que j'administrais dans la tempête.
 --------Cette 
        tempête, on l'a depuis nommée la " bataille d'Alger 
        ". Elle mérite ce nom. Jamais action terroriste ne fut 
        plus sournoise ni meurtrière.
 --------En 
        quatorze mois, 751 attentats ensanglantèrent la ville, provoquant 
        la mort de 314 Algérois et en blessant 917.
 --------Certains 
        jours, le rythme des attentats était tel que les ambulances municipales 
        ne suffisaient plus et que les camionnettes des services techniques devaient 
        les renforcer. --------L'admirable 
        bataillon des sapeurs-pompiers d'Alger sous les ordres d'un chef de grande 
        classe, le commandant SUBRA, voyait ses interventions s'élever 
        de 2 322 en 1954 à 4 038 en 1956. La mort et le feu jaillissaient 
        de partout.
 Impassibles à leur poste malgré les pertes qu'ils subissaient 
        les services municipaux d'Alger avec sang-froid poursuivaient leur tâche 
        assurant avec un courage sans égal l'indispensable continuité 
        du service public.
 --------Dois-je 
        dire aujourd'hui qu'alors que tant de gens dont je ne discute pas le mérite 
        ont été récompensés, je n'ai jamais pu obtenir 
        durant cette période ni depuis que soit reconnu le mérite 
        d'un seul des quatre mille agents de la ville d'Alger?
 --------Pourtant 
        si durant cette période la France a continué en Alger, c'est 
        aussi à ces travailleurs modestes et braves qu'on le doit. La nation 
        leur doit respect et reconnaissance.
 --------Mais 
        le maire d'Alger étant suspect, tous ses services l'étaient 
        avec lui.
 --------N'avait-on 
        pas même raconté que cartes d'identité et tracts F.L.N. 
        provenaient de la mairie d'Alger qui était, disait-on, un véritable 
        foyer de la rébellion? L'arrestation en mars 1957 de BEN M'HIDI 
        LARBI, l'un des membres influents du C.C.E. (Comité central du 
        F.L.N.), au domicile duquel fut découvert un jeu complet des cachets 
        de toutes les mairies du département d'Alger et des départements 
        voisins, ainsi qu'un lot de cartes d'identité en blanc, eût 
        dû mettre fin à ces légendes déshonorantes... 
        On se contenta de glisser discrètement...
 
 --------J'étais 
        suspect au point que, quand venaient des parlementaires ou des missions 
        qui manifestaient le désir de prendre contact avec leur ancien 
        collègue que j'étais, on les en dissuadait. Combien d'entre 
        eux s'en sont excusés auprès de moi sans m'en cacher les 
        raisons.
 --------J'étais 
        suspect parce que, disait-on, j'avais " trop de contacts avec 
        les Arabes ", comme si le maire d'une ville où s'entassent 
        dans des conditions d'habitation effroyables 250 000 musulmans pouvait 
        ignorer ces 250 000 citoyens au point de leur fermer sa porte et de demeurer 
        sourd à leurs besoins et à leur misère.
 --------A 
        l'occasion de ces contacts humains, la voie de la paix aurait pu être 
        tracée et élargie. Chaque fois que j'ai perçu la 
        possibilité d'une ouverture politique, respectueux des consignes 
        gouverne-mentales exprimées par M. Guy Mollet, j'en ai immédiatement 
        rendu compte au représentant de la France en Algérie pour 
        que l'éventualité qui s'offrait fût exploitée 
        à son échelon.
 --------J'ai 
        agi ainsi lorsqu'en mars 1956 ce grand
 honnête homme qu'est MUSTAPHA BEN HOUENNICHE, administrateur de 
        la Banque de l'Algérie et l'une des personnalités les plus 
        marquantes de la bourgeoisie musulmane, vint s'ouvrir à moi pour 
        tenter de nouer un dialogue. Je le conduisis chez M. Lacoste qui, après 
        l'avoir entendu, ne sut que lui répondre -- propos que je n'ai 
        pas osé reproduire au procès Ben Houenniche pour ne pas 
        ridiculiser un ministre en fonction : " Je 
        ne tiens pas, conclut 
        Lacoste, à passer en Haute Cour. "
 --------Singulier 
        réconfort, en vérité, pour l'homme de bonne volonté 
        qui venait chercher conseil et appui auprès du représentant 
        de son pays!
 --------J'ai 
        agi de même lorsque l'un de mes camarades du corps expéditionnaire 
        en Italie, lieutenant de tabors, vint m'avertir qu'Abane Ramdane et les 
        principaux chefs de la rébellion demandaient à prendre contact 
        avec moi pour discuter. Deux heures après cette invite, en compagnie 
        de mon ami Georges Blachette à qui j'avais demandé de m'accompagner, 
        j'étais reçu par M. Lacoste auquel je faisais part de la 
        proposition que je venais de recevoir. Je lui déclarai que, quels 
        que fussent les risques, j'acceptais s'il le jugeait nécessaire 
        de me rendre dans les monts du Sakamody où m'était proposé 
        le rendez-vous, accompagné soit par un officier, soit par le directeur 
        des Affaires politiques.
 --------M. 
        Lacoste me remercia de le tenir au courant, s'étonna qu'on m'eût 
        fait cette proposition plutôt qu'à lui et demanda un temps 
        de réflexion jus-qu'au lendemain. Le lendemain je retournai au 
        Palais d'Été avec Georges Blachette. M. Lacoste me déclara 
        qu'il était intéressant de savoir ce que voulaient ces gens 
        et que je pouvais donc aller les voir.
 --------Je 
        lui demandai alors un ordre de mission et quelqu'un de son entourage pour 
        m'accompagner. Il refusa de me donner cet ordre de mission, parce que, 
        dit-il, "ça pourrait se savoir,,. 
        "
 --------Dans 
        ces conditions, je refusai de donner suite à cette affaire, ne 
        tenant pas à être éventuelle-ment capturé ou 
        tué par l'armée française et considéré 
        comme traître alors que je me serais sacrifié pour mon pays. 
        Passe encore de perdre la vie, mais pas l'honneur.
 --------D'autres 
        occasions se sont encore présentées, comme celles qui ont 
        surgi au lendemain de la grève générale de 1957 brisée 
        en Alger par le général MASSU.
 --------Le 
        découragement des activités F.L.N. fut tel durant quelques 
        jours que j'obtins plusieurs redditions d'agents de liaison qui me téléphonèrent 
        à la mairie pour me demander à qui et comment ils pouvaient 
        se rendre. Devant pareil désarroi, je suggérai au ministère 
        de l'Algérie que l'on fît savoir par la presse, ce que le 
        général SALAN devait expliciter après le 13 mai 1958 
        dans son appel aux fellagha, c'est-à-dire qu'à quiconque 
        se rendrait volontairement le pardon serait accordé.
 --------En 
        réponse à ma suggestion, il me fut signifié : " 
        Ce ne sont pas des redditions que l'on cherche, mais des arrestations. 
        "
 
 --------Que d'occasions ont ainsi été 
        perdues !
 
 --------Quoi qu'il en soit, la politique de contact, 
        d'apaisement, de confiance totale, même si l'on ose la juger naïve, 
        je n'ai cessé pour ma part de la pratiquer aux pires moments de 
        la bataille d'Alger - que ce soit de jour ou de nuit. Quarante-huit heures 
        ne se sont jamais écoulées durant cette période sans 
        que j'aie parcouru seul les bidonvilles de ma cité pour affirmer, 
        en même temps que mon mépris de la passion meurtrière, 
        la continuité de la confiance et de l'amitié en
 dépit de tout.
 --------La 
        population musulmane l'a compris et je lui suis reconnaissant des témoignages 
        d'adhésion qu'en toutes circonstances elle n'a cessé de 
        m'apporter.
 --------Cependant, 
        il en fut différemment ailleurs. Les injures et les insultes sous 
        les ricanements et les encouragements officiels devinrent mon lot.
 --------Alain 
        de Sérigny, confident et en quelque sorte éminence grise 
        de M. Robert Lacoste, et qui eut la rude besogne de le camper glorieusement 
        dans l'opinion algérienne, est le seul à avoir eu le courage 
        de révéler les arrière-pensées du ministre 
        résidant.
 --------Par 
        une mise au point publiée dans le Monde du 30 juillet 1958 et qui 
        n'a jamais suscité le moindre démenti ni la moindre rectification, 
        il précise en ces termes le sens d'une conversation du sénateur 
        ROGIER avec M. Robert Lacoste :
 --------" 
        Monsieur le Ministre, lui ai-je dit, samedi 10 
        mai à 22 heures, à Paris, en présence du sénateur 
        SCHIAFFINO, le sénateur Rogier m'a fait le récit de l'entretien 
        que quelques heures auparavant il avait eu avec vous, entretien au cours 
        duquel (M. Rogier dixit) vous lui avez exprimé le voeu que la manifestation 
        prît un caractère d'une violence telle que la municipalité 
        d'Alger devrait être prise d'assaut et - propos non mentionné 
        dans mon livre - que Jacques Chevallier devrait être éjecté. 
        "
 
 --------Ainsi 
        le ministre résidant socialiste en Algérie, représentant 
        le gouvernement français, participait sous main au déchaînement 
        d'une violente manifestation de rues en suggérant d'orienter la 
        foule ivre de fureur aveugle contre la municipalité d'Alger et 
        en préconisant une violence qui devait aboutir à l'assaut 
        de la mairie, puis au lynchage du maire suspect de regarder les citoyens 
        musulmans comme des Français " à part entière 
        ". Il est impossible de comprendre la phrase " Jacques Chevallier 
        devrait être éjecté " autrement que comme 
        une incitation au lynchage, dans le contexte où l'accent est mis 
        sur " une violence telle " et sur la " prise 
        d'assaut ". Personne, connaissant l'atmosphère d'alors 
        à Alger, saturée de terrorisme et de terreur, de haine et 
        de rage homicides, ne saurait interpréter autrement le dessein 
        du ministre.
 --------Depuis 
        des années, bien des choses m'ont définitivement séparé 
        d'Alain de Sérigny, mais en l'occurrence je suis profondément 
        convaincu qu'il dit vrai et, ce faisant, il donne la mesure de la politique 
        suivie durant ces deux dernières années en Algérie. 
        Sous les dehors d'un patriotisme localement intransigeant, elle n'avait 
        ni grandeur, ni profondeur, ni perspectives autres que de tristes règlements 
        de comptes, ou simplement la recherche d'une pose cocardière à 
        l'usage de congrès ou d'élection de chef-lieu de canton.
 --------Des 
        milliers de jeunes pleins d'enthousiasme et de foi ont payé de 
        leur vie cette misérable politique...
 IX --------Où 
        en était l'Algérie à la veille du 13 mai?
 --------- A la veille du 13 mai 1958, l'Algérie 
        était arrivée au dernier stade de l'anarchie organisée, 
        je dirai presque légale. --------- Ces 
        termes peuvent choquer. Ils n'en sont pas moins l'expression de la dure 
        vérité.
 --------- Pendant les deux dernières 
        années, elle avait vécu sous le régime de la décomposition 
        du pouvoir camouflée derrière le décor en carton-pâte 
        des réorganisations et des réformes sur le papier à 
        usage des congrès. Le mensonge régnait en maître : 
        bluff de la municipalisation, bluff des réformes agraires prétentieusement 
        qualifiées de révolution agraire, bluff de la départementalisation, 
        bluff de la pacification, bluff du dernier quart d'heure, bluff généralisé 
        partout.
 --------- N'était-il pas inéluctable, 
        et même nécessaire, que pour étayer ce décor 
        branlant on confiât aux militaires des responsabilités de 
        plus en plus grandes qu'ils ne réclamaient point et étrangères 
        à leur mission? Faut-il s'étonner qu'un jour, et à 
        ce train, l'armée ait totalement suppléé les pouvoirs 
        civils désorganisés, inexistants ou défaillants?
 --------- Pour ma part, loin de leur en tenir 
        rigueur, je crois devoir me demander tout haut ce qu'il serait advenu 
        si les militaires n'avaient pas fait face à la situation?
 --------- Mais en revanche, comment qualifier 
        ceux qui, en Algérie, détenaient officiellement les pouvoirs 
        de la République et qui, par calcul ou par sottise, ont failli 
        à leur tâche : c'est aux résultats de leur gestion 
        qu'on doit les juger. Les politiciens et des fonctionnaires qui, deux 
        années durant, pour conserver leurs postes, ont mystifié 
        le Parle-ment et le pays ne méritent que le mépris.
 --------- J'ai dit aussi " anarchie 
        légale " car bien fort serait celui qui, à la veille 
        du 13 mai, aurait pu définir le régime sous lequel vivait 
        l'Algérie.
 --------- En effet de facto le défunt 
        Statut (loi de septembre 1947) restait en vigueur alors que de jure la 
        loi-cadre de février 1958, dont la pénible élaboration 
        avait coûté la vie à deux ministères qui voulurent 
        abroger le Statut de 1947, devenait applicable mais n'était pas 
        appliquée. L'immense train de ses décrets de mise en place 
        s'embourbait de jour en jour...
 --------- Constatons en passant que la loi-cadre 
        n'ayant pas été abrogée jusqu'à présent 
        demeure toujours applicable à l'heure qu'il est...
 --------- Il eût fallu miser loyalement 
        sur cette loi, d'abord parce qu'elle était la loi, ensuite parce 
        qu'elle constituait enfin une ouverture politique, la première 
        depuis le début de la rébellion. Ouverture ardemment souhaitée 
        depuis quatre ans par tous ceux qui, dans la communauté musulmane, 
        raisonnaient avec intelligence et sans passion.
 --------- Les élites autochtones voyaient 
        à juste titre un moyen de reconvertir le sanglant combat des djebels, 
        qu'ils réprouvaient, en une libre confrontation des points de vue 
        dans les débats des assemblées ou ailleurs. Et cela n'était 
        rien d'autre que le désir de discussions d'où peut-être 
        eût pu jaillir la lumière.
 --------- Malgré son extrême 
        complexité qui traduisait l'essence d'un compromis entre les partis 
        nécessitant quelque trente ou quarante décrets complémentaires 
        d'application, la loi-cadre avait le mérite d'exister en créant 
        une novation considérable par le libéralisme sans précédent 
        qui découlait de sa terminologie, sinon de son esprit.
 --------- Elle reconnaissait et garantissait 
        la personnalité algérienne et groupait les départements 
        algériens en territoires autonomes qui devaient gérer librement 
        et démocratiquement leurs propres affaires (article 1).
 --------- Elle instituait à l'intérieur 
        de chacun de ces territoires une assemblée devant laquelle un gouvernement 
        local serait responsable dans des conditions que cette assemblée 
        devait fixer elle-même (article 3).
 
 --------- Après deux ans, chaque territoire 
        pouvait déléguer partie de ses attributions à une 
        assemblée fédérative.
 Personnalité algérienne, collège unique, exécutif 
        et législatif locaux, en quelque sorte délégations 
        de souveraineté aux assemblées locales algériennes 
        faisaient l'originalité de ce texte.
 --------- Dans l'impossibilité, vu 
        la situation en Algérie, de procéder à des élections 
        pour doter ces assemblées de leur personnel politique; il était 
        prévu des mesures transitoires de cooptation à partir des 
        conseils municipaux.
 --------- Mais chaque parti politique entendit 
        se placer afin de s'imposer dans les assemblées qui allaient naître. 
        Il n'était meilleure façon d'y parvenir que de dissoudre 
        les municipalités existantes et d'en remplacer les élus 
        par des créatures, des amis sûrs ou des alliés politiques 
        en fonction d'un dosage savant pour s'assurer à brève échéance 
        la majorité des nouvelles assemblées.
 --------- Ainsi a-t-on ajouté à 
        l'anarchie déjà immense en décourageant, par la menace 
        de leur exclusion imminente ou en les détruisant sans raison, des 
        municipalités qui depuis trois ans de guerre n'avaient cessé 
        de faire courageusement leur devoir. Elles méritaient plutôt 
        respect et reconnaissance.
 --------- Seules expressions démocratiques 
        qui aient jusque-là survécu à la tourmente, toutes 
        les autres assemblées ayant été dissoutes et l'Algérie 
        n'étant plus représentée au Parlement, les municipalités 
        régulièrement élues étaient détruites 
        à leur tour : couronnement de l'anarchie.
 --------- Pouvait-on s'étonner, dès 
        lors, que ce fatras d'hésitations, de contradictions, de désorganisations, 
        de destructions et de basse politique n'inspirent aucune confiance à 
        ceux des musulmans qui eussent voulu prendre parti pour la France? Devait-on 
        honnêtement leur tenir rigueur d'une réserve dont aucun fil 
        conducteur ne leur per-mettait de sortir?
 --------- Que de musulmans ai-je reçus 
        durant ces quatre années qui confessaient avec angoisse : " 
        Si vous voulez que nous 
        demeurions avec la France, de grâce dites-nous ce qu'elle veut; 
        comment pourrons-nous nous accrocher à la France et la défendre 
        si l'on ne nous donne rien qui puisse justifier les témoignages 
        de notre dignité, de notre intérêt, de notre fidélité? 
        Dites donc ce que vous voulez, mais une fois pour toutes, tenez-vous-y. 
        "
 X --------- 
        Où en sommes-nous maintenant?
 --------- Au moment où le rideau se 
        lève sur une cinquième année de guerre, qui devrait 
        être la dernière, où en sommes-nous?
 --------- L'Algérie a vécu 
        en mai 1958 des jours de fièvre et d'exaltation sans précédent. 
        Stupéfaite et émerveillée de ce qu'on qualifiait 
        de miracle, la France apprenait soudain qu'un immense élan de fraternisation 
        spontanée venait de balayer les miasmes de la rébellion 
        algérienne.
 --------- La masse européenne d'Algérie, 
        courant au devant de la masse musulmane et lui tendant des mains fraternelles, 
        avait fait litière de tous ses préjugés, banni ses 
        rancoeurs et accepté tout ce qu'elle avait si longtemps condamné.
 --------- Du forum algérois désormais 
        sacré " haut lieu " de l'histoire, les porte-parole 
        des Français d'Algérie, engageant généreusement 
        la mère patrie et s'engageant eux-mêmes, 
        accordaient avec solennité aux musulmans algériens reconnus 
        " Français à part entière " les réformes 
        les plus hardies et jusqu'alors les plus combattues : le collège 
        unique, l'égalité complète et immédiate de 
        tous les droits politiques et sociaux sans restriction aucune.
 --------- La presse et la radio se plaisaient 
        à affirmer que l'enthousiasme des musulmans était tel qu'envahissant 
        cars et camions, se bousculant sur les routes, des foules en burnous se 
        ruaient vers le forum d'Alger, les hommes consentant soudain à 
        abandonner le privilège coranique de masculinité et tolérant 
        que leurs femmes se dévoilent en public pour consacrer leur émancipation 
        subite, sans craindre de bafouer une tradition millénaire.
 --------- Le 20 mai, afin qu'une nouvelle 
        fois nul n'en ignore, le Comité de salut public du 13 mai votait 
        à l'unanimité et par acclamation la motion suivante :
 
         
          | -------- 
            " Le Comité de salut 
            public du 13 mai 1958, conscient de l'union qui existe entre toutes 
            les communautés vivant sur le sol de l'Algérie, affirme 
            à la face du monde que, désormais, rien ne pourra entamer 
            cette unité et déclare à l'unanimité que 
            tous les citoyens de cette province sont des Français à 
            part entière. " |  --------- Le même jour, 
        reprenant à son compte l'initiative de l'homme le plus honni du 
        défunt système, en Algérie, Pierre Mendès-France, 
        qui en novembre 1954 avait obtenu la reddition définitive et immédiate 
        de tous les fellagha tunisiens, le général Salan faisait 
        imprimer sur trois colonnes dans toute la presse algéroise son 
        appel aux ralliements : " Fellagha, ralliez-vous. L'union est 
        faite. 150.000 Français, musulmans et chrétiens, l'ont proclamé 
        le 16 mai à Alger. Partout, Français, musulmans et chrétiens 
        le proclament dans les villes et les villages. Fellagha, ralliez-vous. 
        Rendez vos armes à l'armée. Le pardon vous est accordé. 
        Reprenez votre place dans l'Algérie nouvelle française. 
        "--------- Le retour à une paix désormais 
        imminente était aussi une nouvelle fois annoncé. Au micro 
        de Radio-Algérie, le 24 mai, M. Jacques Soustelle, s'adressant 
        aux Français de la métropole, faisait le bilan de ces journées 
        :
 
         
          | --------- " 
              Dix millions d'êtres humains, de la Méditerranée 
              au Sahara, ont enfin pris la résolution historique d'être 
              à jamais Français, membres à part entière 
              d'une libre communauté, en effaçant d'un coup toutes 
              les manoeuvres et toutes les haines d'autrefois. Ils tendent leurs 
              mains vers vous. Ces mains tendues, allez-vous les laisser retomber 
              dans le vide?--------- Dites-vous 
              bien que les événements qui se sont accomplis ici 
              depuis le 13 mai sont irréversibles. La roue de l'histoire 
              ne peut pas revenir en arrière. Rien ne peut effacer ce fait 
              qu'en un éclair tout le peuple algérien a pris conscience 
              de sa volonté, qui est de demeurer dans la France, sans distinction 
              d'origine ni de confession.
 --------- On 
              a beaucoup discuté, depuis des années, sur des notions 
              un peu abstraites, comme l'autonomie, la fédération, 
              l'intégration. Aujourd'hui, il n'y a plus de discussion possible, 
              car l'intégration est faite dans les coeurs et les âmes, 
              et il ne reste plus qu'à régler le passage dans la 
              réalité de cette volonté communautaire qui 
              s'est exprimée avec une force bouleversante.
 --------- Dans 
              ces journées décisives, si pleines à la fois 
              de joies et d'alarmes, nous sommes tous ici pénétrés 
              d'une profonde certitude : c'est que, grâce au sursaut de 
              l'Algérie, la paix tant désirée apparaît 
              à l'horizon comme à l'aube les premières lueurs 
              du jour. "
 |  --------- Il avait d'ailleurs 
        suffi que M. Jacques Soustelle atterrisse subrepticement, à l'aérodrome 
        de Maison-Blanche, pour que la radio déclare avec une totale assurance 
        que, de ce fait, " l'Algérie était sauvée". 
        Ainsi, en Alger, durant ces jours de mai 1958, le problème algérien 
        paraissait-il officiellement résolu. --------- Six mois se sont 
        écoulés depuis le 13 mai 1958. La marche du temps a-t-elle 
        confirmé ou infirmé la profondeur ou la sincérité 
        de tous ces élans?--------- Comme le soupçonnaient certains 
        esprits sceptiques, ou malveillants, l'expression " à part 
        entière " empruntée aux statuts de la Comédie-Française 
        n'aurait-elle consacré qu'une comédie? Ce qu'on a lu, appris 
        ou constaté jusqu'à présent laisse ouvert le débat.
 
 --------- Une fois éteints les lampions 
        du forum, tout a continué en Algérie comme depuis quatre 
        ans; l'attentat terroriste et la guerre meurtrière ont repris leur 
        rythme quotidien et sanglant. Les bilans qu'en publient régulièrement 
        les services du général Salan le prouvent.
 --------- Du 1er janvier au 13 mai 1958, 
        soit pour quatre mois et demi, 17 300 fellagha tués et 6 500 hors 
        de combat ; du 13 mai au 31 août seulement, soit pour trois mois 
        et demi, 10.000 tués et 4 100 hors de combat. D'autre part, le 
        terrorisme a déferlé sur la France comme jamais auparavant, 
        fût-ce au temps des " chauffards ".
 --------- Ainsi dans l'immédiat et 
        après tant de tumultes, nous nous retrouverions dans l'impasse 
        si une lueur d'espoir n'éclairait nos horizons.
 --------- En provoquant le retour du général 
        DE GAULLE au pouvoir, l'affaire d'Alger a offert au régime politique 
        français une chance de rénovation. Ce sera son mérite. 
        Si cette chance se confirme, l'Algérie en profitera autant et plus 
        que la France.
 --------- Cela étant, peut-on dire 
        que les structures nouvelles susceptibles de ramener la paix et la confiance 
        en Algérie répondront à celles que souhaitaient les 
        acteurs du 13 mai 1958?
 --------- Peut-on penser que ces mêmes 
        acteurs, n'ayant pas mesuré sur-le-champ la puissance des mécanismes 
        qu'ils déclenchaient, osent condamner un jour leur propre victoire 
        comme une sorte de journée des dupes?
 
 --------- Peut-on supposer qu'en appelant 
        à grands cris le général DE GAULLE, ils aient ignoré 
        la puissance de la personnalité et du rayonnement du seul homme 
        qui, en France, puisse éventuellement défier l'impopularité 
        en accomplissant dans l'intérêt de la communauté et 
        dans l'intérêt seul de la communauté ce qui suffirait 
        à faire condamner tant d'autres?
 --------- GASTON DEFFERRE, dans le Provençal 
        du
 5 septembre 1958, en posant la question, y répond avec une infinie 
        pertinence quand il écrit :
 --------- " 
        Comment d'ailleurs concevoir que l'homme qui a proposé aux territoires 
        d'outre-mer la politique que je viens de rappeler, qui a normalisé 
        les rapports entre la France et la Tunisie, qui a fait évacuer 
        par les troupes françaises les aérodromes, dont la seule 
        évocation suffisait à renverser les gouvernements il y a 
        quelques mois, qui a autorisé la livraison d'armes au gouvernement 
        Bourguiba, dont un des premiers gestes, lors de son arrivée au 
        pouvoir, a consisté à envoyer un message d'amitié 
        à MOHAMMED V, qui fait évacuer les troupes françaises 
        du Maroc, qui vient de permettre le rétablissement des relations 
        économiques et culturelles avec l'Égypte, puisse, en ce 
        qui concerne la seule Algérie, adopter une politique qui soit à 
        l'opposé de tout ce qu'il a fait par ailleurs. "
 -
 -------- Les acteurs du 13 mai avaient-ils pensé à 
        tout cela? Peut-être pas, mais peu importe.
 --------- L'affaire d'Algérie n'est 
        que l'une des composantes de nos grands problèmes intérieurs 
        et extérieurs. Elle leur est subordonnée.
 --------- " Alger n'est pas Paris 
        " avait déclaré JOSEPH SERDA, député 
        de Constantine, devant l'Assemblée consultative instituée 
        à Alger en guise de parle-ment provisoire au lendemain du débarquement 
        allié en Afrique du Nord et ces mots lui avaient valu son expulsion 
        de l'Assemblée.
 --------- Aujourd'hui, ils revêtent 
        une valeur singulière et justifient l'apostrophe de l'Algérien 
        authentique qui les prononça.
 --------- En vertu même des principes 
        démocratiques que nous ne cessons de rappeler quand nous avons 
        à juger les autres, un million de Français d'Algérie 
        ne peuvent pas imposer leur volonté à neuf mil-lions de 
        leurs concitoyens musulmans.
 Obtiendraient-ils quand même leur adhésion que ces dix millions 
        de " Français à part entière " ne pourraient 
        pas davantage imposer leur volonté à quarante-trois millions 
        de Français métropolitains.
 --------- Quelle que soit la prétention 
        que nous avons de nos droits et de nos mérites, nous ne sommes 
        en définitive que l'une des composantes de la Nation française 
        et non pas à nous seuls toute la Nation.
 --------- Avec la chance qu'offrait à 
        la France la venue au pouvoir du général DE GAULLE, une 
        autre chance s'offrait aussi à l'Algérie par l'adhésion 
        massive et spontanée de l'élément européen 
        à une politique d'un libéralisme sans précédent.
 --------- Cette politique nouvelle qu'à 
        tort ou à raison on pouvait craindre précaire, fondée 
        sur l'excitation ou la passion d'un moment, méritait d'être 
        consolidée. Raffermie et dégagée des lancinants complexes 
        de supériorité et de racisme, elle exigerait néanmoins 
        de tous beaucoup de compréhension, dans sa mise en pratique journalière, 
        une loyauté absolue et un recours aux qualités les plus 
        profondes de tous les Algériens pour confirmer la sincérité 
        des promesses si tapageusement exprimées, offertes ou consenties 
        le 13 mai 1958.
 --------- Il ne semble pas que puisse être 
        expliquée autrement l'invite faite au lendemain du 13 mai à 
        tous les comités de salut public et aux Algériens par le 
        général DE GAULLE d'avoir à se consacrer avant toute 
        chose à "l'intégration des âmes " sans laquelle 
        aucune survie pacifique ne serait possible à personne dans la communauté 
        algérienne rénovée.
 Inaccoutumés à pareille élévation de pensée, 
        de vision lucide et d'expression, cette " intégration des 
        âmes " parut a beaucoup d'Algériens comme une sorte 
        d'échappatoire sermonneuse à la définition nette 
        et définitive qu'ils attendaient - celle de l'intégration 
        pure et simple de l'Algérie à la métropole.
 --------- La simple réflexion les 
        eût convaincus que cette consigne du général DE GAULLE 
        visait à faire exploiter par tous les Algériens et dans 
        leur seul intérêt l'immense découverte faite peut-être 
        à leur insu qui, à elle seule, devrait compenser les souffrances 
        de quatre années de guerre, parce qu'elle portait en elle les germes 
        de la solution finale : une solution humaine.
 --------- En effet, jusqu'alors bien peu 
        se souciaient de savoir si l'autochtone algérien avait une âme, 
        qui eût fait de lui un homme comme les autres. Tardivement les foules 
        du forum venaient de l'admettre en exigeant que dorénavant, cet 
        homme ignoré fût leur égal dans tous les domaines 
        au risque même de les dominer. On auscultait les réactions 
        de cette personnalité fraîchement découverte, revalorisée 
        maintenant, on s'intéressait à son âme, on voulait 
        agir sur elle, la conquérir et la choyer. L'action psychologique 
        devenue à la mode n'avait pas d'autre sens.
 --------- Le général DE GAULLE 
        vit juste en invitant chacun à faire un effort sur soi-même 
        pour réaliser et consolider la symbiose morale et psychologique 
        des deux communautés, l'européenne et la musulmane, en une 
        seule communauté algérienne.
 --------- Intégration des âmes 
        signifie bien symbiose, et non paternalisme, car il ne doit plus, il ne 
        peut plus y avoir en Algérie de paternalisme, même psychologique. 
        Et c'est à nous, Français d'Algérie, qui prétendons 
        toujours être des guides, de provoquer cette symbiose.
 --------- Jusqu'à présent, 
        nous étions soucieux de l'évolution des autres, sans jamais 
        envisager la nécessité de notre propre évolution, 
        je dirai même de notre propre révolution.
 --------- Nous avons tellement vécu 
        sur la lancée de nos pères, imprégnés que 
        nous sommes de leurs conceptions de vie - qu'il ne nous appartient pas 
        de juger, car elles répondaient à l'esprit d'une époque 
        - que nous nous trouvons désaxés quand on nous invite à 
        les reconsidérer. Nous pouvons avoir quelque peine à accepter 
        l'homme d'Afrique du Nord tel qu'il pense et respire au moment où 
        j'écris. Mais, songeons en retour qu'avec sa pensée neuve, 
        sa volonté et la conscience de sa promotion, l'homme de ce pays 
        peut à son tour répugner à nous accepter si nous 
        continuons à agir et à penser avec une mentalité 
        désuète.
 --------- Le refus d'une réciprocité 
        nécessaire en toutes choses n'est-il pas l'une des causes de nos 
        tragiques malentendus? " Cette mutation 
        brusque doit entraîner une mutation corrélative des rapports 
        psychologiques et sociaux ", écrit Jean Amrouche.
 --------- Il a raison. Indispensable et inéluctable 
        s'avère cette mutation qui nous oblige à un complet changement 
        d'état. Il ne sera rien d'autre, en fin de compte, que l'acceptation 
        loyale de l'abolition de nos privilèges. Le mot est dur, mais il 
        faut le prononcer. L'acceptation enthousiaste par les foules du forum 
        le 13 mai 1958 de l'inconditionnelle égalité de tous les 
        droits, si elle fut sincère, n'a pas et ne devrait pas avoir d'autre 
        sens. --------- En cela, le 13 mai a été 
        comme une autre nuit du 4 Août... et la nuit du 4 Août symbolise 
        la fin d'un âge.
 --------- En conséquence, à 
        l'esprit de colonisation, il faudra désormais substituer celui 
        d'association.
 --------- Aujourd'hui nous ne colonisons 
        plus, nous ne dominons plus. Le vassal est devenu l'égal du suzerain 
        en vertu même des principes que ce suzerain s'est acharné 
        à lui inculquer, en vertu aussi " du mouvement des peuples 
        et de l'évolution générale du monde ". Nous 
        ne sommes plus seuls avec derrière nous "les autres ". 
        Nous sommes tous là, sur une même ligne, ensemble les musulmans 
        et nous, pour vivre, pour bâtir avec un égal amour et un 
        intérêt identique sur notre terre commune. Et parce que c'est 
        notre terre commune, nous tous ses habitants, quelles que soient nos origines, 
        nous sommes d'abord des Algériens.
 --------- Nous avons quitté nos patries 
        d'origine, notre patronymie en porte témoignage, qu'elles soient 
        la France, l'Espagne, les Baléares, Malte ou l'Italie, pour nous 
        mêler les uns aux autres et la France nous a donné en Algérie 
        l'hospitalité de son drapeau, sa justice, ses lois, et le pain 
        quotidien.
 --------- Puisqu'elle nous a permis de vivre, 
        cela méritait que l'on risquât sa vie pour la défendre, 
        comme tous les gars de France le font depuis mille ans sans beaucoup s'en 
        vanter, et que les meilleurs d'entre nous la lui sacrifient pour que les 
        autres continuent à avoir le droit de manger son pain, de prospérer 
        sous ses lois et sous son drapeau
 - sans être des ingrats. Nous sommes les débiteurs de la 
        France et non pas ses créanciers, nous l'oublions trop souvent.
 --------- Hier, nous nous identifiions à 
        la France. Certes,
 nous l'avions servie dans la bataille, nous n'étions pas les seuls. 
        Les musulmans en masse en avaient fait autant, 
        à telle enseigne que CHÉRIF BENHABYLES pouvait écrire 
        :
 --------- " Alors 
        que l'Angleterre n'a pas osé confier un seul fusil à un 
        seul Egyptien, c'est par milliers que les nôtres sont morts pour 
        votre cause sans même avoir l'idée de leur mérite. 
        "
 --------- Nous avions, nous, une haute idée 
        du nôtre.
 --------- Nous étions la France, nous 
        usions de son nom, de sa puissance, de sa générosité, 
        de son prestige, pour justifier le moindre de nos actes, souvent au risque 
        d'abuser d'elle et de lui nuire. La France était notre monopole.
 --------- Il en sera différemment 
        demain : la logique l'exige. --------- Neuf 
        millions d'êtres égaux ne reconnaîtront plus ce monopole. 
        Ils respecteront et vénéreront la France avec tout ce qu'elle 
        représente dans le monde, mais ne souffriront plus que s'en prévalent 
        sans cesse ceux qui, par leur attitude, n'exprimeront pas les vertus françaises 
        fonda-mentales : justice, libéralisme et générosité.
 --------- Ainsi que le combat cesse ou qu'il 
        traîne encore, l'Algérie entre dans une ère nouvelle.
 
 --------- " 
        Li fet met ", " le passé est mort ", 
        dit un proverbe arabe : chacun doit s'en pénétrer.
 --------- De nous et de nous seuls dépend 
        maintenant notre destin. Si autour de nous s'effondre un monde, il faut 
        aussi que meure le " vieil homme " en nous-mêmes et qu'un 
        esprit nouveau guide notre comportement.
 --------- Le " vieil homme " qui 
        vit en nous lutte aveuglément, désespérément 
        contre la gestation dont il constate les progrès, mais elle est 
        inexorable comme la marche du temps. Il importe donc de rompre avec le 
        passé, d'abandonner sa nostalgie et le mensonge des rêves 
        pour une vision réaliste de notre présent et de notre devenir.
 --------- Puissent les jeunes d'Algérie 
        en avoir conscience et ne plus suivre ces vieillards du coeur et de la 
        pensée qui exploitent leur dynamisme juvénile, leur inexpérience, 
        leur pureté pour les mener vers des horizons morts et qui leur 
        apprennent à conduire sur une route semée de précipices, 
        le regard' fixé sur le rétroviseur. Qu'ils pensent donc, 
        nos jeunes, qu'en conséquence d'une natalité galopante, 
        un million de jeunes musulmans viennent tous les quatre ans s'ajouter 
        à leurs frères et que c'est avec cette génération 
        musulmane dix fois plus nombreuse, infiniment sensible et endurcie par 
        la souffrance, qu'ils seront associés demain.
 --------- Si, dès maintenant, un fossé 
        se creuse entre eux, combien large et profond il sera devenu à 
        l'âge de leurs responsabilités. Infranchissable pour chacun, 
        l'Algérie divisée, stérilisée par le sectarisme 
        ou la bêtise des hommes, sera perdue pour tous.
 --------- Et pourtant, sous leurs pieds, 
        aura voulu naître un continent aux ressources immenses où 
        chacun aurait pu se tailler une place à sa mesure, comme nos pères 
        ont taillé la leur en d'autres temps et par des moyens différents 
        pour ériger cette grande chose qui menace maintenant de se désintégrer.
 --------- Que de vieillards du coeur et de 
        la pensée qui empêchent ces jeunes Français d'Algérie 
        de réaliser un rêve d'homme, celui qui est notre raison d'être 
        des hommes, donner la vie, créer, bâtir, que ces vieillards 
        se taisent enfin pour tant de sang innocent versé, tant de souffrances 
        injuste-ment infligées à tant de victimes. Ils leur font 
        croire qu'ils servent notre pays en se barricadant sur la défensive, 
        alors que tant d'autres jeunes exaltés par la naissance d'un monde 
        nouveau s'apprêtent à les remplacer.
 --------- Ils leur apprennent à craindre 
        l'avenir, à redouter le destin, mais le destin et la vie sont comme 
        des cavales que l'on dompte, qui vous brisent les reins parfois, mais 
        qu'on ne refuse pas de tenter de dominer. On ne subit pas l'avenir ni 
        le destin en pleurnichant, ni en klaxonnant, on l'affronte à visage 
        découvert, souvent sans arme ni armure, ce qui est plus méritoire 
        encore et peut-être aussi la meilleure façon de s'affirmer. 
        Car le coeur et l'esprit sont plus puissants que l'arme et que l'armure 
        et quand on a trouvé chez l'adversaire du moment le chemin du coeur, 
        alors tout devient facile et agréable. On gagne pour soi, pour 
        son pays et pour le genre humain, sans effusion de sang, sans haine et 
        sans rancoeur.
 --------- Dans sa fraternité retrouvée 
        ou dans l'intérêt commun intelligemment compris, on continue 
        de vivre avec l'adversaire d'hier et les liens qui se tissent ne peuvent 
        plus être rompus.
 *** --------- On comprend qu'il 
        soit difficile pour certains d'accepter sans arrière-pensée 
        ni scepticisme le principe même de cette " intégration 
        des âmes ". Le Français du bled a des sentiments 
        et des réactions différents du citadin dont la sécurité 
        est mieux assurée.--------- Celui qui vit isolé parmi 
        des dizaines de milliers de gens dont il ne parle quelquefois pas la langue, 
        dont la religion rigoureusement observée et chaque année 
        strictement témoignée au temps du Ramadan, est en même 
        temps un code et un guide de vie, a un sentiment lancinant de solitude 
        à la pensée de . quelque éruption passionnelle qui 
        s'exprimerait par la flambée impitoyable du " Djihad ", 
        la guerre sainte. A cette pensée, le colon du bled qu'on a si souvent 
        critiqué, mais qui pourtant mérite le respect, est évidemment 
        sensible.
 
 --------- Il faut avoir parcouru ces hauts 
        plateaux mornes et sans joie, et vu ces fermes perdues dans l'immensité, 
        coupées et isolées de tout, pour comprendre la mentalité 
        du colon. --------- Quand je dis colon, je 
        pense au vrai, celui qui s'accroche à sa terre, vit avec elle et 
        ne la quitte que pour mourir, et non celui qui, jouissant du labeur et 
        du sacrifice de ses ascendants, profite des revenus en laissant à 
        quelque fermier le soin de faire produire.
 --------- Depuis le début de la rébellion, 
        ce vrai colon a toujours tenu, en dépit du massacre qui le menaçait.
 --------- Je ne sais pire folie et pire lâcheté 
        de la part du F.L.N. que de s'être acharné à détruire 
        cette merveilleuse infanterie du sol. Ce faisant, il a commis, mais cette 
        fois par le crime, la même faute que nous quand, par un esprit de 
        revanche stupide en Tunisie au lendemain de la Libération, nous 
        avons expulsé la foule des petits colons italiens. Ils occupaient 
        le sol et créaient richesse et salaires, qui sont la base d'une 
        économie. Leur départ a sonné le glas de la Tunisie 
        européanisée qui a provoqué celui de la Tunisie française.
 --------- Si demain le colon européen 
        d'Algérie venait à se décourager et à disparaître, 
        une présence sédentaire, un guide, une volonté s'éteindraient 
        et des régions entières, pour un long temps peut-être, 
        retomberaient dans la misère et dans la nuit.
 --------- Peut-on reprocher à cet 
        " homme seul " d'avoir un sentiment de légitime défense? 
        Ne l'a-t-on pas, lui aussi, trop souvent trompé? On ne cesse de 
        l'utiliser et de vanter ses mérites, mais quand la récolte 
        est mauvaise, quand ses dettes s'accumulent dans les caisses du Crédit 
        agricole qui l'aident parcimonieusement, c'est à qui l'oublie ou 
        le méconnaît. --------- Alors, 
        au fond de son coeur, bouillonne aussi la révolte.
 --------- Ce colon travailleur est certainement 
        plus près du fellah dont il partage la pauvreté et le destin 
        que n'importe qui peut l'être en Algérie. Mais il a tellement 
        servi de prétexte ou de justification à son corps défendant 
        qu'il devient en quelque sorte, selon les circonstances, tantôt 
        l'exemple à suivre, tantôt le bouc émissaire. Comme 
        il l'a compris, il finit par douter de tout et de tous.
 --------- Et pourtant sans lui, et sans le 
        fellah qui le seconde, l'Algérie ne serait que landes et déserts.
 
   |  | XI ---------LES façons 
        ne manquent pas d'aimer sa patrie, de lui être fidèle et 
        de le lui prouver, mais en la matière, des défilés 
        et des chants ne sont pas des preuves exclusives. D'autres moins voyantes 
        et moins tapageuses lui rapporteraient sans doute davantage, qui procèdent 
        de l'esprit de communauté ou plus simplement d'un patriotisme intelligent. 
        Membres d'une communauté nationale, notre intérêt 
        et notre amour-propre lui étant subordonnés, nous devons, 
        nous Algériens, aider la France à surmonter son drame africain 
        dont le dénouement dépend désormais de notre propre 
        conduite.---------Si nous avons depuis des années 
        sans nous en priver accusé Paris de perdre l'Algérie, nous 
        ne le pouvons plus à présent. Le 13 mai 1958, Paris a répondu 
        au voeu d'Alger en rappelant au pouvoir le général DE GAULLE. 
        Au risque de paraître des inconscients, les Algériens doivent 
        s'en déclarer satisfaits et faire confiance au chef du Gouverne-ment 
        quelles que soient les solutions qu'il propose.
 ---------S'il exige de nous de sacrifier 
        à l'esprit de communauté, nous devons y souscrire comme 
        y souscrivent ces Résistants rescapés des camps d'extermination 
        qui acceptent d'accueillir les concitoyens de leurs bourreaux sur un pied 
        d'égalité dès lors qu'il s'agit d'instaurer une autre 
        communauté, celle de l'Europe. Leurs souffrances, leurs rancoeurs, 
        tout ce passé de cauchemar qui vit en eux s'efface devant l'intérêt 
        supérieur de la nation. L'esprit de communauté, le patriotisme 
        vrai ce n'est pas autre chose.
 ---------De même, si dans un monde 
        qui se divise l'intérêt de la communauté française 
        exige qu'une immense collectivité de 400 millions d'âmes, 
        dont les grandes puissances se disputent le concours, ne soit plus hostile 
        à la France, cet intérêt doit primer et tout doit 
        être tenté pour le faire pré-valoir. Et si les méthodes 
        employées de bonne foi pour y parvenir jusqu'à ce jour étaient 
        défectueuses, il faut les changer. Qui mieux que nous, Algériens 
        qui vivons parmi les gens d'Islam, pourrait faciliter pareille entreprise 
        en assumant les initiatives indispensables et urgentes qu'elle implique? 
        Notre rôle n'est-il pas d'être le pont entre la France et 
        l'Islam, plutôt que d'en paraître le fossé? L'Algérie, 
        avant-garde de l'Islam en Occident, est aussi l'avant-garde de la France 
        en Islam. Qui pourrait le nier, sinon ceux qui, des deux côtés, 
        cherchent à exploiter ou à attiser nos divisions?
 ---------J'entends bien qu'on objectera : 
        " A quoi bon? N'avons-nous pas déclaré 
        que tous les musulmans algériens étaient des citoyens français? 
        " J'eusse préféré qu'ils le déclarassent 
        eux-mêmes librement, ce dont je ne désespère pas si 
        nous savons enfin valoriser en Algérie la qualité de français 
        plutôt que de vouloir l'imposer.
 ---------A cet égard, le discours 
        du général DE GAULLE prononcé le 3 octobre 1958 à 
        Constantine paraît ouvrir la voie.
 *** ---------Négligeant 
        la terminologie dont on a si copieusement abusé, refusant de " 
        figer dans des mots ce que l'entreprise va peu à peu dessiner 
        ", le général DE GAULLE a tracé dans 
        son discours de Constantine les traits essentiels de sa politique algérienne 
        qui substitue au verbalisme antérieur le dynamisme économique, 
        social et politique.---------Ce discours est un monument d'honnêteté, 
        de réalisme et de clarté.
 ---------Soucieux de revaloriser les engagements 
        en tenant les promesses déjà faites, " même 
        celles des autres ", le général DE GAULLE a d'abord 
        fait à Constantine un véritable pari, celui de réaliser 
        en Algérie un programme économique et social sans précédent 
        : 400 00o emplois nouveaux, un million de personnes logées, deux 
        millions d'enfants scolarisés, 250.000 hectares de terres distribuées 
        aux fellahs, la première phase du plan de mise en valeur agricole 
        et industrielle portée à son terme, le tout au cours des 
        cinq ans à venir.
 ---------Si le général DE GAULLE 
        gagne son pari, la France gagnera. Dans le cas contraire, la France aura 
        perdu, et la civilisation occidentale aussi.
 ---------Le musulman algérien a confiance 
        en DE GAULLE, dont la parole ne saurait être discutée, mais 
        si le malheur voulait que malgré lui ces engagements ne puissent 
        être tenus, les conséquences en seraient cette fois catastrophiques. 
        La France et aucun de ses hommes d'État ne seraient plus jamais 
        crus.
 ---------Ces choses-là doivent être 
        dites au moment où commence la première des cinq années. 
        Chaque jour compte, chaque minute compte et tout jour ou minute perdus 
        dans cette course contre la montre amenuiseraient la confiance et l'espoir 
        renaissants.
 ---------La réalisation de cet extraordinaire 
        effort économique et social exigera des équipes d'hommes 
        armés d'une foi profonde et d'un dynamisme peu ordinaire. Il ne 
        leur suffira pas de vouloir, mais encore de susciter l'enthousiasme et 
        l'adhésion constructive des populations dans des régions 
        où la sécurité est encore précaire, de bousculer 
        la routine et de faire jaillir l'étincelle dans un pays désorganisé, 
        las et hébété par quatre ans de guerre.
 ---------S'ils y parviennent, les conditions 
        seront alors créées d'une solution algérienne. " 
        Li fet met ", le passé sera mort. ---------Des 
        hommes passionnés par une grande entreprise et par le sens de leur 
        intérêt vital s'uniront pour arracher leur pays au chaos, 
        pour travailler à son redressement et à sa renaissance, 
        pour ensemble " bâtir une tour ".
 ---------Alors que les rancurs et la 
        haine les séparaient, leur amour de l'Algérie, leur fierté 
        d'être des Algériens, ces points de rencontre que quatre 
        années de souffrance n'ont pu effacer les réuniront de nouveau 
        dans les champs, sous les derricks et dans les assemblées.
 ---------Chaque Algérien sait que 
        l'Algérie peut et doit assumer demain le leadership en Afrique 
        du Nord mais aussi qu'elle sera sa clé de voûte économique 
        et l'indispensable carrefour de l'Occident en Afrique, comme elle peut 
        rendre aussi à la République française ce rôle 
        qu'elle n'eût dû jamais perdre de puissance musulmane conseillère 
        et inspiratrice du monde islamique moderne.
 ---------Le pari du général 
        DE GAULLE ouvre des voies immenses, difficiles certes à tracer 
        dans les délais prévus, mais possibles à ceux qu'animent 
        une volonté constructive.
 ---------" Where there is a will 
        there is a way ", disent les Anglais.
 ---------A nous Français et Algériens 
        de montrer que nous n'en sommes point démunis.
 ---------Ainsi l'enthousiasme suscité 
        par cette grande oeuvre économique et sociale devrait-il dépassionner 
        le débat ou plutôt transférer la passion actuellement 
        orientée sur la politique comme une fin en soi vers des réalités 
        plus tangibles et socialement plus rentables.
 ---------Ce transfert n'exclut pas que chacun 
        conserve son quant-à-soi, et la liberté totale de ses options 
        politiques. Mais le général DE GAULLE, soucieux de fixer 
        loyalement les règles du jeu, a limité l'étendue 
        de ces options lorsqu'il déclarait : " L'avenir de l'Algérie, 
        parce que c'est la nature des choses, sera bâti sur une double base, 
        sa personnalité et sa solidarité étroite avec la 
        métropole française. "
 ---------L'Algérie conserve sa personnalité, 
        elle demeure un fait propre, un cas sui generis différent d'une 
        province métropolitaine, elle sera donc susceptible d'une très 
        large autonomie, mais elle demeure aussi étroitement solidaire 
        de la métropole française. Quant à l'avenir, il n'est 
        à personne, comme dit le poète, " il est à Dieu 
        ".
 ---------Tout en maintenant l'Algérie 
        intégrée dans la communauté française, comme 
        l'ont volontairement décidé pour eux-mêmes lors du 
        référendum la plupart des pays d'Afrique Noire, la reconnaissance 
        une nouvelle fois affirmée de sa personnalité conférerait 
        à l'Algérie une très grande souplesse de gestion 
        qui harmoniserait les conceptions intégrationnistes, c'est-à-dire 
        de citoyenneté, d'égalité des droits et d'indissolubilité 
        des liens avec la France, et celles de fédéralisme c'est-à-dire 
        d'autonomie de gestion dans l'orbite, sous la protection et avec l'aide 
        de la mère patrie. Certains secteurs demeureraient dans l'intérêt 
        même de l'Algérie l'apanage exclusif de la communauté, 
        c'est-à-dire de la France.
 ---------Quel nom donner à cela? Peu 
        importe. L'Algérie est avant tout l'Algérie, cas unique, 
        cas d'espèce, comme Porto Rico l'a été pour les États-Unis, 
        et son régime créera peut-être une terminologie nouvelle.
 ---------A quoi bon se battre sur des mots? 
        Nous en avons tellement dans notre langue si riche et les nuances qui 
        en différencient le sens sont parfois tellement infimes que chacun 
        suivant ses idées ou sa passion peut les interpréter à 
        sa façon.
 Laissons plutôt, pour l'Algérie, l'entreprise voulue par 
        DE GAULLE, immense et humaine, soucieuse de la dignité et du bonheur 
        de l'homme créer un mot nouveau.
 ---------Quel qu'il soit, il associera deux 
        peuples dans une oeuvre grandiose et le mérite comme le profit 
        en reviendront équitablement à tous deux. C'est l'esprit 
        même de toute association. Au point où nous en sommes et 
        sans préjuger de l'avenir, il ne peut y avoir en Algérie 
        d'autre politique que celle-là.
 ---------Les représentants qui, suivant 
        le désir du général DE GAULLE, auront été 
        désignés par les Algériens pour u faire le reste 
        " devraient avoir la sagesse de ne point figer leur comportement 
        dans des mots.
 
 ---------Faisant abstraction de leurs idéologies 
        ou de leurs rancunes, souhaitons qu'ils s'abstiennent de vouloir considérer 
        la politique comme un but se suffisant à lui-même. ---------Les 
        grandes phrases, les grandes idées n'ont de valeur que par l'action 
        humaine qu'elles suscitent, qui en constituent l'expression vivante perceptible 
        pour chacun, sinon elles demeurent un rêve. Un pays comme l'Algérie 
        intensément, prodigieusement vivant, n'a que faire des rêves. 
        Ce sont des réalités qu'il lui faut. Elles seules font vivre 
        l'homme.
 ---------Le mot d'indépendance me 
        paraît être dans le moment présent le produit du rêve. 
        Il ne signifie plus grand-chose, ce mot, dans le monde où nous 
        vivons, car aucun peuple aujourd'hui n'est vraiment indépendant, 
        le peuple français pas plus qu'un autre.
 ---------Aucun peuple ne peut désormais 
        vivre seul sans appui économique, militaire ou financier, voire 
        politique, du grand bloc de nations pour lequel il a opté, du camp 
        auquel il appartient.
 ---------Rien n'est plus absurde que de voir 
        tant d'hommes mourir, un pays se ruiner pour un mot qui ne confère 
        d'autre bonheur et d'autre droit que celui de courtiser tour à 
        tour, pour en obtenir subsides ou appui, l'un et l'autre des deux blocs 
        qui divisent le monde et, au cas où ni l'un ni l'autre ne voudrait 
        ou ne pourrait les lui accorder, finir par s'étioler glorieusement 
        dans sa misère.
 ---------Prétendre vouloir être 
        indépendant et voler de ses propres ailes implique aussi une sérieuse 
        formation, des cadres, une stabilité, un 
        équilibre politique, un esprit collectif, toutes choses qui ne 
        s'acquièrent pas en un jour ni en une année.
 ---------Ce qui compte avant tout, ce n'est 
        pas tant l'indépendance du pays, mais l'indépendance de 
        l'individu, c'est-à-dire sa dignité d'homme. Cette valeur 
        seule est vitale et je croirais volontiers que le sens du combat algérien 
        a visé davantage à la conquérir plutôt qu'à 
        arracher une illusoire et précaire indépendance algérienne.
 ---------Je crois aussi que cette conquête 
        de la dignité humaine devrait être maintenant un fait acquis.
 ---------Reste un test ultime pour le prouver. 
        Dans quelques semaines ou quelques jours viendra l'échéance 
        électorale où tous les Algériens éliront leurs 
        représentants pour " faire le reste ", comme le leur 
        a promis le 5 juin 1958 le général DE GAULLE.
 ---------Cette épreuve sera celle 
        de la dernière chance... ---------L'Algérie 
        musulmane tout entière l'attend avec curiosité et angoisse. 
        On a dit au musulman qu'il était " à part entière 
        ", qu'il votait en français avec le Français. Il ne 
        le croit pas encore tout à fait. Il attend de voir si l'expression 
        de sa pensée sera libre comme celle de tout autre Français 
        de la métropole. ---------C'est le 
        test de sa dignité de citoyen d'un pays libre.
 Si, par des élections préfabriquées comme celles 
        que, dans le passé, on a hélas trop connues, sa dignité 
        devait être une nouvelle fois bafouée, la confiance s'évanouirait 
        d'un coup et sa déception serait d'autant 
        plus grande qu'ayant mis sa foi en la parole de DE GAULLE qui, pour lui, 
        identifie la France, il ne croira plus en lui ni, partant, en la France. 
        A quoi donc et à qui donc s'accrocherait-il dorénavant chez 
        nous?
 ---------Un élément nouveau 
        et considérable intervient dans cette conjoncture : le vote de 
        la femme musulmane.
 ---------Plus d'un million de femmes s'expriment 
        à présent et apportent avec elles un potentiel déterminant 
        car, contrairement à ce qu'on croit trop souvent, la femme musulmane 
        a une influence très sensible dans la vie du pays.
 ---------Son premier contact avec les urnes 
        au moment du référendum a été pour elle un 
        peu comme de grandes manoeuvres. Mais on ne saurait méconnaître 
        que, depuis quatre ans de guerre, la femme musulmane ait le plus durement 
        souffert du conflit, dans ses attaches et dans ses affections. Autant 
        que l'homme et sinon plus, comme chez nous d'ailleurs, elle a un sens 
        aigu de la justice et du bon droit. Introduite dans la vie publique, son 
        intervention, dont on ne peut encore évaluer les conséquences, 
        s'avère dans tous les cas déterminante, tant par le poids 
        du nombre que par la passion qu'elle met en tout.
 ---------Dans l'opération électorale 
        en perspective, chaque pas soulève l'occasion d'un parti. Le plus 
        important me paraît être celui de la confiance. Là 
        aussi, le général DE GAULLE vient de trancher. Dans les 
        instructions qu'il a adressées au général
 Salan le 13 octobre 1958, il déclare avec la plus grande netteté 
        :
 
        
          | ---------" J'attache 
            une extrême importance à ce qu'il y ait une véritable 
            compétition, c'est-à-dire qu'il puisse exister des listes 
            concurrentes. ---------Le pire écueil serait 
            la constitution de listes uniques favorisées par l'autorité 
            officielle.
 ---------Le but à atteindre consiste 
            à obtenir que se révèle librement une élite 
            politique algérienne.
 ---------C'est ainsi que pourra être 
            comblé le vide politique qui a ouvert la voie aux meneurs de 
            la rébellion. "
 |  ---------En tenant ce langage, 
        le général DE GAULLE se montre fidèle aux engagements 
        souscrits par les foules du forum et avalisés par l'armée 
        et par lui au nom de la France.Que certaines individualités n'aient accordé à ces 
        engagements qu'une valeur tactique sans souci de les voir respectés 
        par la suite ne saurait surprendre.
 ---------Il en va différemment de 
        l'armée, du général DE GAULLE et partant de la France. 
        On ne badine pas avec leur honneur ni avec le voeu exprimé dans 
        l'enthousiasme par les foules algériennes.
 ---------J'en suis convaincu, la masse musulmane, 
        après quatre ans de guerre et de souffrance, a acquis plus de maturité 
        politique et d'entendement qu'on ne lui en prête généralement. 
        ---------Abstraction faite de toute sentimentalité, 
        elle a un sens
 précis de son intérêt immédiat, qui n'est pas 
        éloigné du nôtre
 ---------L'heure est venue où peuvent 
        s'exprimer librement, dans la dignité retrouvée 
        et dans la paix, un esprit de concorde et une solidarité qui surprendront 
        les incrédules.
 ---------Que le " vieil homme " 
        qui maintenant doit mourir en nous ne gâche pas cet instant historique.
 ---------Dans la confiance retrouvée, 
        un monde nouveau peut naître où chacun aura sa place en Algérie, 
        sur cette terre qui est notre terre.
 ---------Ne compromettons pas son avènement.
 ---------De mon vieux Bordj, en chrétien, 
        en Français et en Algérien, c'est ce que je souhaite. Inch'Allah.
 
 Au Bordj, 18 octobre 1958.
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