|  VII IL est bien compréhensible que les 
        hommes de la Casbah aiment autant les récits. Car ils possèdent 
        peu de moyens de se distraire, hors de la fréquentation des cafés 
        maures pourvus d'échiquiers, de dominos, ornés defleurs, de narghilehs, de flûtistes et de tambourinaires. La méditation 
        à la Mosquée ne saurait se mettre en parallèle avec 
        des distractions aussi profanes.
 
 Les musulmans vont aux conteurs de plein air, comme les occidentaux s'enferment 
        au théâtre, au concert, au cinéma surtout. Mais nul 
        exploitant n'a encore songé à installer en pleine Casbah 
        un écran magique. Et tant qu'il n'y aura pas de cinéma dans 
        la haute ville, et tant qu'il y aura autant d'illettrés parmi ses 
        habitants, les conteurs même classiques pourront espérer 
        vivre et charmer les hommes de la Casbah qu'ils soient turcs, arabes, 
        kabyles, marocains, mozabites ou nègres.
 
 Car la Casbah d'Alger est composée d'une mêlée de 
        races et de sangs. Les gens qui la peuplent, s'ils sont pour la plupart 
        musulmans et trouvent une communauté de pensée indéniable 
        sous le signe du croissant, sont cependant divers. Chacun se réserve, 
        comme travail, dans cette ville, la part qui convient le mieux à 
        son tempérament.
 
 Les turcs représentent un élément cultivé. 
        Comme au temps de Baba-Aroudj, ils sont scribes ou soldats. Les kabyles 
        comptent aussi des lettrés. Les marocains accomplissent les plus 
        grosses besognes du port et des quelques industries locales. Les arabes 
        qui sont de beaucoup les moins vaillants se font de préférence 
        vendeurs de légumes, encore qu'ils soient là concurrencés 
        également par les kabyles, ou se laissent vivre en bricolant de
 
 - 76 -
 
 temps à autre, sans emploi fixe et s'accordant des vacances dès 
        qu'ils ont de quoi subsister pendant trois jours. Les mozabites, au pied 
        de la Casbah, se sont réservés concurremment avec les juifs, 
        la majeure partie du négoce des étoffes et des épices. 
        Les nègres sont employés aux services de voirie tandis que 
        leurs femmes sont masseuses dans les bains maures. Sept à huit 
        belles et vastes maisons de la Casbah leur sont affectées. Il convient 
        qu'ils vivent à l'écart car ils apportent un esprit vraiment 
        démoniaque aux religions qu'ils prétendent observer et qu'en 
        réalité ils travestissent en une bizarre parodie, en une 
        farce burlesque, excessivement érotique surtout. Ils sont propres 
        et gais. Leurs femmes sont les sorcières, les nécromanciennes 
        de cette haute ville. Ce sont elles et eux aussi parfois (car vieillis 
        ils deviennent jeteurs de sort, joueurs de tam-tam et de bizarres instruments 
        capables d'évoquer momentanément l'obsédante magie 
        des brousses torrides) qui fabriquent pour des amoureuses arabes, espagnoles, 
        italiennes, les charmes avec lesquels on prend la chair des hommes et 
        l'on vainc les ennemis.
 
 Une tribu de gitanes campe au sommet de la Casbah. Selon les traditions, 
        ils sont vendeurs et tondeurs de chiens, raccommodeurs de vieux sièges. 
        Ils rempaillent une chaise tous les mois, mais cela leur donne une justification 
        suffisante vis-à-vis de la police. Ils sont minces, adroits, fainéants, 
        aptes à donner le plaisir sensuel. Elles qui sont grasses agitent 
        sur leurs croupes des ampleurs énormes de jupes et jupons. Ici 
        comme partout elles vendent de la dentelle, disent la bonne aventure et 
        parfois consentent à poser pour des peintres à condition 
        que leurs pères ou leurs maris en aient longuement éprouvé 
        l'honneur.
 
 Bien qu'elles paraissent errer librement, elles ne se prostituent jamais 
        et ne doivent se donner qu'aux mâles de leur clan. Ils les traitent 
        ici comme partout avec cette rudesse qui plait aux vraies femelles. Il 
        suffit pour s'en convaincre de voir trembler cette belle fille solide 
        devant ce mince garçon sifflant comme une couleuvre qui au retour 
        de quelque expédition dans la ville européenne lui demande 
        compte de l'emploi de sa journée, minutieusement. Elle se retient 
        à peine de lever un coude à l'avance pour se protéger 
        des coups qu'elle sent venir bien qu'elle n'ait rien à se reprocher. 
        C'est avec la crainte qu'on conserve les femmes.
 
 Il arrive pourtant que l'une d'elles, indépendante et folle, fasse 
        une fugue. La mort l'attendrait au retour, sans la ruse des vieilles qui 
        comme partout savent jouer du coeur et de l'orgueil des mâles... 
        Honte sur la tribu, l'une des plus belles filles est partie avec un arabe... 
        Un arabe ! ! ! On la cherche pendant trois jours ; le quatrième 
        elle revient escortée de sa mère et pourvue d'un certificat 
        de sage-femme affirmant qu'elle est toujours vierge.
 
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 L'honneur est sauf. Elle peut réintégrer l'antre familial, 
        elle en sera quitte avec une raclée. Le séducteur fuit la 
        ville pour un certain temps.
 *** Les gitanes de la plus haute Casbah ont de 
        belles chevelures grasses comme des plantes, richement habitées, 
        onduleuses et libres qu'elles laissent flotter sur leurs dos luisants, 
        comme le symbole de liberté sauvage de la tribu entière 
        !
 Dès que leurs enfants nerveux commencent à pouvoir se tenir 
        sur leurs pattes, ils se mettent à danser ainsi que d'autres chantent 
        ou parlent. Ils dansent irrésistiblement pour eux seuls avant de 
        penser à en tirer un profit pécuniaire à quelque 
        carrefour de la Casbah où s'attrouperont des bédouins, des 
        zouaves, des touristes.
 A toute heure de nuit comme de jour, surtout pendant la saison chaude, 
        les gitanos dansent... Mais il y a, l'hiver, bien des enfants qui toussent 
        !
 
 Un récent arrêté vient de refouler dans des abris 
        mieux clos cette population de nomades. Dans les rues qui environnent 
        leurs anciens campements ils ont dû se répartir par famille... 
        Ils ont aussitôt transformé les chambres des maisons qu'on 
        leur a louées au prix fort en d'invraisemblables lieux de pouillerie. 
        Les co-locataires indigènes, infiniment plus soucieux de propreté, 
        les regardent avec consternation promener parmi eux leurs loques vermineuses. 
        Ces musulmans lents, secrets se sentent pris dans un tourbillon maléfique 
        d'enfants sales, de bruits de castagnettes, de hurlements... " Oh! 
        ce n'est pas qu'ils soient méchants, dit une mère de famille 
        indigène... Celle que tu vois là... oui la grosse, elle 
        est brave, elle est comme le sucre... Mais leurs petits surtout, ils ne 
        tiennent pas en place... Cette Jeannette qui n'a que trois ans, regarde 
        la... Oy Jeannette!.. Oy Jeannette!.. " Jeannette, les bras en l'air, 
        son maigre ventre frémissant, se met à danser avec une gravité 
        par instant malicieuse... " Oy Jeannette !... Et tu le vois aussi, 
        c'est trop comme ils sont sales ! Oh toutes ces maladies des yeux et de 
        la peau qu'ils vont amener chez nous... Et ils ne savent même pas 
        fermer les portes... Et si on laisse ainsi cette porte ouverte, des hommes 
        se trompent, ils viennent chez nous qui sommes mal placés entre 
        deux maisons de putains. Et quand ils ont bu, c'est terrible ! Il y en 
        a un, l'autre fois, qu'il a sorti le revolver... Depuis, tu vois, ma mère 
        il est malade ! Non ! ça n'est pas bien de mêler comme ça 
        ceux qui ne sont pas faits pour vivre ensemble... La faute à qui 
        ? D'abord à la propriétaire... nos otres on est ici depuis 
        bien avant la guerre, alors elle ne peut pas nous augmenter ni nous mettre 
        à la porte et la oilà
 
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 maintenant qu'elle nous installe chez nous ces gitanes pour nous obliger 
        à partir quand même... Oh ! elle se trompe, c'est eux qui 
        partiront car ils ne pourront pas rester enfermés comme ça, 
        comme nous, pendant longtemps encore, pendant toute la vie ! "
 
 Il est de fait que peu à peu, les gitanes sortent des chambres 
        où ils sont parqués pour se réinstaller sur leur 
        tertre de prédilection.
 
 Ils sont d'une patience, d'une volonté anarchique qui ont lassé 
        tous les régimes et toutes les races. On ne vaincra jamais leur 
        besoin de nomades de vivre en plein vent.
 ***
 Les juifs pauvres (car des opulents on trouve 
        les traces dans la ville entière et aussi bien vers Bab-el-Oued 
        et Saint-Eugène 
        que sur les coteaux de Mustapha 
        ou de Bouzaréa) 
        habitent de préférence le bas de la Casbah aux alentours 
        de leur principale synagogue située Place Randon (depuis peu devenue 
        Place du Grand Rabbin Bloch) . Elle sert de lien entre les rues Randon 
        et Marengo qui sont les voies d'aboutissement à la Casbah, les 
        plus désolantes à voir de toute la ville. D'abord parce 
        qu'elles sont bordées d'édifices d'une laideur architecturale 
        absolue. Ensuite parce qu'il s'y fait un charroi continu qui aggrave leur 
        propension très nette à la saleté.
 Ces maisons d'un aspect dégradé regorgent d'habitants. Jusque 
        sur leurs balcons, débordent des femmes si grasses qu'elles sont 
        toujours obligées d'avoir un sein, une fesse, un bras à 
        l'extérieur. Des grappes d'enfants plutôt malingres traînent 
        dans les vestibules d'accès en faux marbre écaillé 
        des couffins vides et plus grands qu'eux qui balaient les crasses du sol. 
        L'odeur huileuse des beignets que fabriquent les mozabites installés 
        dans les boutiques du rez-de-chaussée ajoute à la sensation 
        d'écoeurement.
 
 Cependant, parfois, l'on voit surgir de l'un de ces trous noirs et empuantis, 
        de l'un de ces vestibules suintant la crasse et la graisse, quelque fille 
        svelte et merveilleuse, une élue de la race avec des chevilles, 
        des poignets, un nez qui n'ont rien à craindre des ans, une peau 
        comme macérée dans les aromates de la Bible, des cheveux 
        bouclés sans l'aide du coiffeur, des yeux qui à eux seuls 
        pourraient suffire. Habillée élégamment et même 
        proprement par un autre surprenant miracle, car c'en est un que d'avoir 
        réussi au milieu de dix ou douze frères et soeurs à 
        préserver ce costume de tant de traces de doigts ; opiniâtre 
        comme ceux qui ne mangent pas toujours à
 
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 leur faim, insolente comme celles à qui chaque jour le miroir dit 
        " Tu peux " elle cultive sa voix puisque maintenant le cinéma 
        est sonore et que la cousine Sarah lui a promis si elle obtenait un prix 
        à l'examen de sortie du conservatoire local de l'installer avec 
        elle, à Paris, pour lui donner sa chance.
 
 Chaque famille juive possède généralement un protecteur 
        si éloigné soit-il par les liens du sang ou la distance, 
        qui tôt ou tard se manifeste ainsi. Mais ils n'ont pas encore compris 
        que leur Messie, le vrai, le seul pos?
 sible, c'est celui-là.
 ***
 Leurs ancêtres, ici, ont vaincu les 
        famines en prêtant leur or... Même à un taux élevé, 
        tout vaut mieux que la famine. L'expédition d'Alger s'est faite 
        sous le couvert d'un coup d'éventail, d'un poétique battement 
        d'ailes au nom de l'une de leurs créances, de sorte que nous devons 
        ce prétexte de la conquête et subsidiairement cet admirable 
        domaine Nord-Africain à des juifs... Un siècle seulement 
        a passé depuis le début de l'occupation française 
        et les voilà lisant Valéry, Proust, Morand, Gide.
 Peu importe que dans cette avidité à savoir et comprendre 
        il y ait encore une volonté d'accaparement, une idée de 
        thésaurisation spirituelle, une envie raciale de tout posséder 
        davantage, même la culture. Il n'est que trop de gens dans ce pays 
        tiède qui tombent facilement à un assoupissement mental.
 
 Certains juifs de vingt ans, dans la Casbah d'Alger, s'efforceraient plutôt 
        de prévoir ce qui se fera en l'an 2000 et comment on pourra s'y 
        adapter.
 
 Cependant ils vivent en général dans une atmosphère 
        où le passé leur est opposé à chaque minute. 
        Car les grands parents qui bien entendu vivent avec eux, portent encore 
        : lui le serrouel et le turban, elle l'ample robe de brocart à 
        plastron brodé d'or, le foulard sombre à longue frange cachant 
        complètement les cheveux et, pour les sorties, le grand châle 
        des Indes transmis par les aïeules. Le fils et la fille de ceux-là 
        ont déjà quitté le costume ancestral sans adopter 
        encore cependant, sauf pour les grandes cérémonies, le vêtement 
        français à la dernière mode. La femme est ordinairement 
        vêtue d'un peignoir (costume intermédiaire) ... le mari se 
        promène en bras de chemise, hiver comme été, dans 
        la maison. Lorsqu'il sort, il revêt une jaquette et un chapeau melon 
        qui s'apparentent étonnamment aux frusques chères à 
        Charlot.
 ***
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 Contrairement aux arabes, les juifs de la Casbah d'Alger, même traditionalistes, 
        n'ont conservé aucun décor témoin de leurs moeurs 
        ancestrales. Ils possèdent tous une salle à manger Henri 
        II qui est la pièce de luxe du logement et dans laquelle on célèbre 
        les fêtes religieuses importantes et les cérémonies 
        familiales joyeuses. Il est fréquent de voir installée, 
        dans ce décor de petite bourgeoisie française, une mariée 
        de blanc vêtue de la façon la plus moderne, voilée 
        de tulle, environnée des pièces d'argenterie dont on lui 
        fit cadeau, qui sait respectueusement se tenir immobile pendant des heures 
        tandis que s'accomplissent autour d'elle les gestes rituels du cérémonial 
        le plus antique et parfois le plus païen... Chaque femme de la famille, 
        si âgée et corpulente soit-elle, chaque amie de bonne volonté 
        vient à tour de rôle, un foulard ou n'importe quel mouchoir 
        à la main, mimer une sorte de danse qui tient beaucoup de la danse 
        du ventre érotique, au milieu d'un cercle de parentes qui les encouragent 
        de Yous Yous stridents, à la manière arabe. Les juifs vieux-turban, 
        de la Casbah d'Alger et de l'Algérie entière ont énormément 
        emprunté aux pratiques des musulmans. Ils sont souvent demeurés 
        plus intransigeants qu'eux pour certaines choses. Quant à la pureté 
        de leurs vierges par exemple. Un juif de la rue Randon, de la rue Marengo, 
        de la Place de la Lyre qui marie l'une de ses filles veut pouvoir montrer 
        au moins à ses proches, dès l'aube qui suit la nuit nuptiale, 
        l'étendard rouge - sans aucune tendance sociale - qui proclame 
        l'intégrité de sa fille et celle de ses principes comme 
        de ses procédés d'éducation.
 
 Dans la Casbah d'Alger, et pour peu surtout que la famille soit originaire 
        d'une ville puritaine comme Constantine ou Médéa, il peut 
        facilement arriver malheur à une mariée juive qui ne répond 
        pas absolument à ce qu'on espérait d'elle.
 
 Alors et par un compte rendu extrêmement succinct on apprend que 
        la jeune Lilia Maklouf, un peu étourdie par les ivresses conjuguées 
        du champagne et des effusions nuptiales, a pris malencontreusement une 
        fenêtre du cinquième étage pour une porte.
 ***
 Certaines juives qui sont nées, qui 
        ont surtout longuement vécu, avant de s'installer dans la Casbah 
        d'Alger, dans l'atmosphère biblique de villes moins francisées, 
        tout en consentant déjà à se dépouiller de 
        leur parure ancestrale, n'accepteraient pas actuellement encore de prendre 
        un repas chez des chrétiens. Assises parfois au moment de l'apéritif, 
        avec leur mari, à la terrasse d'un grand café de la basse 
        ville et tandis qu'un orchestre joue
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 une sélection de Paillasse, elles se torturent l'esprit pour trouver 
        une raison convenable et qui ne paraisse pas méprisante de refuser 
        l'invitation de ce gros client réjoui de leur époux, de 
        ce commis voyageur qui arrive de France et auquel on ne peut pas expliquer... 
        qui ne comprendrait pas.
 
 Malgré l'assistance privée et les secours du Consistoire 
        comme aussi leur rare vaillance au travail, la misère, chez certains 
        juifs de la Casbah, est effroyable. C'est qu'ils pullulent avec une telle 
        abondance ! Et l'on n'a pas toujours la chance de mettre au monde des 
        fils. Le consistoire ne donne pas de prime à la naissance des filles. 
        Pour les garçons seuls, ici, l'on pavoise et l'on paie.
 
 Si la salle à manger est Henri II, il y a bien des chances pour 
        que la chambre à coucher soit Louis XVI... Mais l'impression d'un 
        certain grotesque mobilier peut céder parfois complètement 
        la place à la certitude profonde d'une tragédie de grandeur 
        intégrale... Un jeune mort de vingt ans est aujourd'hui étendu 
        dans cette chambre, nu sous le couvert d'un drap, posé à 
        même les dalles... Son visage seul apparaît hors du suaire... 
        Dans la pièce voisine, la mère, les soeurs, les parentes, 
        les amies se lamentent comme elles l'eussent fait il y a deux mille ans. 
        Ne restera dans le souvenir et surclassant tout, que la vision de ce jeune 
        et bel athlète offert à la poussière du sol et le 
        hurlement maternel des femmes qui vous attrape au ventre.
 ***
 Au bas de la Casbah, le bar Sassi, dans la 
        rue de la Lyre, rassemble les amateurs de musique et de brochettes 
        de viande. Sassi est un juif de Tlemcen qui possède une belle voix 
        de baryton, un répertoire qui va du chant guerrier andalou à 
        la chansonnette tunisienne narquoise.
 On trouve chez Sassi, à partir de six heures du soir, des juives 
        ornées de foulards mis en turbans, de châles de soie brodés 
        ou de cachemire... de jeunes soldats, des arabes marchands de bestiaux, 
        des nègres soutiers de bateaux qui font escale, des individus de 
        toutes autres races dans les costumes les plus variés.
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