| Chiffalo
 et mes souvenirs d'enfant
 Mon coeur s'y repose souvent
 comme l'oiseau...
 
 ...Mais au-delà des poèmes 
        et des nouvelles, au-delà de la mémoire du coeur, il y a 
        l'Histoire ; et celle de mon village tient une place à part dans 
        l'épopée algérienne. Je ne veux pourtant pas faire ici oeuvre d'historien. Aussi j'appellerai 
        ce texte " chronique ", car ce qui y est dit provient d'une 
        tradition orale, des souvenirs de mes parents et des miens propres.
 
 Il y avait en Sicile un village du nom de Cefalu. Ses habitants, des pêcheurs 
        très pauvres, avaient coutume de s'en aller chercher la pêche 
        miraculeuse, sur des balancelles à voile vers les côtes d'Afrique. 
        Lorsqu'ils trouvaient un point d'ancrage à leur convenance, où 
        le poisson n'était pas farouche, ils s'installaient pour la saison 
        et ne repartaient qu'une fois leurs barils pleins. L'un d'eux décida 
        de se fixer définitivement ; d'autres l'imitèrent et, sur 
        la terre algérienne, Cefalu devint Chiffalo. Un petit port abrita 
        les lamparos ; .des maisons, toutes pareilles à celle du " 
        pays " se groupèrent autour. L'un de ces pionniers " 
        monta " une conserverie où l'on pratiquait la salaison des 
        anchois et la mise en boîtes des sardines.
 
 Mais Chiffalo n'était pas pour autant un village à part 
        entière : seulement un hameau dépendant de la commune de 
        Tefeschoun ; Tefeschoun, situé sur la colline, derrière 
        un bois de pins, était essentiellement habité par des viticulteurs 
        d'origine alsacienne. Là se trouvait la mairie. Un autre petit 
        port de pêche, Bou 
        Haroun, complétait cette commune. Des intérêts 
        divergents, des origines différentes firent que Bou Haroun finit 
        par obtenir son indépendance administrative.
 
 Chiffalo possédait pourtant son agence postale et son école 
        à deux classes, école qui devint insuffisante quand le nombre 
        des enfants augmenta.
 
 On construisit alors une autre école, dite " école 
        des petits " dans un quartier situé derrière la première. 
        A cette époque, on ne s'embarrassait pas de noms, aussi le nouveau 
        quartier fut simplement baptisé " derrière l'école 
        ". Je suis donc née et j'ai vécu douze ans " derrière 
        l'école ". Une plage s'étendait au bas de notre maison. 
        Les hommes y raccommodaient leurs filets et nous, les enfants, venions 
        y attendre, les soirs de lune, les pêcheurs nocturnes qui avaient 
        posé un tramail quelques heures plus tôt. Nous chantions, 
        je m'en souviens, cet air appelé " La Paloma " ! La plage 
        était fermée, sur la gauche, par une coopérative. 
        Je ne l'ai jamais vue fonctionner jusqu'au jour d'après guerre, 
        lorsqu'elle fut achetée par la fameuse conserverie " Papa 
        Falcone ". Les canards en liberté eurent dès lors un 
        arrière-goût de goéland ! Le quartier se terminait 
        à la corniche, chemin de terre qui surplombait les criques rocheuses 
        où nous nous baignions, indifférents aux oursins et aux 
        méduses. Tout au bout se trouvait Bou Haroun qui abritait, lui, 
        des chalutiers.
 
 Les Chiffalotains s'étaient passé de mairie mais point d'église 
        : celle du village était mignonne, de facture moderne avec un sol 
        de mosaïque où dormaient de gros poissons colorés. 
        Elle fut inaugurée officiellement en 1940. A ce moment, pour des 
        causes non clairement définies (on parla d'eau polluée pour 
        avoir séjourné dans un réservoir désaffecté) 
        une épidémie de typhoïde ravagea ce petit paradis ; 
        les écoles furent fermées et les jeunes rescapés 
        grimpèrent à travers le bois de pins pour être vaccinés 
        à la mairie.
 
 Chiffalo vit passer les années avec philosophie. Très jeunes, 
        mes parents étaient venus y enseigner des élèves 
        rétifs, indisciplinés. Les parents devinrent leurs amis. 
        Je garde précieusement, pieusement dans ma mémoire, les 
        coutumes apportées de Sicile, ainsi que les anecdotes que j'ai 
        si souvent entendues. Mes parents aimaient cette vie simple et tranquille.., 
        jusqu'à ce que la Seconde Guerre mondiale vienne creuser des vides 
        dans notre petite communauté. Alors le village s'enferma comme 
        dans un cocon et parut hiberner... n'ouvrant en 1942, que pour regarder 
        passer au large la flotte américaine.
 
 Un changement survint vers les années 1950. Les jeunes délaissèrent 
        Chiffalo pour la ville où ils trouvaient odes épouses non 
        choisies par leurs parents et des métiers qui leur plaisaient davantage 
        que la pêche. J'étais moi aussi, partie, le coeur déchiré, 
        et craignant de " perdre mon accent " !
 Les vacances me ramenaient au village, bien sûr, mais qu'il paraissait 
        petit, à mes yeux d'adolescente, le paradis de mon enfance !
 
 Aujourd'hui le village est vide de ses Siciliens, mais si vous allez à 
        Marseille, à La Ciotat, vous les retrouverez, les Chiffalotains, 
        raccommodant comme là-bas leurs filets. C'est sur la terre de France 
        qu'ils sont venus, en 1962, se repliant sur une patrie qu'ils ne connaissaient 
        que pour l'avoir défendue jusqu'à l'héroïsme 
        et par l'Histoire que le maître enseignait....
 Claudia ADROVER-SENDRA. La presqu'île LA CALLE, ce petit port algérien à 
        l'est du Constantinois, semblait promis à un bel avenir en raison 
        de sa proximité de la Tunisie et de son passé. Mais on estima 
        que ce port naturel de petites dimensions et ouvert à l'ouest ne 
        pouvait répondre aux grands projets que l'on formait. On envisagea 
        la création d'un autre port, un peu plus à l'ouest, au pied 
        d'une presqu'île : Le Boulif, qui protégeait une baie connue 
        sous le nom de " Baie des Corailleurs " et qui présenterait 
        l'avantage ode s'ouvrir vers l'Est.
 Au pied de la presqu'île, de gros blocs de béton rappellent 
        le lancement de ce projet. Mais la conquête de la Tunisie, en 1881 
        - qui eut aussi pour conséquence la naturalisation des pêcheurs 
        italiens de La Galle - détourna d'y donner suite,
 
 Après l'abandon de ce projet, l'échec de l'assèchement 
        odu lac Tonga et enfin la disparition du corail, il semble que l'on se 
        désintéressa de ce petit port. Port, ville et région 
        restaient en retrait de l'essor d'Algérie, magnifié non 
        sans raison lors des fêtes {lu centenaire, en 1930.
 En contraste avec Bône et Philippeville, le port de La Calle végétait. 
        On n'y voyait que quelques palangriers. La presqu'île était 
        quasi déserte. Quelques maisons, d'une beauté désuète, 
        témoignaient d'un espoir sans lendemain.
 
 Pourtant la vie pouvait reprendre. Il suffisait d'une nouvelle pêche... 
        comme le prouvent ces observations d'un témoin entre 1931 et 1962. 
        Et l'on ne sait ce qu'eût été l'avenir de la presqu'île, 
        autrefois notre second bastion, sans notre départ en 1962,
 
 Je l'ai connue dans l'entre-deux guerres. Ce n'était plus le temps 
        des corailleurs. On ne voyait plus, dans la baie, entre le cap et l'île, 
        les grands voiliers amarrés. Le corail, le plus beau qui fût, 
        avait disparu. Parfois un voilier apparaissait à l'entrée 
        du port ; ce n'était pas un corailleur. Il ne servait qu'au transport 
        de ces marchandises lourdes, encombrantes, que l'on débarque sans 
        grandes précautions briques, poteries, gargoulettes...
 On vit un jour un corailleur -- sa haute silhouette comme encastrée 
        entre la jetée et la falaise du moulin - et quand il repartit, 
        toutes voiles au vent, il ressuscita, un moment, le temps des corailleurs.
 
 Pour quelles raisons le corail avait-il disparu ? Il était difficile 
        'de le savoir vraiment. On racontait beaucoup d'histoires ; celle des 
        scaphandriers grecs revenait avec insistance. Le mal venait de là.
 
 Jusqu'alors, pour récolter le corail, les hommes de la presqu'île 
        se servaient de deux gros madriers liés en croix et couverts d'un 
        filet. Les madriers brisaient quelques branches que le filet recueillait 
        et ole corail, plante vivace, émettait d'autres branches que d'autres 
        marins venaient cueillir de la même façon... Les choses s'étaient 
        passées ainsi pendant des générations, des siècles, 
        du temps des Arabes quand le port s'appelait Marsa el Kharas (le port 
        aux breloques), comme du temps des Français, corses ou dieppois, 
        qui l'appelèrent La Calle. Mais les scaphandriers grecs raflèrent 
        tout, jusqu'à la roche, et le corail disparut.
 
 Quand j'arrivai, le temps des chalutiers commençait. Ils ne furent 
        d'abord que trois à balancer dans l'arrière-port, coques 
        lourdes et sombres. La flottille des palangriers semblait établie 
        pour toujours, elle " pêchait à terre ", la voile 
        latine soutenue d'un moteur. Quel poisson de haute mer pourrait jamais 
        concurrencer les rougets de roche ? Mais lentement, inexorablement, les 
        chalutiers se faisaient plus nombreux. Ils déversaient sur les 
        quais des cageots débordants de crevettes, de limandes, de rascasses. 
        L'abondance était telle que l'on donnait, que l'on jetait le menu 
        fretin : la matsa !
 
 Eblouis, fascinés, les passants s'arrêtaient sur les quais. 
        Avant que toute cette pêche ne disparaisse dans un camion pour une 
        destination lointaine, chacun voulait sa pari. C'était l'attrait 
        de la nouveauté, de la facilité... et bien contre leur gré, 
        les pêcheurs des palengriers passèrent sur les chalutiers. 
        restait bien, de-ci, de-là, un obstiné, un attardé 
        pour jeter sa note vive sur la masse sombre des chalutiers, mais désormais 
        c'était ces derniers qui rythmaient la vie du port et faisaient 
        la fortune de la presqu'île.
 
 En dix ans, ce fut une métamorphose. Pêcheurs et estiveurs 
        enjolivaient leurs maisons. On sortait de ce gris uniforme dû à 
        la vétusté, aux embruns. Partout du jaune, de l'ocre, (lu 
        blanc, ce blanc éblouissant qui demande de l'entretien. Une imposante 
        bâtisse blanche, à l'entrée de la presqu'île, 
        affirmait la richesse du pays. Seule, la vieille église provençale 
        de pierre rose resta comme indifférente à toute cette " 
        vanité ", avec son portail de bois gris, son cadran solaire 
        que personne ne regardait. Et la vie continuait, heureuse et paisible, 
        bien à l'abri des grands événements du monde... jusqu'à 
        la guerre de 1939.
 
 Pour la pêche, cette guerre fut peut-être bénéfique 
        : les fonds avaient besoin (le se refaire. La pénurie d'essence, 
        la mobilisation, et tous ces nouveaux règlements servaient la mer 
        et les poissons. D'ailleurs on ne pensait plus à la pêche 
        ! Les bouleversements du monde avaient fini par atteindre la presqu'île. 
        On vit des soldats, des officiers américains. Il y eut même 
        une bombe égarée là, lancée on ne sait par 
        qui, ni pourquoi !
 Les événements s'enchaînèrent alors sans répit. 
        Rentrée dans l'actualité, la presqu'île rattrapait 
        le temps perdu, à un rythme accéléré. Rien 
        de commun entre cette vieille femme alanguie qui " prenait le soleil 
        " assise sur une pierre et les jeunes avides (le savoir. Plus d'analphabètes 
        mais la course aux brevets, le souci d'une plus grande réussite, 
        la 'découverte de la politique. Il n'était que temps. La 
        politique chaque jour plus inquiétante, plus révoltante, 
        les montrait du doigt, ces Italiens qui se croyaient Français, 
        et leur apprenait qu'ils n'étaient pas chez eux dans la presqu'île. 
        Il y eut des flots de paroles et de protestations, des flambées 
        de colère, 'des tintamarres de " casseroles " et d'explosions. 
        Puis ce fut le départ.
 Je les ai tous vus partir en un mois. J'ai vu le port sans un palangrier, 
        sans un chalutier ; le mât (lu dernier chalutier sabordé 
        émergeait dans l'arrière-port, ultime symbole du naufrage 
        commun.
 
 Des convictions tenaces, des espoirs et (les 'désespoirs, il ne 
        restait que ces inscriptions dont la chaux ne pouvait avoir raison : OAS 
        - OAS ".
 Dans la presqu'île à l'abandon, qui semblait ravagée 
        par quelque 'mystérieuse épidémie, il n'était 
        plus possible de vivre et moi aussi je suis partie.
 Maddy DEGEN.
 |