Il était une fois sous le ciel le plus bleu du
monde à MISSERGHIN près d'Oran, au temps où l'Algérie
était française, un orphelinat jouxté d'un couvent
où s'étaient établis les moines du Bon Pasteur. Des
jardins cernaient d'une belle écharpe verte ces bâtiments
éclatants de blancheur, et, tout au fond, s'étendait un
grand verger planté d'agrumes sur des terres vierges n'ayant jamais
connu l'araire.
Ces terres, infestées de lentisques et de palmiers-nains avant
l'arrivée des pionniers européens, étaient défrichées
par de courageux et très pauvres journaliers espagnols sous la
direction éclairée du père Abraham, -fondateur de
cet orphelinat (1)-, remarquable pionnier, grand bâtisseur, grand
humaniste aussi puisque le but initial de sa fondation était d'offrir
un toit et une éducation à de pauvres orphelins indigènes.
Citronniers, orangers, pamplemoussiers, mandariniers cohabitaient avec
intelligence et s'entendaient à merveille. Seul le bigaradier,
distant et froid, faisait résolument "bande à part",
toisant avec mépris le gentil mandarinier.
Quand la douce brise de printemps emmêlait les feuillages de nos
arbustes pour leur plus grand plaisir, le bigaradier, revêche, rétractait
ses feuilles dans un total refus de { tendre abandon, résolument
indifférent ; trop imbu de sa différence, il toisait notre
pauvre mandarinier.
Différents, certes ils l'étaient, car le bigaradier, lui,
ne donne pas de fruits directement comestibles, ses oranges minuscules
et très amères ne servent qu'à fabriquer une liqueur,
le CURAÇAO, ou un produit volatil utilisé en pharmacie,
l'essence de NEROLI. D'où sa fierté, peut-être ?
Le Frère CLÉMENT(*), un moine du couvent, passionné
d'arboriculture, veille sur ce verger, aidé dans sa tâche
par quelques jardiniers espagnols originaires de Valence. Nés dans
la célèbre VEGA valencienne, -les agrumes n'ont, bien sûr,
aucun secret pour eux-, nos arboriculteurs entourent leur verger de soins
assidus. Ces arbres sont ... "leurs enfants", ils leur parlent,
ils les aiment.., remuant, fumant, aérant la terre à leur
pied, gainant leurs troncs de chaux blanche pour les fortifier et en éloigner
les insectes. Ils les grondent aussi par-fois, les obligeant à
pousser droit en les arrimant "ferme" à leurs tuteurs
ils les abreuvent d'eau de pluie avec d'infinies précautions, cette
eau du ciel pieusement recueillie dans des citernes à chaque averse,
évitant de mouiller les troncs et à bonne distance de leur
base pour éviter la gommose.
Notre Frère CLÉMENT les observe en toute saison et se désole
de l'exclusion où semble se complaire notre bigaradier. Il rêve
d'une réconciliation définitive entre ces frères
ennemis (!)... et d'un fruit nouveau, un fruit qui ne serait ni un citron
acide, ni une orange amère, ni une orange tout court (si dure à
peler sans couteau) : un fruit doux comme le miel, très odorant
et de la même couleur cuivrée qu'un abricot bien mûr.
Bref, un fruit du paradis. Nos jardiniers inlassablement persistent à
faire greffes, boutures, transferts de pollen d'un arbre à l'autre
pour féconder les bigaradiers avec les pollens de mandariniers.
Et, au bout de quatre ans d'essais infructueux, un jour, le miracle se
produit : leurs effortsaboutissent, ils obtiennent enfin le fruit divin
dont rêvait depuis si longtemps notre bon Frère CLÉMENT,
un fruit de paradis, tout rond, tout doux, dont les quartiers à
la peau si fine sont un délice pour les yeux, une caresse pour
la main.., un régal pour tous les sens : LA CLÉMENTINE,
d'abord baptisée "mandarinette"..
Notre flamboyante clémentine se répand à une vitesse
fulgurante et la méthode d'hybridation du Frère CLÉMENT
sera vite pratiquée par tous les arboriculteurs en bordure de la
Méditerannée. Ils donneront ensuite de nombreuses cousines
à notre Clémentine. Clémenvillas, minéolas,
etc. Mais, aucun de ces fruits n'a su égaler la saveur de notre
CLÉMENTINE, fruit hybride si emblématique de notre Algérie
perdue ! Il est aujourd'hui question de fabriquer un fruit nouveau ...
(une cousine lointaine de notre clémentine) ce fruit serait issu
du croisement d'un clémentinier avec l'arbre porteur de ces minuscules
et si odorantes oranges exotiques, les "Kum Koats".
En 1900, la Clémentine est officiellement labellisée. Un
grand bravo au modeste Frère Clément et à tous les
obscurs et humbles tâcherons espagnols qui l'ont aidé dans
ces recherches, car on ne peut honnêtement passer sous silence l'immense
part due aux espagnols dans la mise en valeur de l'Oranie. Ce fut une
oeuvre hispano-française.
(*) Le Frère CLÉMENT, de son vrai nom VITAL RODIER, était
né à MALVIELLE en 1839, dans le Puy-de-Dôme Il faisait
ses études à la Chartreuse de VALBONNE, en Ardèche,
quand, lassé des hivers ardéchois si rigoureux, il décida
de rejoindre l'un de ses oncles André RODIER, ayant déjà
intégré en 1866 le couvent du Père ABRAHAM, directeur
de la congrégation du Saint Esprit à MISSERGHIN. Il fait
profession de foi et devient le Frère Marie Clément. Passionné
d'arboriculture, il donne un développement fantastique à
cette pépinière : 100 000 plants d'arbres et 600 espèces
de rosiers. Tous les colons d'Oranie viennent s'approvisionner en plants
et en boutures dans les jardins de MISSERGHIN. La discrétion et
la modestie du Frère CLÉMENT sont notoires, il parle peu,
mais c'est un magicien. Sa vie se passe à greffer, soigner, observer
ses rutacés. Pourtant en mai 1894, son jour de gloire est arrivé
LA CLÉMENTINE, sa Clémentine, est enfin née du croisement
d'une fleur de mandarinier avec le pollen d'un bigaradier.
Odette CAPARROS
(1) L'Orphelinat de Misserghin
Le 25 novembre 1844, le lieutenant-général Lamoricière,
commandant en chef par interim, en l'absence du maréchal Bugeaud,
gouverneur général de l'Algérie, en congé,
signe l'arrêté de création du premier centre de colonisation
d'Oranie, Misserghin.
En 1849, le ministre de la Guerre accepte le contrat par lequel le préfet
d'Oran acquiert au nom de l'État, pour 39 000 francs, la propriété
Taillan, d'une superficie de trente hectares, située à Misserghin
; le père Abram, fondateur de la congrégation " Notre
Dame de l'Annonciation " devra y installer un orphelinat de garçons
pour la province d'Oran.
En un temps où l'Algérie traversait de graves difficultés
inhérentes à la création des colonies agricoles de
1848, le paludisme qui sévissait à l'état endémique,
le choléra de 1849, jetèrent à la rue de nombreux
enfants ; certains furent placés à Misserghin par l'Administration
: les jeunes Français se trouvaient mêlés aux jeunes
Espagnols comme aux enfants des immigrants originaires de Rhénanie
; la métropole envoya des enfants trouvés et des orphelins
; de jeunes Arabes furent recueillis en 1868 et entretenus par les soins
de l'évêché. L'orphelinat embellit et agrandit ses
possessions sous le second empire. La création d'une pépinière
fut à l'origine de la réputation de l'établissement.
Elle allait être un champ d'expériences pour plusieurs religieux
aimant l'arboriculture et les activités en dérivant.
In. "Une centenaire qui se porte bien : la clémentine",
par Théophile BIGNAND et Annie BLANC. Transmis par J.M. LABOULBENE
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