Affreville, village de colons.
Affreville. L'église Saint-Isidore et le kiosque à musique. Le cour d'un village qui commença avec cinquante feux et, au bout de cent quatorze ans, devint la grande gare du blé du haut Chélif, à 140 km d'Alger.On appelait aussi Affreville, El-Khemis. Cette ville (12 000 habitants en 1954) devait son nom à Mgr Denis-Auguste Affre, tué sur les barricades en 1848.
Historia Magazine, la guerre d'Algérie, n°6
sur site le 11/1/2003...+ le 25-1-2011

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------COMMENÇONS par le pire. Par la fin.
------Le village français d'Affreville est mort en juillet 1962. II avait cent quatorze ans. C'est jeune pour un village. Pour Affreville, c'était la pleine croissance. Nous partions en laissant derrière nous des chantiers silencieux, des projets anéantis, des dossiers inutiles. Portée par sa devise favorite : " II n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre ", la municipalité de ce village avait tellement entrepris, dans les dernières années, qu'elle s'était reprise à espérer. Jusqu'au bout, on tira les plans sur le cadastre. Si bien que, l'agonie venue, restaient encore à bâtir quatre nouveaux groupes de H.L.M., un aérodrome, une caserne, un hôtel des finances, une station de pompage, sept aqueducs, un pont à tablier en béton armé, encore un groupe scolaire et une église neuve.
------L'ancienne, née avec le village, avait reçu un rude contrecoup du tremblement de terre d'Orléansville, en septembre 1954. Peu de temps avant qu'une église ne serve plus de rien à Affreville, en 1960, le conseil municipal décide pourtant qu' " un avant-projet sera incessamment
soumis par MM. les architectes Barrault et Di Martin (un merveilleux tandem qui nous promet une belle réalisation) ; les idées générales et maîtresses données par Mgr Duval, archevêque d'Alger, à la nouvelle équipe nous permettent de penser que toute diligence sera faite pour la pose de la première pierre, sous un avenir très rapproché ".

------On ne posa jamais la première pierre. L'avenir d'Affreville tourna court dès la signature des accords d'Evian, le 18 mars 1962. Comme l'armée leva le camp avec une avance notoire sur le calendrier, les rangs de la rébellion s'étoffèrent brusquement de tous les partisans de la dernière heure. Bref, en un mois, une vingtaine de Français sont enlevés, dont certains ont la gorge tranchée au fond des oueds. On perd la trace des autres. Dès lors, les gens d'Affreville se demandent à quoi peut bien rimer leur présence dans ce patelin du haut Chélif, entre Alger qui prenait le bateau et Oran qui se sabordait. Le village ferma donc ses portes, ses bistrots, ses boutiques, sa mairie, son église provisoire, son stade, sa piscine, ses écoles, les grilles du monument aux morts, le portail des docks-silos, le cinéma, la salle des fêtes. En définitive, resta, comme seul chrétien, la statue en bronze de Mgr Affre, inaugurée en grande pompe il n'y avait pas si longtemps et qui bénissait un silence dévasté. Voilà. C'était fini...

Alors, vinrent les premiers colons

------Au commencement, il y eut les Romains. Le village s'appelait Malliana. A ne pas confondre avec Miliana, qui en ce temps-là portait le nom de Succhabar. Malliana. Un village de potiers fixés sur cette terre argileuse, ce qui expliquera que trois briqueteries aient pu s'installer à Affreville, au moment de l'ère française. Une tuile ronde, trouvée au village, révéla son origine romaine. Elle portait, gravés, les mots forma imbricis (type de tuile creuse).
------Par la suite, des fouilles entreprises dans un dessein autre que d'archéologie, mirent brusquement au jour une pierre sur laquelle on lisait une inscription célébrant la victoire d'AElius AElianus, gouverneur de la province de Maurétanie césarienne, sur une tribu (déjà) rebelle de la chaîne des Babors à l'extrême limite du commandement d'lElius klianus. Pourquoi ce monument dédicatoire, élevé à Malliana plutôt qu'à Caesarea (nom romain de Cherchell) ? Peut-être rappelait-il aux légions romaines, qui passaient souvent par là, les combats glorieux d'AElius...
Puis, les Romains partis, Malliana s'effaça, au cours des siècles. Alors, vinrent les premiers Français.

------Tout commença par cinquante feux. Cinquante familles de colons originaires de Paris et que la France expédia là, en 1848, dans le cadre des fameuses colonies agricoles fondées par le général de Lamoricière, ministre de la Guerre dans le cabinet Cavaignac. Un coin de terre brûlée, à 141 km d'Alger. Ces premiers colons-là cultivèrent le mûries!`, élevèrent des vers à soie, fondèrent une magnanerie, à mi-distance entre ce qui n'était pas encore Affreville et ce qui était déjà Miliana, ville arabe que l'armée avait soumise et où elle avait installé une petite garnison.

Le blé remplace les jujubiers

------Le 14 novembre 1848, le gouvernement français décide de donner à ce hameau de cinquante feux, le nom d'Affreville. D'une plume fière, le premier maire, un certain Dr Méot, inscrivit sur les registres : "Ce nom perpétue la mémoire de Mgr Denis A f re, archevêque de Paris, mortellement blessé sur les barricades, où il était allé porter des paroles de paix, le 25 juin 1848".
------En 1851, Napoléon III est au pouvoir. Sur ordre du gouvernement impérial, on installe à Affreville un camp de détenus politiques. Les quarante-huitards. On leur ménage comme travaux forcés, l'ouverture des routes de la plaine du haut Chélif, prise entre le mont Zaccar et les premiers contreforts de l'Ouarsenis. Alors commence seulement le terrible travail de défrichement entrepris par les colons. Là, il n'y a pas de marécages, comme dans la Mitidja, mais des terres couvertes d'immenses touffes de jujubiers épineux et de palmiers nains. Peu à peu, des fermes se construisent. Ces temps héroïques n'étaient pas si reculés qu'on n'en eût encore des échos, à Affreville. Une famille qui s'appelait Napoléon, débarqua, nantie d'une concession de 36 hectares, en bout de route, du côté de l'Ouarsenis. Le grand-père, qui vivait encore en 1958, avait dix ans, quand il arriva en carriole avec ses parents :
------- Il n'y avait rien ! Trente-six hectares de broussailles ! Je me souviens que mon père et ma mère se laissèrent tomber sur un talus, avec leurs balluchons, et que ma mère se mit à pleurer de désespoir !"
------Dans cette plaine-là, les variations de température peuvent atteindre trente degrés par jour. En hiver, le thermomètre descend à 0 degré, souvent. En été, le mercure grimpe jusqu'à 47 degrés à l'ombre. Bien ! Le temps passe, le blé remplace les jujubiers et l'année 1872 donne lieu à des festivités particulières.

Un genre de village texan.

------Le 14 septembre, le village devient une commune de plein exercice. Bref, il devient majeur. Et le le 1er mai 1872, le premier train Alger-Oran passe en gare d'Affreville. La gare n'est encore qu'une baraque en planches. Par la suite, on la construira dans le style de toutes les petites gares de province, en France. Et bien plus tard, quand Affreville sera la grande gare du blé, contrôlant toute la plaine, flanquée de docks-silos, les trains stopperont devant des bâtiments rappelant la Provence, avec un luxe de tuiles rondes et de fer forgé. Cette gare a décidé du destin du village. Elle en a fait le centre d'une région de culture de céréales et, en 1948, un siècle après sa fondation, les cinquante feux sont devenus 12 061 habitants, dont 2 082 européens, et 9 979 musulmans. Peut-être faut-il maintenant présenter ce village.
Le voyageur de passage pouvait le trouver laid. C'était un long village mille-pattes. Une immense rue principale, bordée de faux-poivriers, à l'ombre maigre, qu'on appelait rue d'Orléansville, alors qu'en fait on l'avait baptisée avenue Mgr Affre. Mais comme elle menait à Orléansville... Sur cette longue rue venaient se brancher des ruelles, dont les unes, à bâbord, montaient jusqu'à la voie de chemin de fer, et dont les autres, à tribord, descendaient vers la plaine. C'était sans doute un village laid, mais terriblement actif, entreprenant, turbulent.
-----Un genre de village texan, avec autant de bistrots que pouvaient en souhaiter les buveurs d'anisette, et autant de cafés maures qu'en pouvaient espérer les joueurs de dominos.
-----Autant de temples qu'il y avait de cultes, c'est-à-dire, une mosquée, une synagogue, une église. Six écoles, un hôpital militaire, un centre de santé et une maternité. Un cours complémentaire, un cours secondaire et une école professionnelle agricole. Sept associations sportives, allant de l'O.A. (Olympique Affrevillois), pour le football, à l'A.S.B. (Association sportive des boulomanes) ; du S.C.A. (Sporting Club Affrevillois), pour le tennis, à la " Joyeuse Raquette " (ping-pong). On inaugura la piscine par des lâchers de ballons et un corso fleuri. Dans la presse, ce jour-là, les correspondants locaux des journaux d'Alger firent du style : Sur le plongeoir de la splendide piscine, orgueil de la municipalité, va s'élever la montgolfière " Affreville ", annonciatrice de la joie et de la gaieté qui dominèrent en maîtresses, les fêtes de la ville...
-----Nous reviendrons aux fêtes. Après les travaux. Affreville vivait au rythme des colons, dont le jour était le jeudi. C'était la journée des affaires. Les Arabes appelaient Affreville K'hmis (le jeudi) pour cette raison-là. Le jour des affaires et du marché aux fruits et aux légumes. Les colons accouraient de tous les coins de la plaine. C'était le jour des banques, des achats de matériel, des commandes de bourrellerie, de ferronnerie, le jour faste des bistrots et des restaurants. Chose étrange, on pouvait voir, alors, le plus riche colon de la plaine arrêter sa Mercedes devant le café du " Coq-Glorieux " pour y déjeuner, sur un coin de table, d'un peu de pain et de charcuterie, avec un vieil Espagnol de son âge. L'un avait réussi, l'autre moins. Mais, entre les deux hommes, c'était un rite. Ils se retrouvaient le jeudi comme aux premiers jours de leur aventure.
-----Le rythme des colons, c'était le rythme des saisons. Dans ce patelin où la pluie était rare, on attendait la pluie à partir de janvier. Il arrivait que janvier passât à sec, et février, et mars. Année de mauvaises récoltes, cinq ou six quintaux à l'hectare. Année d'emprunts aux banques et de vaches maigres pour le commerce. Mais quand la pluie tombait, une allégresse particulière secouait Affreville. On prévoyait le douze ou le quinze à l'hectare. Les affaires reprenaient. Et la récolte vendue, les fêtes d'Affreville - nous y venons - pouvaient préparer leurs feux d'artifice. Ce ne sont pas de vains mots. Ruggieri, le " grand artificier d'Alger ", venait planter ses décors autour du kiosque à musique.
-----" Féerique ! " comme disaient les Affrevillois.
-----C'était une débauche d'ampoules et de guirlandes, de drapeaux et de fusées. Et trois jours de gloire pour la société de musique, " les Enfants d'Affreville ".
-----" Les Enfants d'Affreville ". La société fut créée, officieusement en 1883 et officiellement, statuts déposés à la préfecture d'Alger, le 27 décembre 1900. Une société qui se couvrit de lauriers. Pensez ! En 1883, tout le village l'acclama sur le quai de la gare, car elle ramenait d'Alger le premier prix de lecture à vue et le premier prix d'honneur. Les succès continuent jusqu'en 1914. Sur le livre d'or de la société, on peut lire alors : "La période de 1902 à 1914 laisse dans la mémoire des anciens d'Affreville le souvenir d'une époque de prospérité. Grâce au chef Morizard et à l'aide de la municipalité Casimir Martin. La guerre de 1914 arrive. La plupart des musiciens
vont faire leur devoir de Français. La société cesse toute activité jusqu'en 1919".

-----Elle renaîtra en 1929. Et avec elle," les Enfants d'Affreville " vont jouer au concours international de Genève. L'événement se prépare dans la fièvre générale.A leur retour c'est du délire : premier
prix d'honneur !
-----Et la seconde guerre mondiale, qui, cette fois encore, disloquera l'orchestre !
-----Pendant cette seconde guerre mondiale, le village connaîtra des jours surprenants. Il fera connaissance avec l'Amérique. En 1942, Affreville devient un relais pour les convois américains qui débarquent à Oran, et foncent sur la Tunisie. L'Affrevillois en était resté à l'Amérique de La Fayette. Il découvre soudain celle des rangers. Les convois arrivent à la tombée de la nuit. Ils campent au grand marché, le marché aux bestiaux, dont les murs ont été construits par les déportés politiques en 1851.
-----Si les Américains ne faisaient que camper ! Toilette faite, les G.I. déboulent dans le village, tirent des pétards dans les réverbères et dans les glaces des bistrots, traquent les nymphettes, les poursuivent jusque chez elles, à l'indignation des pères - pas commodes - qui empoignent leur fusil de chasse... Bref, d'un commun accord, la population décide de fermer portes et fenêtres et faire le vide à l'arrivée des convois.

Des Américains bien tranquilles

-----Jusqu'au jour où deux mille Américains viennent s'installer pour un temps indéterminé. Ils débouchent dans une ville morte. Les Arabes se claquemurent deux fois plus que les Européens car, au début, quand passaient les convois, des Mauresques ont été attrapées au lasso...
-----En fait, ces deux mille Yankees, accueillis par le silence - et quelle méfiance forment le service cartographique de l'armée américaine en Afrique du Nord. Affreville tombera des nues en apprenant que c'est dans les docks, réquisitionnés par les arrivants, que se sont préparées les cartes des débarquements en Corse, en Italie, dans le midi de la France. Ces Américains bien tranquilles passeront un an dans le village, et ce séjour se soldera par huit mariages...
-----1945. C'est l'armistice. Des noms viennent allonger la liste déjà bien fournie, gravée sur la colonne du monument aux morts. -----Parviennent jusqu'à Affreville les sanglants échos de Sétif. Aux élections législatives du 19 octobre 1947, la liste du deuxième collège, qui porte l'étiquette M.T.L.D., est élue par 840 voix sur 1 221 votants.
-----Comme l'a fait, à Alger, Jacques Chevallier, le nouveau maire d'Affreville, Me C. Gougé, accueille au conseil municipal un adjoint de tendance M.T.L.D., M. Bouaraoua. C'est aussi la municipalité du dialogue et des entreprises d'habitat et de scolarisation mixtes. Quand la rébellion éclatera, les élus musulmans resteront à leur poste, il semblera qu'aucune pression ne s'exerce sur eux et comme Affreville restera calme pendant les deux premières années de la rébellion, on pensera que c'est un " coin tranquille ". En fait, la rébellion avait fait du village un centre de ravitaillement pour les bandes armées qui s'organisaient dans le massif de l'Ouarsenis, dominant la plaine.
-----Affreville était située à l'intersection de trois zones de la wilaya 4. Et l'état-major de celle-ci ne tenait pas à mobiliser trop de militaires français dans ce coin en multipliant des attentats ou des embuscades dans cette région. Sous un calme apparent, la situation pourrissait lentement, sûrement et d'autant plus dangereusement que le quartier européen était encerclé par les quartiers musulmans ; de surcroît, trois briqueteries, une fabrique de plâtre et une carrière de pierre fournissaient le F.L.N. en explosifs, grâce à des complicités, acquises de gré ou de force, parmi les ouvriers musulmans. Le destin du village était scellé, à n'en pas douter dès les premiers jours. Autant en emporte le vent...

Marie ELBE