| Pierre TALUT-DANJOU.
 Perpignan, le 3 octobre 1988
 -----Cela pourrait être le titre d'un 
        roman, mais ce ne sera que le modeste témoignage d'un de ces petits 
        français venus de la métropole au moment où la FRANCE, 
        notre chère patrie, s'installait dans la drôle de guerre
 -----C'est en effet au soir du 10 novembre 
        1939, que le signataire de ces lignes découvrit BOUFARIK, au terme 
        d'un long voyage qui lui fit traverser, avec ses camarades du groupe aérien 
        2/63 basé à Marrakech, tout le Mahgreb dans les deux sens.
 -----Notre cantonnement fut installé 
        dans les hangars du Camp d'Erlon, cette magnifique propriété 
        bordant le stade municipal.
 -----A vrai dire, étant arrivé 
        au crépuscule, je ne fis vraiment connaissance avec la Perle de 
        la Mitidja que le lendemain et les jours qui suivirent. Le matin du 11 
        Novembre, avant d'aller défiler pour la traditionnelle prise d'armes, 
        un soleil radieux nous permit d'admirer les magnifiques orangeraies où 
        nous étions casernés. Nous eûmes ainsi un premier 
        aperçu de cette petite ville de quelque 8 000 habitants, qui, ma 
        foi, n'était pas te!lement différente des petites villes 
        des provinces françaises.
 -----Dès lors, tous les soirs nous 
        profitions du quartier libre pour aller flâner dans les rues de 
        la cité et faire plus ample connaissance avec ses habitants, français 
        et indigènes comme on les appelait alors.
 -----Nous apprîmes ainsi comment était 
        née Boufarik, comment les ancêtres de ces habitants, pionniers 
        de la colonisation, asséchèrent les marécages, aux 
        alentours de 1840, comment, au prix de quels efforts et de quelles souffrances, 
        ils réussirent à force de volonté et d'acharnement, 
        génération après génération, à 
        transformer cette zone maudite en un paradis sur terre. Avec parfois l'énergie 
        du désespoir, ceux qu'on appela par la suite les "Pieds-Noirs 
        ", créèrent de toutes pièces, là où 
        il n'y avait que marais insalubres, dans toute cette vaste plaine de la 
        Mitidja, de magnifiques vignobles, de magnifiques orangeraies chargées 
        de fruits colorés comme celles du Camp d'Erlon, de magnifiques 
        jardins maraîchers, et partout des fleurs, des fleurs à profusion.
 -----Peu à peu, dans toute la plaine, 
        des villages, des petites villes s'édifièrent et prospérèrent 
        à l'instar de Boufarik. Les platanes centenaires bordant la rue 
        Duquesne, l'avenue de la Gare, et surtout la magnifique place des Quinconces 
        avec son kiosque à musique, me rappelaient ceux que j'avais laissés 
        dans mon Midi natal.
 -----La ville, ma foi, était comme 
        la plupart des villes de France, avec sa mairie, son église, ses 
        magasins, son cinéma, son théâtre, son marché 
        couvert avec, devant, le mausolée du Marabout. Il y avait aussi 
        sa petite gare où s'arrêtaient les trains venant d'Alger 
        et allant sur Blida et Oran. Il y avait son stade municipal, avec, tout 
        à côté, le magnifique monument aux Colons, célébrant 
        l'uvre de la colonisation française. Il y avait au carrefour 
        de l'avenue de la Gare, la statue du légendaire sergent BLANDAN. 
        J'appris ainsi que le sergent Blandan, du 26e de ligne, né à 
        Lyon en 1819, mourut en héros en 1842 au combat de Béni-Méred, 
        en luttant avec 21 hommes de sa section contre 300 cavaliers arabes. Il 
        y avait aussi, bien sûr, le quartier arabe avec sa mosquée, 
        du haut de laquelle le muezzin appelait les fidèles à la 
        prière.
 -----Mon premier contact avec Boufarik, en 
        plus de l'émerveillement qu'il me causa, devait, par la suite, 
        sans que je m'en doute, marquer de son empreinte le restant de ma vie. 
        Le destin, ce soir-là. voulut en effet que je fisse la connaissance 
        de celle qui devint mon épouse quelques années plus tard.
 -----Ainsi donc, un certain jour d'avril 
        1942, je devins Boufarikois et pied-noir d'adoption. Ayant trouvé 
        du travail à l'Etablissement du matériel appelé alors" 
        La Cavalerie " parce qu'on y réparait des engins blindés, 
        je pus ainsi fonder un foyer dans cette nouvelle province française. 
        Je puis ainsi mieux connaître cette population laborieuse de Boufarik 
        à laquelle je m'intégrais rapidement.
 -----Ainsi peu après, jour après 
        jour, je fis la connaissance de tous ces Français de là-bas, 
        dont les ancêtres étaient comme moi, issus de quelque province 
        française, et que, plus tard, une malsaine propagande voulut présenter 
        comme de gros colons exploiteurs.
 
 -----Ceux qui liront ces lignes se souviendront 
        sans doute de tous ceux qui, quelques années plus tard, payèrent 
        de leur vie leur attachement à cette ville avec en tète 
        leur premier magistrat, Monsieur le Maire FROGER, et un de leurs dévoués 
        médecins, le Docteur RUCKER, sans oublier les autres, bien sûr.
 -----Le soir, après le travail, c'étaient 
        les interminables parties de boules sous les platanes, qui s'achevaient 
        toujours aux comptoirs des Cafés du Commerce, des Cafés 
        Parfait-Poitevin ou Orts et les autres, en dégustant une anisette 
        bien fraîche accompagnée de la savoureuse kémia..
 -----Dans la journée, les épouses 
        allaient, comme partout, faire leurs courses au marché couvert 
        où les étals regorgeaient de fruits et légumes multicolores, 
        de magnifiques poissons tout frais péchés à Chiffalo 
        ou à Bou-Haroun. Elles ne manquaient pas, au passage, de rendre 
        visite aux charcuteries Barielle et Fullana, pour un peu de boudin à 
        l'oignon ou à l'orangeat, quelques andouillettes, un peu de soubressade 
        ou quelques petits pâtés savoureux. C'étaient ensuite 
        une halte à la boucherie "Tiens Bon " chez Papapiétro, 
        ma logeuse, à la boulangerie de sa fille, Madame Oustry, en s'arrêtant, 
        bien sûr, à la pâtisserie Olcina pour ses si bons gâteaux. 
        Avant de rentrer préparer le repas, elles ne manquaient pas d'acheter 
        l'Echo ou la Dépêche à la Maison de la Presse, ou 
        quelques enveloppes à la papeterie de Madame Bouvier.
 -----Parfois les époux s'ingéniaient 
        à bricoler, et alors une visite aux quincailleries Allie ou Soulier 
        s'imposait, de même qu'aux électriciens Gonnet ou Pomart 
        et Ackerman, ou bien au forgeron, Monsieur Uguet qui vient - Dieu ait 
        son âme - de s 'éteindre à Cabestany. Les heureux 
        qui avaient une automobile, faisaient appel aux garages Bodin et Berliet 
        et au marchand de pneus, Monsieur Marcel. Les mères de famille 
        allaient au magasin Drai acheter leurs tissus et faisaient appel aux Docteurs 
        Aragon ou Bit pour soigner leurs enfants, et si c'était grave, 
        il y avait l'hôpital du Docteur Perregeau.
 -----La population laborieuse travaillait 
        à la Tabacoop (le cigare de Boufarik), chez Orangina 
        de Monsieur Bitoun, chez Monsieur Blanquer pour la menuiserie ou les charpentes 
        en bois, ou Maxence Dessesart pour les charpentes métalliques et 
        la chaudronnerie. Monsieur Nemoz employait des chauffeurs pour ses transports 
        de vins et Monsieur Mayol, dans ses Docks, fournissait du travail à 
        la main-d'uvre indigène. C'était aussi le cas de la 
        Coopérative des Agrumes dirigée par Monsieur Jacques Victla, 
        de la Société d'emballages, la Sem et aussi de Monsieur 
        Bensaid, expéditeur. Ceux qui aimaient la terre, travaillaient 
        dans les pépinières Grort. Dieudonné ou Richter, 
        ou bien chez les colons qui possédaient aux alentours quelques 
        gros domaines viticoles ou arboricoles. -----Monsieur 
        Badarachi était entrepreneur de maçonnerie dans la rue Damremont, 
        à côté des Docks Mayol. Enfin, pour les imprimés 
        ou cartes de visite, on allait chez Monsieur Galéa, imprimeur, 
        avenue de la Gare.
 -----Le dimanche après-midi, au Stade 
        municipal, le football était à l'honneur surtout lorsque 
        I'A.S.B. recevait le F.C. Blida, le R.U.A. 
        d'Alger ou le sporting de Bel-Abbés. Le capitaine Vicedo, Pierrot 
        Reichert, le goal Colas et leurs coéquipiers s'en donnaient à 
        cur joie et le stade explosait d'acclamations lorsqu'un but était 
        marqué.
 -----En été, on allait au "Bassin 
        Vert sur la route de Chébli, après avoir, au passage, fleuri 
        nos morts au cimetière, et on passait à l'ombre un agréable 
        après-midi. Parfois, à vélo ou en tandem, on allait 
        à Douaouda-Marine ou Zéralda, 
        profiter des joies de la mer, ou pécher des oursins qu'on dégustait 
        sur les rochers. Ceux qui avaient une voiture allaient déguster 
        des brochettes et merguez à Fort 
        de l'Eau. Enfin, la saison 
        d'été se terminait par la magnifique fête locale sous 
        les ombrages de la place des Quinconces envahie ces jours-là par 
        une foule nombreuse et colorée venue de tous les environs. Un magnifique 
        feu d'artifice tiré au-dessus du Monument aux Colons clôturait 
        les festivités.Le débarquement allié du 8 novembre 
        1942 vint troubler un peu la quiétude de la ville avec l'arrivée 
        des Américains et Canadiens, qui mirent une joyeuse animation dans 
        la cité. BOUFARIK eut droit, en décembre, au cours d'un 
        bombardement d'Alger, au largage d'une bombe par un pilote ennemi quelque 
        peu distrait ou pressé. Heureusement, elle s'écrasa sur 
        un hangar vide de l'avenue de la Gare sans causer de victimes.
 -----Tout cela, bien sûr, ne présageait 
        pas les événements qui suivirent quelque douze ans plus 
        tard, commencés pendant la nuit de la Toussaint 
        1954et qui marquèrent le début d'une longue et 
        douloureuse période au terme de laquelle nous fûmes contraints, 
        par la faute d'une politique insensée, d'abandonner, la mort dans 
        l'âme, ce coin de France, si cher à nos curs, cette 
        ALGERIE que nous croyions à jamais française. Il a fallu 
        tout laisser, même nos morts, essayer de recommencer à zéro, 
        essayer de se faire un trou dans cette ingrate métropole qui n'a 
        pas su sauvegarder ses enfants qui pourtant, à plusieurs reprises, 
        avaient tout donné pour elle.
 Beaucoup de larmes, beaucoup d'amertume, mais le temps aidant, les douleurs 
        se sont estompées.
 -----Pourtant, si depuis vingt ans les plus 
        vieux d'entre nous ont été contraints de se résigner 
        à la naissance de cette ALGERIE algérienne, ils ne pourront 
        jamais oublier que ce sont avant tout des Français qui l'ont créée 
        de toutes pièces. Pour eux, au fond de leur cur, même 
        si dans les manuels d'histoire, elle ne l'est plus, 1'ALGERIE aura été, 
        pendant 132 ans, une terre bien française.
 Et puis, heureusement, les souvenirs sont vivaces, et ceux-là, 
        jamais, nul ne pourra nous les enlever.
 Pierre TALUT-DANJOU.Perpignan, le 3 octobre 1988.
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