"Mon crève-coeur demeure le destin des Harkis"
Pierre Messmer
Madame Catherine NAY Le Figaro Magazine 37,
rue du Louvre
75002 PARIS
Madame,
-----Dans l'article
du Figaro Magazine de cette semaine, vous présentez les réponses
de M. Messmer à vos questions sur son dernier ouvrage.
-----Nos remarques
porteront sur les explications apportées par M. Messmer au massacre
des Harkis. il en attribue la responsabilité au FLN et aux officiers
français "en retard d'une guerre", mais qui avaient quand
même, selon ses propos, "évité une défaite
militaire" et gagné la guerre d'Algérie. Cette étonnante
analyse met de côté la responsabilité personnelle
de M. Messmer en tant que membre du gouvernement.
-----M. Messmer
était Ministre des Armées des gouvernements Debré
et Pompidou durant cette période dramatique de notre histoire.
Il a été immédiatement informé du sort des
harkis, dès les premiers massacres ayant suivi les "accords
d'Evian", par les interventions à la Chambre du Bachaga Boualam,
Vice-Président de l'Assemblée Nationale, et par celles des
63 autres élus d'Algérie. Ces "accords" ne prenaient
pas en considération l'avenir des Harkis qui devenaient, au mépris
des Droits de l'Homme, automatiquement des "Algériens".
En effet, tous les habitants d'Algérie, "Français à
part
entière avec les mêmes droits et les mêmes devoirs",
selon les engagements publics du général De Gaulle, et qui
avaient voté en 1958, à %YB% des suffrages exprimés,
ta Constitution de ta V`m` République, furent exclus du référendum
du 8 Avril 1962 ratifiant ces "accords" et scellant leur destin.
Ils ne font aussi mention des "trois solutions proposées aux
Harkis" par M. Messmer en tant que Ministre des Armées. Celui-ci
n'ignorait rien des risques encourus par ces hommes dont il avait la responsabilité
et qu'il avait lui même personnellement encouragés à
s'engager dans la lutte contre le terrorisme du FLN (cf le document photographique,
ci-joint, extrait de la page 47 du "Livre des Harkis"). Vous
trouverez les multiples déclarations publiques de son engagement
pour l'Algérie Française, ainsi que celui du Premier Ministre,
Michel Debré, des autres ministres et chefs militaires en parcourant
les numéros du... Figaro des années 1958 et 1959.
-----Si M.
Messmer en veut aux officiers qui ont gagné la guerre d'Algérie,
ce n'est certainement pas parce qu'ils avaient su contrer avec succès,
comme il le reconnaît lui-même, une guerre révolutionnaire
basée sur un terrorisme barbare, mais plus probablement parce qu'ils
ont enfreint ses ordres d'abandon des Harkis, leur permettant ainsi d'être
des témoins. Sans ces officiers respectueux de leurs engagements
envers leurs hommes, que l'on peut aussi appeler des "justes"
par analogie aux Français courageux qui ont sauvé des familles
juives durant la dernière guerre mondiale, il n'y aurait pas eu
de survivants au massacre des Harkis conçu et mis en oeuvre, avec
la complicité du FLN, par le gouvernement français.
-----Les
faits historiques accusent le général De Gaulle et ses gouvernements
d'alors de crime contre l'humanité. M.
Messmer le sait. Le procès Papon vient de démontrer la responsabilité
personnelle des hauts fonctionnaires face aux actes condamnables de l'Etat
qu'ils doivent servir. Il sait qu'il n'échappera pas au jugement
de l'Histoire n'ayant même pas, comme M. Papon, l'excuse d'avoir
appartenu à un gouvernement sous tutelle d'une occupation étrangère.
En tant que Ministre des Armées de 1960 à 1969, M. Messmer
a eu la responsabilité d'exécuter les ordres du Chef de
l'Etat, le Général De Gaulle. Ainsi, il a la responsabilité
du massacre de Saint-Denis-du-Sig en Oranie, le 21 mars 1962, au cours
duquel des dizaines de Harkis et leurs familles furent publiquement massacrés.
M. Jean-Pierre Chevènement a témoigné du massacre
ce jour-tà de ses propres moghaznis (500.000 Harkis à la
recherche de leur histoire - Emission de Madame Gaspard - France Culture
du 3 Août 1989 - Cf. Page 238 du "Livre des Harkis").
Il a la responsabilité du blocus de la population civile de Bab-El-Oued
dans la semaine qui suivit la "paix d'Evian" : 70 morts, des
centaines de civils blessés et disparus. Il a la responsabilité
de l'ordre de tirer sur la populations sans armes, lors de la fusillade
du 26 mars 1962, rue d'Isly à Alger : plus de 80 morts et 200 blessés
(cf.Le Figaro du 27 mars 62 et l'article de Jean-Pax Méfret du
Figaro Magazine du 28 mars 62). Il a la responsabilité du désarmement
des Harkis et du retrait des postes militaires des forces françaises
devant garantir le respect des "accords d'Evian" : entre 30.000
et 150.000 Harkis assassinés et 3000 à 25.000 disparus Pieds-Noirs
selon les sources (cf. lettre de M. André Santini). Il a la responsabilité
des ordres de renvoi en Algérie des Harkis arrivés en France
"leurs papiers n'étant pas en règle (Le Figaro du 23
Mai 1962), qui ont été assassinés par le FLN sur
les quais dès leur arrivée. Il a la responsabilité
des milliers de musulmans fidèles à la France qui se sont
vu refuser l'entrée des casernes militaires et qui ont été
assassinés sous les yeux de soldats français ayant reçu
les consignes de ne pas intervenir. Il a la responsabilité des
milliers de pieds-noirs et de Français-musulmans assassinés
ou disparus à Oran le 5 Juillet 1962, le Général
Katz ayant reçu l'ordre de son ministre de consigner ses troupes
dans leurs casernes. Jusqu'au 3 Juillet 62, ces crimes ont eu lieu dans
des départements français dans lesquels la France exerçait
sa pleine souveraineté. Après, ces massacres ont eu lieu
dans le cadre des "accords d'Evian", le gouvernement s'étant
porté garant, par l'Armée Française toujours en place,
de la protection des populations. Puis il y eut l'exode de plus d'un million
de Français de leur terre natale, devant abandonner tout espoir
de retrouver leurs disparus, perdant leurs biens acquis sous les lois
de la République française, contraints de laisser au saccage
les tombes de leurs ancêtres qui avaient pourtant créé
une Algérie moderne et prospère. Puis il y eut les drames
de leur insertion en France où rien n'avait été prévu,
la mort de désespoir et de folie de milliers d'entre eux, et les
camps-ghettos pour les Harkis et leurs familles. Il y eut aussi les milliers
de Harkis emprisonnés dans les geôles algériennes,
devenus les esclaves des nouveaux dirigeants, pour lesquels la France
ne fit rien. De 1963 à 1975, environ 1300 d'entre eux purent s'échapper
des bagnes algériens, témoignant du massacre de leurs compagnons
et des sévices auxquels ils avaient été soumis.
M. Messmer pouvait-il ignorer tous ces faits ?
-----Il est aisé alors de comprendre
que son "crève-coeur demeure le destin des Harkis". Ses
remords tardifs d'un homme face à sa conscience pourraient trouver
leur expiation dans la reconnaissance publique de ses fautes. En demandant
pardon officiellement aux victimes des crimes auxquels il a participé,
il permettrait à celles-ci d'obtenir tous leurs droits que les
lois de 1986-88 et 199396 n'ont que très partiellement reconnus.
Il suivrait en cela l'exemple de M. André Santini, ancien Secrétaire
d'Etat aux Rapatriés, qui prenant conscience de la lourde responsabilité
de l'Etat, a eu le courage de se rendre au camp-ghetto de Jouques en déclarant,
alors qu'il n'avait assumé aucune responsabilité publique
en 1962 : "Je suis venu vous demander pardon" (Le Figaro Magazine-Christine
Clerc-27 Juin 1987). En consacrant la fin de sa vie et tous ses moyens
personnels à corriger cette injustice, M. Messmer évitera
probablement le cruel jugement que porteront les générations
futures sur son action.
-----Les longs débats à la
Chambre ayant précédé les lois de reconnaissance,
les nombreux ouvrages et témoignages audiovisuels de ces dix dernières
années ainsi que les multiples révoltes des Harkis et de
leurs enfants, ont permis à une majorité de Français
de prendre conscience de la responsabilité de l'Etat dans le massacre
programmé de 150.00 Harkis. Les nombreux ouvrages historiques publiés
récemment confirment cette lourde responsabilité.
-----L'État, les élus, les
médias et les Français sont fiers d'avoir vu la coupe du
monde de football se dérouler dans notre pays, grâce à
Fernand Sastre, Pieds-Noirs d'Alger. Ils sont fiers de voir la qualité
française magnifiée par le grand couturier Yves Saint-Laurent,
Pieds-Noirs d'Oran. Mais les médias ont censuré cet hommage
aux Français d'Algérie. L'Etat et les élus se refusent
à reconnaître l'injustice commise envers la communauté
martyre des Français d'Algérie, et plus largement des Français
d'Afrique du Nord et d'Outre-Mer spoliés par une politique de décolonisation
bâclée dont chacun peut aujourd'hui apprécier l'ampleur
de l'échec. Récemment, l'Assemblée Nationale a pris
une position courageuse en reconnaissant le génocide arménien.
Les propos de M. Messmer ne sont-ils pas une invitation à suivre
la même voie à propos du drame des Harkis qui touche directement
à l'honneur de notre Pays, traduisant ainsi en acte la déclaration
de "reconnaissance générale" souhaitée
par Madame Martine Aubry (AN-21 avril 1998).
-----Nous vous adressons par courrier une
documentation plus complète ainsi qu'un exemplaire du "Livre
des Harkis" que nous avons écrit avec mon épouse, fille
de Harki "rapatriée" avec sa famille en juin 1962 grâce
à des officiers "dans l'erreur" mais surtout dans l'honneur,
ayant refusé d'abandonner les hommes et les femmes qui avaient
eu confiance dans les engagements solennels de nos dirigeants.
-----Le refus de reconnaître la réalité
historique prolonge, 36 ans après ce drame, la longue souffrance
des victimes, et les conduit à ne pas bénéficier
des droits fondamentaux inscrits dans notre Constitution et dans nos lois.
Nous espérons que vous aurez à coeur de permettre aux victimes,
et à ceux qui les défendent, de pouvoir exprimer leur opinion
afin d'obtenir rapidement l'action réparatrice indispensable à
l'honneur de la France. Nous nous permettons humblement de vous inviter
à entrer en contact avec Jean-Pax Méfret, le plus jeune
détenu politique de l'Algérie Française, et Jean-Christian
Giraud qui pourront vous donner leur sentiment sur l'exactitude des faits
mentionnés dans ce courrier. Nous vous invitons aussi modestement,
à demander l'avis de Monsieur le Professeur Maurice Allais, auteur
dès mai 1962 de l'ouvrage "l'Algérie d'Evian"
dans lequel il démontrait avec lucidité et courage les conséquences
criminelles des "accords" signés entre trois ministres
d'un Etat millénaire et le représentant d'une organisation
terroriste.
-----Dans cet espoir et restant à
votre disposition et à celle de vos collaborateurs,
-----Nous vous prions de croire, Madame,
à l'assurance de nos dévouées salutations françaises.
Bernard COLL
Secrétaire Gal JPN
BP 4
91530 Bièvres
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