Alger, Algérie : vos souvenirs
La page de Marc Stagliano
Le Grand Malaise … ou le Dépatriement.

mise sur site le 18-2-2011

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retour
 

Mon grand malaise a commencé lors d'un voyage d'agrément dans la capitale, en métropole donc comme nous appelions " la mère patrie ".

A ce moment là mon père, cadre dans un grand journal d'Alger avait éprouvé le besoin de s'acheter un imperméable. Il avait fait son choix dans un belle boutique parisienne et donc au moment de payer avait ingénument exhibé des billets de banque, estampillés Banque d'Algérie, qui avaient la parité avec ceux de la Banque de France. Le commerçant avait refusé tout net ses billets et avait même rétorqué : " Monsieur, vous avez une banque juste en face de ma boutique, vous n'avez qu'à aller échanger vos billets et revenir ensuite me payer en billets français ". Cet affront, pour nous c'en était un, n'avait pas du tout était du goût de mon père et nous étions partis sans imperméable.

Je daterais donc le début de mon retour ou mon malaise, voire ce que j'appellerais plus précisément mon " dépatriement " de ce jour-là. Ensuite ce fût la fin de mes études supérieures et la poursuite du schéma, induit par un de mes professeurs d'Histoire du Lycée, qui nous avait intimé le devoir de suivre les préparations militaires élémentaire et supérieure, pour accéder au grade de sous-lieutenant donc d'officier français pour effectuer notre service militaire obligatoire. Le schéma fut suivi à la lettre et je termine l'été 1960 en réussissant plutôt brillamment mon brevet de Préparation Militaire Supérieure et ma Licence es Sciences de Physique Chimie de la Faculté des Sciences d'Alger. Puis j'embarque à bord du " Président de Cazalet " de la Compagnie Mixte pour Marseille afin de rejoindre Châlons sur Marne et l'école d'Application de l'Artillerie d'alors.
Après six mois de stage dans cette Champagne superbe, je sors de là avec la carotte tant recherchée, c'est à dire le grade de sous-lieutenant plein et une flatteuse place de 23° de promotion sur plus de 300 E.O.R. Ensuite je rejoins le régiment choisi, le 1/12° R.A.A.Ma à Relizane, où on m'affecte au Commando de Chasse du Secteur au sein de la Quatrième Batterie. Je guerroie tout l'été dans le djebel très aride au sud de Kennenda, qui est le siège du Commando, à la tête de la 4° section de combat. Je réponds au joli nom de Journalier Violet 4 sur mon GRC 10 de chef de section. Malheureusement pour moi qui ai beaucoup apprécié cette vie de chasseur d'homme, ce qui était notre quotidien, je reçois en pleine figure dès le 1° septembre une mutation sans appel pour prendre la responsabilité civile et militaire du " Village Nègre " de Relizane en remplacement des Gendarmes. Je quitte donc Kennenda et rejoins le cœur de la vieille ville arabe, où mon poste principal trône sur la place du Marché. Là j'assure six mois durant le maintien de l'ordre, la police, et la recherche d'éventuels rebelles au sein des habitations très imbriquées du Village Nègre, fort de 17.000 âmes tout de même. Et ce jusqu'au fatidique 19 mars 1962, jour de la signature des " accords d'Evian ". Ce jour-là le cessez le feu est décrété et je me retrouve à assurer l'ordre en ville arabe avec conjointement des groupes de soi-disant membres du F.L.N parmi lesquels je reconnais curieusement certains de mes " indics " de la période précédente.

Très rapidement aussi je quitte avec ma section les postes de présence militaire française au cœur du Village Nègre pour rejoindre une belle villa jouxtant la piscine municipale de Relizane pour continuer à assurer l'ordre en ville. Là je commence à voir arriver vers moi une quantité considérable d'européens Relizanais urbains ou ruraux, qui sous condition de remise de leurs éventuelles armes individuelles, reçoivent de ma main un " bon de sortie " militaire leur permettant de quitter la ville et l'Algérie.

Ce flot de candidats au départ devient torrentiel alors que lors de mes rares permissions de 36 heures à Alger, je constate que la population algéroise croit encore au miracle du maintien sur place des pieds noirs.

Très mal à l'aise et sachant ce qui se passe partout ailleurs dans ce qui a été ma patrie jusqu'alors, j'essaie de faire comprendre à mes proches qu'il s'agit de toute urgence de prévoir l'exode vers la Métropole. Les algérois sont alors complètement déconnectés de la réalité politique du reste de l'Algérie, qui se dépeuple de sa population d'origine européenne à grande échelle. Mon épouse, enceinte de ma fille aînée, me préoccupe particulièrement et j'ai assez de mal à la convaincre de quitter Alger et de rejoindre Cannes, où un oncle maternel peut la recueillir en attendant une réorganisation totale de notre vie de couple. J'y réussis cependant et l'expédie par avion sur Marseille le 31 mai 1962 en compagnie de mon jumeau Gérard récemment libéré de son service militaire et qui vient de rendre son uniforme de sous-lieutenant du 8° Zouave. Il se fait passer pour l'époux de ma femme car l'O.A.S interdit le départ des algérois. Il dit donc qu'il accompagne son épouse enceinte pour la mettre en lieu sûr en Métropole mais qu'il revient dès la chose faite. Ils quittent tous deux Alger par avion après avoir attendu l'embarquement de 5 heures du matin jusqu'à 4 heures de l'après-midi ce qui est pour le moins navrant pour une future maman.
Ensuite moi, je profite d'une ou deux permissions de 36 heures pour " faire nos bagages ". Je place en particulier tous mes vêtements civils dans ma cantine militaire estampillée S/Lt Stagliano SP 88.560 dans l'espoir qu'elle arrivera à bon port sans dommage et l'expédie par bateau vers l'antique Phocée.

Le peu de meubles que nous avons et l'essentiel de ce que nous pouvons avoir sont chargés dans un conteneur, aux bons soins d'un de mes beaux frères, qui travaille sur le port. La cantine et le conteneur sont assurés par une compagnie d'assurances nationale pour essayer de sauvegarder notre maigre patrimoine. En effet nous n'étions tous que salariés et locataires dans nos deux familles comme l'immense majorité des pieds noirs d'Algérie. De retour à Relizane, je me trouve en tête à tête avec mon Colonel un matin au mess officier pour le petit déjeuner. Il me demande, m'ayant accordé ma dernière " 36 heures ", où j'ai envoyé mon épouse. Je lui apprends qu'elle a trouvé refuge à Cannes. Il me dit tout de go : " Bien, je vais vous faire muter à Fréjus au G.I.T.T.D.M, cela vous convient-il ? ". Après m'être fait préciser que Fréjus ne se trouve qu'à 32 kms de Cannes, j'accepte, sans trop y croire, sa proposition. Et quelque dix jours après je reçois une mutation en bonne et due forme pour la Batterie d'Instruction d'Artillerie des Troupes de Marine au Camp Lecoq de Fréjus. Je suis embarqué comme prioritaire militaire à Oran La Sénia, sans aucune attente, avec un médecin Lieutenant Colonel sur une Caravelle d'Air France à destination de Marseille. Nous sommes le 22 juin 1962 soit 22 jours après le départ de mon épouse. Là je rejoins Fréjus, où l'on me charge de l'instruction de jeunes engagés au sein d'un peloton de candidats au grade de Maréchal des Logis. J'assume cette charge pendant les 4 mois, qui me reste à accomplir ayant profité de la première remise de 3 mois des 27 mois de service exigé à l'époque de mon incorporation. Cela me privera de la joie de porter la double barrette de Lieutenant, qui est même aujourd'hui le seul grade automatique 24 mois après la nomination au grade de sous-lieutenant. Je commence parallèlement à ma vie militaire la recherche d'emploi civil et j'ai la surprise très rapidement de recueillir 17 propositions d'emploi immédiat, qui me mettent dans un embarras de choix qui fait sourire au 21° siècle. Cependant la fraicheur de l'accueil des métropolitains vis à vis des pieds noirs ternira bien vite ma joie d'avoir retrouvé après les seuls 9 ans de paix connus (1945-1954) une région totalement libre de déplacements. Une affichette en deux parties illustrée de grassouillets pieds noirs, gros havane aux lèvres, au volant de Buick rutilantes et payant l'essence moins cher que les pauvres maigrichons métropolitains à bord d'une cahotante 2 CV Citroën m'est toujours restée en travers de la gorge. La désinformation battait alors son plein et nous étions tous présentés comme de richissimes colons, ayant fait suer le burnous, et donc corvéables à merci. Nos loyers augmentaient de manière exponentielle et mon concierge me faisait même payer un surplus en espèces pour la cave de mon appartement (?). Jusqu'à ce que je demande des précisions au syndic de propriété, qui rétablit la gratuité de cette cave. Enfin ma cantine arrive vide, pillée par les dockers marseillais. Ces mêmes gens, qui avaient aussi très gentiment taggué les quais du port de Marseille avec de très accueillants : " Les Pieds Noirs à la mer ", qui auguraient bien de la gentillesse de l'accueil et du réconfort à attendre. Je me suis retrouvé donc nu de tous vêtements civils avec la charge relativement lourde de me rhabiller d'urgence avant le 1° Novembre. L'assurance interrogée benoîtement m'a fait savoir que mon assureur algérois avait quitté l'Algérie avant moi et qu'on avait perdu sa trace. On ne pouvait donc pas prendre ma plainte en compte (?). Voici donc l'accueil chaleureux que nous avons reçu à notre arrivée, encore contents que le conteneur soit tout de même parvenu sec à destination. En effet nos gentils dockers marseillais n'avaient pas jugé bon de l'immerger dans le port, ni de le laisser tomber par " mégarde " dans les eaux mazoutées de la Joliette comme ils l'ont fait pour pas mal d'autres conteneurs parce que la " couleur des pieds symbolique " des loueurs de ces conteneurs ne leur convenait pas. Merci Marseille et merci Mr Gaston Defferre de l'organisation méthodique de votre exécrable désir de bien nous recevoir. Voilà contée par le menu mon " dépatriement ", qui fait que quelque 48 ans après, je ne sais toujours pas trop si je suis bien français étant donné la question lancinante que posait le service d'accueil de la rue Carabacel. Mon grand-père l'était apparemment en 1914-18, mon père avait dû l'être en 1939-45, puisqu'il avait été vêtu gratuitement de kaki et moi avec ma belle barrette de sous-lieutenant de l'armée française j'avais eu aussi ce sentiment durant les 24 mois de mes pérégrinations camouflées en Algérie Française.

Marc STAGLIANO
mstag06@free.fr