Mon grand malaise a commencé lors d'un voyage d'agrément
dans la capitale, en métropole donc comme nous appelions "
la mère patrie ".
A ce moment là mon père, cadre dans un grand journal d'Alger
avait éprouvé le besoin de s'acheter un imperméable.
Il avait fait son choix dans un belle boutique parisienne et donc au moment
de payer avait ingénument exhibé des billets de banque,
estampillés Banque d'Algérie, qui avaient la parité
avec ceux de la Banque de France. Le commerçant avait refusé
tout net ses billets et avait même rétorqué : "
Monsieur, vous avez une banque juste en face de ma boutique, vous n'avez
qu'à aller échanger vos billets et revenir ensuite me payer
en billets français ". Cet affront, pour nous c'en était
un, n'avait pas du tout était du goût de mon père
et nous étions partis sans imperméable.
Je daterais donc le début de mon retour ou mon malaise, voire ce
que j'appellerais plus précisément mon " dépatriement
" de ce jour-là. Ensuite ce fût la fin de mes études
supérieures et la poursuite du schéma, induit par un de
mes professeurs d'Histoire du Lycée, qui nous avait intimé
le devoir de suivre les préparations militaires élémentaire
et supérieure, pour accéder au grade de sous-lieutenant
donc d'officier français pour effectuer notre service militaire
obligatoire. Le schéma fut suivi à la lettre et je termine
l'été 1960 en réussissant plutôt brillamment
mon brevet de Préparation Militaire Supérieure et ma Licence
es Sciences de Physique Chimie de la Faculté des Sciences d'Alger.
Puis j'embarque à bord du " Président de Cazalet "
de la Compagnie Mixte pour Marseille afin de rejoindre Châlons sur
Marne et l'école d'Application de l'Artillerie d'alors.
Après six mois de stage dans cette Champagne superbe, je sors de
là avec la carotte tant recherchée, c'est à dire
le grade de sous-lieutenant plein et une flatteuse place de 23° de
promotion sur plus de 300 E.O.R. Ensuite je rejoins le régiment
choisi, le 1/12° R.A.A.Ma à Relizane, où on m'affecte
au Commando de Chasse du Secteur au sein de la Quatrième Batterie.
Je guerroie tout l'été dans le djebel très aride
au sud de Kennenda, qui est le siège du Commando, à la tête
de la 4° section de combat. Je réponds au joli nom de Journalier
Violet 4 sur mon GRC 10 de chef de section. Malheureusement pour moi qui
ai beaucoup apprécié cette vie de chasseur d'homme, ce qui
était notre quotidien, je reçois en pleine figure dès
le 1° septembre une mutation sans appel pour prendre la responsabilité
civile et militaire du " Village Nègre " de Relizane
en remplacement des Gendarmes. Je quitte donc Kennenda et rejoins le cur
de la vieille ville arabe, où mon poste principal trône sur
la place du Marché. Là j'assure six mois durant le maintien
de l'ordre, la police, et la recherche d'éventuels rebelles au
sein des habitations très imbriquées du Village Nègre,
fort de 17.000 âmes tout de même. Et ce jusqu'au fatidique
19 mars 1962, jour de la signature des " accords d'Evian ".
Ce jour-là le cessez le feu est décrété et
je me retrouve à assurer l'ordre en ville arabe avec conjointement
des groupes de soi-disant membres du F.L.N parmi lesquels je reconnais
curieusement certains de mes " indics " de la période
précédente.
Très rapidement aussi je quitte avec ma section les postes de présence
militaire française au cur du Village Nègre pour rejoindre
une belle villa jouxtant la piscine municipale de Relizane pour continuer
à assurer l'ordre en ville. Là je commence à voir
arriver vers moi une quantité considérable d'européens
Relizanais urbains ou ruraux, qui sous condition de remise de leurs éventuelles
armes individuelles, reçoivent de ma main un " bon de sortie
" militaire leur permettant de quitter la ville et l'Algérie.
Ce flot de candidats au départ devient torrentiel alors que lors
de mes rares permissions de 36 heures à Alger, je constate que
la population algéroise croit encore au miracle du maintien sur
place des pieds noirs.
Très mal à l'aise et sachant ce qui se passe partout ailleurs
dans ce qui a été ma patrie jusqu'alors, j'essaie de faire
comprendre à mes proches qu'il s'agit de toute urgence de prévoir
l'exode vers la Métropole. Les algérois sont alors complètement
déconnectés de la réalité politique du reste
de l'Algérie, qui se dépeuple de sa population d'origine
européenne à grande échelle. Mon épouse, enceinte
de ma fille aînée, me préoccupe particulièrement
et j'ai assez de mal à la convaincre de quitter Alger et de rejoindre
Cannes, où un oncle maternel peut la recueillir en attendant une
réorganisation totale de notre vie de couple. J'y réussis
cependant et l'expédie par avion sur Marseille le 31 mai 1962 en
compagnie de mon jumeau Gérard récemment libéré
de son service militaire et qui vient de rendre son uniforme de sous-lieutenant
du 8° Zouave. Il se fait passer pour l'époux de ma femme car
l'O.A.S interdit le départ des algérois. Il dit donc qu'il
accompagne son épouse enceinte pour la mettre en lieu sûr
en Métropole mais qu'il revient dès la chose faite. Ils
quittent tous deux Alger par avion après avoir attendu l'embarquement
de 5 heures du matin jusqu'à 4 heures de l'après-midi ce
qui est pour le moins navrant pour une future maman.
Ensuite moi, je profite d'une ou deux permissions de 36 heures pour "
faire nos bagages ". Je place en particulier tous mes vêtements
civils dans ma cantine militaire estampillée S/Lt Stagliano SP
88.560 dans l'espoir qu'elle arrivera à bon port sans dommage et
l'expédie par bateau vers l'antique Phocée.
Le peu de meubles que nous avons et l'essentiel de ce que nous pouvons
avoir sont chargés dans un conteneur, aux bons soins d'un de mes
beaux frères, qui travaille sur le port. La cantine et le conteneur
sont assurés par une compagnie d'assurances nationale pour essayer
de sauvegarder notre maigre patrimoine. En effet nous n'étions
tous que salariés et locataires dans nos deux familles comme l'immense
majorité des pieds noirs d'Algérie. De retour à Relizane,
je me trouve en tête à tête avec mon Colonel un matin
au mess officier pour le petit déjeuner. Il me demande, m'ayant
accordé ma dernière " 36 heures ", où j'ai
envoyé mon épouse. Je lui apprends qu'elle a trouvé
refuge à Cannes. Il me dit tout de go : " Bien, je vais vous
faire muter à Fréjus au G.I.T.T.D.M, cela vous convient-il
? ". Après m'être fait préciser que Fréjus
ne se trouve qu'à 32 kms de Cannes, j'accepte, sans trop y croire,
sa proposition. Et quelque dix jours après je reçois une
mutation en bonne et due forme pour la Batterie d'Instruction d'Artillerie
des Troupes de Marine au Camp Lecoq de Fréjus. Je suis embarqué
comme prioritaire militaire à Oran La Sénia, sans aucune
attente, avec un médecin Lieutenant Colonel sur une Caravelle d'Air
France à destination de Marseille. Nous sommes le 22 juin 1962
soit 22 jours après le départ de mon épouse. Là
je rejoins Fréjus, où l'on me charge de l'instruction de
jeunes engagés au sein d'un peloton de candidats au grade de Maréchal
des Logis. J'assume cette charge pendant les 4 mois, qui me reste à
accomplir ayant profité de la première remise de 3 mois
des 27 mois de service exigé à l'époque de mon incorporation.
Cela me privera de la joie de porter la double barrette de Lieutenant,
qui est même aujourd'hui le seul grade automatique 24 mois après
la nomination au grade de sous-lieutenant. Je commence parallèlement
à ma vie militaire la recherche d'emploi civil et j'ai la surprise
très rapidement de recueillir 17 propositions d'emploi immédiat,
qui me mettent dans un embarras de choix qui fait sourire au 21° siècle.
Cependant la fraicheur de l'accueil des métropolitains vis à
vis des pieds noirs ternira bien vite ma joie d'avoir retrouvé
après les seuls 9 ans de paix connus (1945-1954) une région
totalement libre de déplacements. Une affichette en deux parties
illustrée de grassouillets pieds noirs, gros havane aux lèvres,
au volant de Buick rutilantes et payant l'essence moins cher que les pauvres
maigrichons métropolitains à bord d'une cahotante 2 CV Citroën
m'est toujours restée en travers de la gorge. La désinformation
battait alors son plein et nous étions tous présentés
comme de richissimes colons, ayant fait suer le burnous, et donc corvéables
à merci. Nos loyers augmentaient de manière exponentielle
et mon concierge me faisait même payer un surplus en espèces
pour la cave de mon appartement (?). Jusqu'à ce que je demande
des précisions au syndic de propriété, qui rétablit
la gratuité de cette cave. Enfin ma cantine arrive vide, pillée
par les dockers marseillais. Ces mêmes gens, qui avaient aussi très
gentiment taggué les quais du port de Marseille avec de très
accueillants : " Les Pieds Noirs à la mer ", qui auguraient
bien de la gentillesse de l'accueil et du réconfort à attendre.
Je me suis retrouvé donc nu de tous vêtements civils avec
la charge relativement lourde de me rhabiller d'urgence avant le 1°
Novembre. L'assurance interrogée benoîtement m'a fait savoir
que mon assureur algérois avait quitté l'Algérie
avant moi et qu'on avait perdu sa trace. On ne pouvait donc pas prendre
ma plainte en compte (?). Voici donc l'accueil chaleureux que nous avons
reçu à notre arrivée, encore contents que le conteneur
soit tout de même parvenu sec à destination. En effet nos
gentils dockers marseillais n'avaient pas jugé bon de l'immerger
dans le port, ni de le laisser tomber par " mégarde "
dans les eaux mazoutées de la Joliette comme ils l'ont fait pour
pas mal d'autres conteneurs parce que la " couleur des pieds symbolique
" des loueurs de ces conteneurs ne leur convenait pas. Merci Marseille
et merci Mr Gaston Defferre de l'organisation méthodique de votre
exécrable désir de bien nous recevoir. Voilà contée
par le menu mon " dépatriement ", qui fait que quelque
48 ans après, je ne sais toujours pas trop si je suis bien français
étant donné la question lancinante que posait le service
d'accueil de la rue Carabacel. Mon grand-père l'était apparemment
en 1914-18, mon père avait dû l'être en 1939-45, puisqu'il
avait été vêtu gratuitement de kaki et moi avec ma
belle barrette de sous-lieutenant de l'armée française j'avais
eu aussi ce sentiment durant les 24 mois de mes pérégrinations
camouflées en Algérie Française.
Marc STAGLIANO
mstag06@free.fr
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