Alger, Algérie : vos souvenirs
La page de Lucienne Pons

LES AVATARS DE RABAH-POLITIQUE.....MEKTOUB...MEKTOUB....

mise sur site le 14-2-2006

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LES AVATARS DE RABAH-POLITIQUE.....MEKTOUB...MEKTOUB....
mercredi 8 février 2006, par Lucienne PONS

-------Un jeune kabyle de bonne famille échappe à l’autorité paternelle et influencé par ses amis PPA prendra la mauvaise route qui le conduira vers un fatal destin......

-------Rabah-politique, tel était son surnom, était le fils de Sidi Ahmed, honorable homme Kabyle d’un certain âge qui avait fait la Guerre de 1914/1918 en France, ami sincère des Français, propriétaire de terres situées aux alentours d’un Douar assez proche de la Ferme des Eucalyptus dont mon père s’occupait. Sidi Ahmed venait souvent rencontrer mon père pour échanger avec lui des nouvelles de la Région. Le téléphone kabyle ou arabe fonctionnait très bien, supérieur je dois le dire aux moyens actuels de communications modernes, soumis à des interférences techniquement mystérieuses et des pannes imprévues, le plus souvent inexpliquées.Ils échangeaient aussi leur savoir de cultivateur, chacun avait sa méthode , celle de Sidi Ahmed tout à fait ancienne se conformait peu à peu à la méthode de mon père, un fanatique toujours à la recherche des nouveautés les plus perfectionnées en matière agricole, mon père de son côté prêtait une oreille attentive au savoir antique de Sidi Ahmed, et le résultat de ces concertations était loin d’être négligeable.

-------Grand, "bien baraqué" Sidi Ahmed portait une chéchia à rayures marron clair et blanches, des sarouals gris en coutil à mi-jambes, une djellaba blanche en toile fine, et par-dessus ses épaules, selon la saison, un burnous blanc ou une gandoura de laine à rayures assorties à la chéchia ; il portait aussi une cane qu’il remplaçait par un grand parapluie noir les temps de pluie, ce qui lui assurait un maintien parfait et une certaine élégance. Ce qui m’intriguait le plus dans sa mise, c’était ses escarpins plats qui ressemblaient à des chaussures de femme et me faisaient penser aux escarpins que ma tante Marie, d’origine Lorraine, chaussait pour danser la polka en famille pour les baptêmes, communions, fiançailles et mariages etc.... exception faite de la hauteur des talons.

-------Indépendamment de son intérêt pour l’agriculture moderne, Sidi Ahmed avait deux sujets de préoccupation dont il entretenait mon père, c’était l’avenir de chacun de ses deux fils. Celui qui lui donnait "le plus de fil à retordre" était l’aîné Rabah-Politique, un jeune homme de 23 ans à l’époque, nerveux, toujours en mouvements et en cavales, ne l’aidant jamais dans son travail, saisissant la moindre occasion pour s’échapper à Maison-Carrée, la ville la plus voisine du Douar, et en revenant toujours avec "des idées tordues" d’après son père.

-------Son second fils Djilleli, 13 ans, était un enfant intelligent et obéissant ; il n’était pas coutume d’envoyer les enfants des campagnes dans les lointaines écoles françaises, aussi Djilleli après avoir suivi des cours de religion, d’écriture et de langue dispensés par le Marabout, se trouvait désœuvré, à part l’accomplissement de quelques petits travaux que son père qui le ménageait beaucoup lui confiait de temps en temps.Il était manifestement son préféré. D’ailleurs Djilleli avec son visage toujours souriant, son regard doux et lumineux et son caractère plaisant, avait des dispositions naturelles pour s’attirer toutes les sympathies. Il accompagnait son père dans ses visites le plus souvent le jeudi et nous prenions plaisir pendant que nos pères discutaient à nous amuser ensemble avec mes frères pour nous livrer à ces jeux que tous les enfants des campagnes d’Algérie, de France, de Navarre et d’ailleurs partout dans le monde ont le génie d’improviser sans jouets, tels que traquer les grenouilles et les têtards dans les bassins d’arrosage, courir pieds nus dans les fossés d’irrigations, faire les petits chevaux en courant comme des dératés, monter sur le toit des communs, déguiser les chiens en clown, épuiser l’âne en essayant de le faire galoper comme un cheval de course, faire la lutte en croisant des bâtons comme des épées, et essayer d’attraper un serpent dans l’espoir de lui prendre sa peau et de la faire sécher, opération qui ratait toujours. Sidi Ahmed un certain jour se rapprocha de mon père et lui fît part de son inquiétude pour l’avenir de Rabah-Politique, fils dissipé, insoumis à l’autorité paternelle, refusant tout mariage,n’acceptant aucun travail suivi et dont il venait de découvrir qu’il faisait parti depuis plus de 4 ans déjà de la cellule du PPA (Parti Populaire Algérien) de Maison-Carrée, comble de l’indignation pour son père qui ressentait la conduite de son fils comme une "honte pour sa famille". Et ce jour-là il venait solliciter "entre hommes d’honneur" un arrangement pour que mon père accepte de prendre son fils à la ferme "pour lui dresser les côtes", "avec toi je suis garanti, tu vas le redresser" assurait-il.... Mon père n’avait pas pour habitude de redresser les côtes de qui que ce soit, mais il avait une certaine autorité et un caractère d’éducateur qui en imposaient et finalement je ne sais comment il s’y prit pour embaucher Rabah-politique comme second de Mohammed notre premier commis- surveillant en chef des enfants Pons, que nous considérions mes frères et moi comme le KGB au service de mon père, tout en l’estimant bien cependant. Au début Rabah-Politique sembla s’y mettre , on lui apprit à atteler les chevaux, à les panser et les nourrir et à faire quelques autres petits travaux de culture et ramassage des légumes du potager, ces tâches avaient l’air de ne pas trop lui déplaire, mais il avait toujours sur son front un pli buté et têtu, complété par un regard de renard sournois et des mâchoires serrées, ce qui donnait à son visage un air inquiétant. Il lui arrivait de demander parfois un jour de congé, mon père le lui accordait, et alors il repartait, selon son père "faire sa politique" à Maison-Carrée, Mais tous deux pensaient qu’il fallait amadouer Rabah-Politique et lâcher du lest de temps en temps.

-------Quand à Djilleli, ma mère s’était mis dans l’idée de lui faire passer quelques jours avec elle dans la semaine, pour le distraire et l’occuper avec un programme tout simple : la regarder entretenir sa maison dans le but bien précis de lui apprendre "à tenir une maison comme les français"... celapourra te rendre service plus tard si tu travailles dans un hôtel ou un restaurant, lui expliquait-elle, et cette hypothèse était tout à fait plausible, puisque beaucoup de jeunes kabyles s’engageaient sans réticence dans ce genre d’activités. Elle le faisait manger, surveillait sa tenue, lui parlait beaucoup en français (elle ne savait ni le kabyle, ni l’arabe), .... comme ça tu pourras comprendre les clients etc...elle lui faisait entrevoir ainsi un projet d’avenir auquel Djilleli semblait adhérer et tout se passait bien de ce côté-là, et pour moi aussi, délivrée du rôle de petit bras droit de ma mère. Je pouvais ainsi me livrer à mes occupations favorites entre 11 et 13 ans, faire ma toilette, me coiffer et lire avec passions mes auteurs favoris, installée dans le grand mimosa des quatre saisons, ou bien encore dans mon salon particulier, un large tronc d’eucalyptus autour duquel des pousses de 2 mètres de haut environ, enlacées de pervenches et de liserons grimpants, m’isolaient du commun des mortels. En apparence, malgré son caractère renfermé et très peu communicatif avec les autres travailleurs de la ferme, Rabah-Politique semblait s’adapter au travail et vouloir continuer dans la bonne direction. Jusqu’au jour où son père s’aperçut que Rabah-Politique sortait en douce la nuit du Douar, surtout la veille de ses jours de congé. Intrigué il donna pour mission à quelques hommes de confiance du Douar, mis dans la confidence, de se camoufler dans les fourrés et les allées de roseaux qui bordaient l’allée vicinale du Douar jusqu’à notre ferme, de surveiller la sortie nocturne du "salopard", selon lui, de le suivre discrètement et de lui faire un rapport circonstancié de ce qu’il aurait pu observer, sans en aucun cas intervenir auprès de l’intéressé. Cette mission parfaitement accomplie, plongea dans la colère, la rage et la honte Sidi Ahmed quand il sut de quoi il s’agissait. Il ne régla pas la question de lui-même, il tenait à informer mon père de la conduite de son fils et à lui confier le soin de punir le "coupable". En effet, les veilles de ses jours de congé, Rabah-politique avait pris la liberté et l’habitude de sortir la nuit et pendant cette escapade nocturne, de s’introduire dans le jardin potager de la ferme (plusieurs hectares), pour y cueillir tout à son aise des légumes de saison dont il remplissait un grand sac de jute, qu’il dissimulait ensuite dans une cachette, en dehors de la maison de son père, pour aller le lendemain les donner ou les revendre à ses comparses politiques de Maison-Carrée. Les chiens de garde de la ferme qui le connaissaient bien n’avaient jamais donné l’alerte.

-------Son père furieux vint donc demander à mon père de le dénoncer "à la justice française". Il n’en est pas question, répondit mon père, il risque la prison, pour l’honneur de ta famille et par amitié pour toi, je ne ferai pas ça... calme-toi... on va parler et trouver une solution. Ils discutèrent longuement, assis sur un tronc d’arbre qui se trouvait posé sur le sol près du puits et du grand bassin. Curieuse comme pas une, je faisais mine de regarder les reinettes qui sautaient sur le bord du bassin et de m’en amuser, tout en essayant de saisir leur conversation. Mais ils parlaient à voix basse et j’en fus pour mes frais. Finalement, le père de Rabah-Politique , comme je pus le voir par la suite, le jour même dans la soirée, avait arrêté que le coupable devrait venir publiquement présenter ses excuses et demander son pardon à mon père et en présence de tous les ouvriers de la ferme réunis autour de lui, "pour lui faire honte et qu’il n’ose pas récidiver". La ténacitéde Sidi Ahmed dans cette intention finit par recueillir l’accord de mon père qui craignait le pire pour Rabah-Politique, s’il avait dû être livré à la seule colère de son père. La cérémonie envisagée ritualisait en quelque sorte une punition suffisamment éprouvante, et mon père avait fait promettre à Sidi Ahmed que ce serait suffisant.Si Ahmed repartit chez lui en brandissant sa canne de colère. Une demie heure plus tard, il revenait suivi de Rabah-Politique solidement encadré par deux hommes du Douar qui le tenait solidement, non pas de peur qu’il s’enfuisse, celaaurait put être dangereux pour lui, mais pour l’humilier. Arrivé dans la cour où mon père se tenait debout entouré de ses ouvriers, Si Ahmed plia son fils à genoux avec force et lui commanda de demander pardon. Il s’exécuta le visage contracté avec un air de colère contenue. Mon père s’approcha et s’adressa à lui en lui parlant calmement mais fermement en kabyle, il le releva au bout d’un moment et demanda aux assistants de se retirer. Cette scène pénible est restée gravée dans ma mémoire. Le lendemain matin Rabah-Politique reprit son travail à la ferme comme si rien ne s’était passé et personne sous les ordres de mon père ne se serait permis de faire la moindre allusion à ce regrettable incident. Mais au bout de quelques mois Rabah-Politique finit par trouver une situation à Maison Carrée, que lui avait sans doute procurée ses amis politiques du PPA ; il quitta définitivement la ferme et la maison de son père qui le renia en le désavouant.

-------Bien des années plus tard, vers la fin de la Guerre d’Algérie en lisant le Journal un matin, j’ai appris la fin de Rabah-Politique qui s’était engagé dans le FLN et qui venait de tomber dans un combat en Basse-Kabylie, combat qui avait fait aussi des morts du côté de nos militaires.

-------J’avais depuis longtemps quitté la ferme pour travailler à Alger et ensuite suivre mon mari à Michelet, mes parents eux-mêmes assez avancés en âge(nous étions mes frères et moi leur dernière couvée) avaient changé de Région pour vivre près d’El-Biar et je n’ai jamais su quel a été le destin de Djilleli "le petit apprenti de ma mère", notre ancien compagnon de jeux, d’autant que pendant la guerre d’Algérie il n’était pas prudent pour une jeune femme de parcourir plusieurs centaines de kilomètres pour aller se renseigner sur place. MEKTOUB ...MEKTOUB... chacun a son destin... mais celan’empêche pas de penser de temps en temps aux jours d’autrefois.