Alger, Algérie : vos souvenirs
La page de Yves Boisseaux , des Tagarins
"Les copains d'alors"

mise sur site le 16-01-2005

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LES COPAINS D'ALORS

-------Les bougainvilliers rouge-violacé, régulièrement alignés, tapissant les murs flanqués de part et d'autre de la rampe d'accès à la caserne des Tagarins, se souviennent encore de tous mes copains qui passaient devant eux.

-------Le quartier des Tagarins, situé sur les hauteurs d'Alger, avait donc donné son nom à la Caserne Milbert. Dominant la baie, parsemée d'eucalyptus, de palmiers nains et d'orangers sauvages, elle hébergeait les familles des Gendarmes venus de tous les coins de France.

tagarins 1

-------De la fenêtre de ma chambre du 3ème étage, je pouvais donc apercevoir ceux qui franchissaient le porche d'entrée. Courant d'air redouté en hiver ou d'une accueillante fraîcheur en été, ce seuil, verrou de sûreté incontournable, rythmait comme une pendule tous nos instants. D'ailleurs, sur le fronton du porche, surplombant la cour d'honneur, une horloge marquait le temps, symbolisant l'ordre et l'exactitude.

-------Ce pâté d'immeubles nous unissait comme c'est sans doute le cas dans tous les quartiers, les villages ou les cités de France et d'ailleurs. Mais, en plus, chez nous, là, il y avait la guerre. L'insécurité constante à l'extérieur de ce périmètre de paix renforçait les liens de cette vie intérieure.

-------Nous y vivions en vase-clos, autour des années 50, du fait des événements qui imposaient le couvre-feu, mais aussi en raison des amitiés profondes qui naissaient ou se défaisaient au fil des saisons, des circonstances, des âges communs et des loisirs partagés.

-------Tout se faisait intra-muros, in vivo, c'était comme çà et sur ce plan là en tout cas il n'y avait aucune souffrance. Notre condition était acceptée comme c'est le cas dans les situations d'extrême gravité et avant nous, en d'autres endroits de la planète, d'autres jeunes avaient existé en s'habituant à certaines restrictions ou privations en tous genres. Et puis l'époque, comme l'on dit, était une autre époque.

-------Repliés et soudés nous éprouvions une forte envie de vivre. C'était le temps des expériences, des échanges d'idées, des découvertes, des doutes et des espoirs, des premières amours aussi, sans penser aux autres, des jeux et des plaisirs de la jeunesse où chacun apporte sa touche personnelle en recevant de l'autre une complémentarité structurante.

-------Nos origines étaient voisines, nos horizons sans doute différents et nos projections dans l'avenir loin d'être maîtrisées. Malgré le danger représenté par la situation ambiante, les bombes dans les lieux publics, les morts dans notre environnement quotidien et les déclarations politiques largement commentées à la une des journaux, l'insouciance prévalait en prenant le dessus sur l'anxiété du lendemain. L'engagement pour les grandes causes sociales, humanitaires ou idéologiques se limitait à l'histoire de notre pays que nous vivions en direct. C'était énorme pour nous. Notre générosité n'était égalée que par la passion dégagée par nos sentiments. Les instants passés ensemble renforçaient nos certitudes dûment établies et clairement affichées.

-------Nos cursus scolaires en cours permettaient d'imaginer à partir des années 57-60, les destinées de chacun:
--------Untel, un peu plus vieux, montré du doigt comme un modèle, bosseur et peut-être " bien-né " allait s'envoler, faire ses humanités et nous revenir couvert de lauriers,
--------Tel autre, guidé par une voix parentale sans concession s'embarquerait pour la " mère-patrie " et irait poursuivre ses études à Paris, Nice, Grenoble, Toulouse, Rochefort ou Montpellier
--------Des filières s'organisaient sur la base d'exemples identifiés, montrés du doigt, de trajectoires repérées,permettant d'entrevoir les premiers pas de la vie civile mais plus souvent encore de la vie militaire.
--------Pour les meilleurs ; la Fac de Droit, de Sciences ou de Médecine. Corniche pour les futurs " Saints Cyriens ", le " prytanée militaire de la Flèche " pour d'autres ou même "l'école des enfants de troupe " ou encore "l'école d'application " et dans les cas désespérés "le devancement d'appel ". Les métiers manuels et l'apprentissage n'étaient pas ou peu au programme.

-------La majorité était alors à 21 ans et nos projets personnels n'avaient pas droit de cité. Nos choix étaient souvent relégués aux oubliettes. Les parents décidaient pour nous et nos avis comptaient peu. L'autorité était acceptée par tous, y compris à l'extérieur de ce cercle. La condition militaire, toujours présente par son apparence, n'était pas érigée, ici plus qu'ailleurs, en dogme comme on aurait pu le croire.

-------L'éducation donnée n'était pas plus lourde que dans les autres familles de la société civile. Ainsi, au lycée, au contact de nos camarades de couches sociales pourtant différentes, nous savions que les mêmes principes de fonctionnement que les nôtres, prévalaient aussi dans leur giron familial. La contestation n'était permise nulle part. Ainsi était la loi à la maison. Convaincus ou pas, contraints ou timidement consentants nous devions accepter sans broncher ou presque la décision de nos parents. Tous comptes faits, cette culture nous préparait à affronter la vie, frustrés ou pas.

-------En outre, nous sentions confusément que notre devenir n'était plus au centre de nos préoccupations du fait de la dure réalité de la situation qui lentement mais irrémédiablement nous détournait de nos études. Le manque de moyens renforçait cet état et l'échec scolaire s'annonçait. Assurément, notre parcours serait difficile. Le destin rime parfois avec la chance ou le hasard mais il s'inscrit, souvent aussi, dans l'enfance et l'adolescence.

-------Les aînés avaient donc amorcé une vie de labeur et déjà ils prenaient de la distance avec nous. Chaque année le groupe de jeunes rétrécissait au fil des départs :

-- Robert Vié avait rejoint Cherchell pour suivre les EOR et embrasser la carrière d'officier comme son père,

- Richard Fénolard futur géologue entrait à l'Université.

- Jean-Pierre Grieu, confronté aux complexes de la puberté, cherchait sa revanche dans des études studieuses tant scolaires que musicales. Il donnait l'exemple du bien faire.

- Claude Chebille lui, s'était inscrit aux Beaux-Arts pour exercer son goût du dessin et vivre plus tard de son don pour la bande dessinée. Roger, son jeune frère, deviendrait Gendarme et 35 ans plus tard, finirait Capitaine à Millau dans l'Aveyron.

- Jean-Pierre Casanova dans la Marine Marchande sillonnait l'Adriatique et la mer Egée. Des ports italiens, il nous ramenait des histoires fabuleuses, plus ou moins réelles ou inventées. Par pure sympathie, il m'avait offert un couteau à cran d'arrêt à lame prohibée, négocié dans les bas-fonds de Gènes. Sa chevelure brune et sa mèche l'avantageaient sans doute pour de belles aventures féminines.

- Roger Pinot embarqué comme mousse à l'âge de 16 ans, sur un cargo de chez Scafino, voguait maintenant lui aussi sur des bateaux reliant Marseille au Moyen Orient. Tantôt bosco ou matelot mais toujours fier de son boulot, il gagnait sa vie.

- Martial Terrier à Air France portait beau la tenue bleu-marine de steward. Il parlait l'anglais ou le prétendait mais on le croyait. Ses voyages, comme dans les rêves, nous emballaient. Les hôtesses de l'air? Hum !... C'est lui qui les emballait !!!

Ces trois là possédaient de l'argent et nous donnaient forcément envie. La tentation de les imiter pour acquérir l'indépendance financière était grande. L'impatience, à cet âge là, pousse aux erreurs de jeunesse grossières et irrémédiables.

- Richard Birrgenslen, que nous appelions "Bir", dans une "boîte à bachot " de Nice bossait sa deuxième partie du bac et le dimanche, loin des siens, il draguait sur la Croisette. Vétu en habit de Zorro, il veillait sur sa soeur; Maryse, je pense.

-Les noms en vrac me reviennent : Ghislain Andral et sa soeur, Christian Saval, Menella, Pailhès, Delobbe, Scabetche et même scaboutche, Laroche, Méaglia, Vantomme, Vinatier, Albert, Hernandez - Dédé Martinez notre "tonton" à tous et ses neveux Norbert et jacky Montalva, cette chère et tendre Yvette qui disparut sur la route aux pieds des Corbières, Ginette aussi sa plus jeune nièce et Jospeh leur père, Jacqueline Molinier elle aussi partie trop vite, Jacqueline et Jean Claude Sentenac, Annie Mioche, bucheuse et musicienne, Viviane Solbès, ses frères Claude et Jacky et la petite Mireille, Jacqueline Roulenq, Danielle Grieu, Chantal Fénolar, Bertile, la belle brune Jacqueline Naudo, Sylvette, Marie France Glaize, Michèle Sicard et sa soeur, Schaeffer,Truchi, Debellemanière, Michèle Bertin, dont la mère nous apprenait à lire quand le père infirmier nous recousait la tete à l'aide d'agrafes énormes et d'aiguilles trop longues, Marie Claire Duprat et Annie Delebarre, Hélène Amat de la Treille, Ghislaine Chebille, cousine de Claude et Roger, disparue en février 2007, Serge Terrazzoni, Bernard Lermé, frère de Pierre qui nous quitta aussi en 2003, au terme d'une carrière dans la gendarmerie.

Si les noms m'échappent à cet instant, qu'ils sachent TOUS que l'oubli n'existe pas.

- Alain Loux visait Médecine et plus tard la chirurgie. Une rupture d'anévrisme l'emporta brutalement, sans crier gare.

- Michel Braun, plutôt "sur" que "soudoué", surnommé le "Schpouns",et que certains tenaient à distance par bêtise - car elle existait celle-là, chez nous et plus ici qu'ailleurs - travaillait d'arrache pied et se taillait un franc succès en études secondaires. Ses racines alsaciennes lui facilitaient l'apprentissage de l'Allemand qu'il avait choisi en deuxième langue vivante en plus du grec et du latin qui lui permettaient de " cartonner " en français. Il nous quittera hélas en 2004.

- Michel Reux, appelé " Michou " à 18 ans, avait dû s'engager dans l'Armée. Il choisit une affectation moins rude que sa robuste nature de citoyen. Brave et téméraire dans les manifs et les actions de rue, il était grand temps qu'il prenne du champ avec" les Actualités Francaises" avant que ne survienne l'irréparable…

-------Le Centre Cul…turel américain de la rue Michelet se souvenait longtemps après de sa visite , lors du saccage de 1958 !.

-------Le peuple en colère enterrait ce jour là le maire de Boufarik, " lâchement assassiné " selon la formule consacrée et mettait en cause l'ingérence étrangère. En l'occurrence, les USA ce jour-là payaient leur politique internationale et leur attitude au sein de l'ONU.

-------L'enseigne en métal, fixée au dessus de la vitrine de l'oncle Sam s'en trouvait amputée de ses quatre dernières lettres. Michou lui s'était retrouvé les " quatre fers en l'air " après l'évacuation musclée qui s'ensuivit.

-------Son frère aîné Jean-Louis, sérieux et sportif avait réussi son entrée au CREPS après avoir franchi deux barres successives : la première c'était Math'Sup et la seconde celle du saut à la perche, en s'élevant avec succès à 3,90 mètres du sol.

-------Leur petite sœur Marie-Françoise grandissait à vue d'œil en se goinfrant de tartines beurrées à la normande lui rappelant son Granville lointain


-------Jean-Marc B., quant à lui, avait dû se résoudre à rejoindre l'Ecole des Transmissions de l'Armée à Montargis. Il en tirerait plus tard le meilleur profit mais sur le moment il admettait difficilement les raisons de cette décision. Il obéissait malgré tout. Le " tout " en question c'était les copains et les copines en premier. La discipline, elle lui avait été enseignée tout jeune, à Philippeville, dans le Constantinois par un certain Frère des Ecoles Chrétiennes prénommé Eugène. Ils s'étaient retrouvés tous les deux à l'école Lavigerie d'abord puis au collège St Joseph d'El Biar que nous avions fréquenté de la 6ème à la 3ème. Son départ allait provoquer un grand vide dans le groupe où se percevait déjà le début de la déconfiture.


----ils sont trois---Christian Papelard, Pierre Lhermé, Jean-Paul Botella, Christian Saval et bien d'autres, sans oublier les nombreuses filles, généralement plus studieuses et aussi un peu moins concernées par les conséquences navrantes de la situation du moment sur notre vie scolaire, poursuivaient tant bien que mal leur chemin. L'Histoire marquait le pas sur nos routes souvent plus larges que longues. " Tout dépendra des événements ", avait-t-on coutume d'entendre. Nos études aussi piétinaient. -------Plus courtes que longues dans la réussite, elles nous promenaient, pour la majeure partie d'entre nous, d'un établissement à l'autre selon les résultats obtenus et les spécialités proposées par les services de l'Instruction Publique.

-------Ce cas de figure était le mien. Je m'étiolais au fil des mois.
ils sont quatre

-------Heureusement pour nous, avant cela, nous avions connu des moments intenses de joie, d'amour et de bonheur au sein du groupe garçons et filles que nous formions.

-------La pratique d'un instrument de musique n'était pas donnée à tous. Le rêve ne suffit pas à satisfaire ses envies et à l'exception de quelques-uns, dotés d'une excellente oreille musicale, l'apprentissage du solfège et les cours de musique étaient indispensables pour jouer correctement..

-------Virtuose du piano à force de répétitions, Gilbert Thorez, brillait par son intelligence et réussissait pleinement dans ses études. Il jouait à la perfection tous les morceaux du répertoire classique et, cependant il s'était très vite initié au rock et au jazz en me rejoignant sur ce terrain. Il disparut avant d'avoir 20 ans, emporté par une maladie foudroyante et du fait de notre très forte amitié, je fus particulièrement touché par sa mort. L'orchestre que nous avions créé, à deux ou trois, baptisé " the black-feet worming " commençait à peine à " s'entendre " juste avant que la situation n'empire et précipite tous nos espoirs dans l'abîme de l'Histoire.

-------A quelques uns et à quelques unes, nous avions aimé Elvis quand Serge Gainsbourg nous mettait " l'eau à la bouche " …. !. Bill Haley and his comets, dans un swing communicatif, nous jetait sur la piste pour " taper un rock " dont le refrain de " See you later Aligator " et de "Rock around the clock " était repris par ceux qui ne dansaient pas par manque de place ou d'assurance.

-------La trompette coudée de Dizzy Gillespie et le be-bop de Buck Clayton résonnent encore à mes oreilles. Avec de tels monstres, comment ne pas se souvenir de ce concert " middle-jazz " vécu en cette fin d'après-midi d'été, à la Salle Bordes d'Alger ? Ce grand moment d'anthologie inoubliable a contribué incontestablement à nourrir ma passion pour le jazz qui anime, hante ou accompagne toujours aujourd'hui mon existence. En 1960 et 1961, le jazz était à son apogée et sur ce point, ma vie a été celle d'un privilégié.

-------Cette musique qui nous donne ou nous enlève le blues, " jouée par des Sauvages ", comme disait ma mère, " noirs en plus, tapant sur des " tam-tam " et poussant des cris incompréhensibles en Américain " l'agaçait prodigieusement. Plus friande d'opérettes ou de Grand Opéra, à plusieurs reprises, elle m'avait emmené à l'Opéra d'Alger où nous avions assisté à de somptueux spectacles donnés dans ce petit palais Garnier du square Bresson. J'en garde un souvenir impérissable. Je me souviens entre autres de " La Traviata ", " la Passion ", " Hérédia " et même de Luis Mariano dans l'interprétation de " Violette Impériale ". Ma mère fredonnait cet air là dans la cuisine et je lui avais offert pour sa fête le disque de cette œuvre musicale afin qu'elle en retrouve les paroles.

-------Evidemment, à notre âge, les Tino Rossi, Charles Trénet, Maurice Chevallier et autres chanteurs de style crooner passaient pour des ringards de la pire espèce, indigestes pour notre consommation. La nouvelle vague d'outre atlantique déferlait.

-------Force est de constater que " le mauvais exemple " de ces musiciens de jazz s'adonnant à la cocaïne et autres substances stupéfiantes n'a eu aucune prise sur nous. Bien au contraire, leur musique a constitué une drogue salutaire pour notre équilibre. Comme quoi de nos jours, certains jeunes pourraient s'inspirer de ces idées pour lutter face aux embûches ou contre les difficultés de la vie.


-------Le Teppaz " donnait à fond " dans nos chambres où nous nous réunissions à quelques uns pour écouter nos disques en vinyle. Souvent d'ailleurs avant de posséder l'électrophone si longtemps convoité nous commencions par acheter un ou deux 45 tours avec nos faibles économies. J'avais la plus belle collection de disques d'Elvis et dans ces années là, posséder la quasi-totalité des morceaux réunis sur plus de vingt microsillons, c'était un tour de force dont j'étais assez fier.

-------La musique c'était vraiment le loisir principal entre nous et pour concrétiser cette soif de plaisir toutes les occasions étaient bonnes.

-------Le sport bien sûr avait sa place et en particulier le volley et le basquet mais ces activités se pratiquaient entre garçons et en période d'été exclusivement.

-------L'équitation n'était pas à notre portée. Sur les cours de tennis en tuf, régulièrement arrosés et balayés, de rares jeunes, filles et garçons en short ou tutu blanc, appartenant à une certaine caste évoluaient en dehors de notre groupe.

-------Le théâtre populaire ou pas, il faut bien l'admettre, ne nous tentait pas outre mesure et seulement l'escrime avait un temps excité notre sens artistique.

-------Le ping-pong et le baby-foot, sans oublier le flipper avaient également capté un peu de nos loisirs pour ces jeux d'équipe.

-------Et puis d'autres activités collectives, mettant en œuvre l'esprit de compétition, s'exerçaient en dehors de ce cercle intime. Ainsi personnellement, j'avais " touché " au hand-ball, très peu au foot et au rugby. Mon père avait bien tenté de m'initier à ce dernier sport en m'amenant voir quelques belles mêlées. De même, mon oncle, friand de boxe comme mon père, m'avait offert une fois ou deux, le spectacle du ring au Majectic.

-------Le catch, plus spectaculaire que sportif, drainait les foules autant que d'autres sports populaires comme le foot ou la boxe. Avec quelques copains, un soir avant que la nuit ne soit tombée, nous avions assisté à une rencontre au stade St Eugène de Bab el Oued. Le spectacle valait la peine et nous en avions pour notre argent. Cependant, afin de ne pas louper le dernier bus et prendre ainsi le risque de rentrer après l'heure prescrite par les autorités, il avait fallu se passer de l'ultime combat marquant le triomphe de l'Ange Blanc sur le Bourreau de Béthune.

-------Le lendemain nous commentions aux absents de la veille, les prises et les actions vécues comme si nous étions vraiment à la place des acteurs, à la manière de ces spectateurs du match vu à la télé ou depuis une tribune qui refont la troisième mi-temps au Café du Commerce.

-------Entre nous, il n'y avait pas de barrière sociale ou de discrimination. Tout le monde était logé, pour ainsi dire, à la même enseigne. Une fois cependant, un incident de taille provoqua le trouble de notre micro-société.

-------Kader commençait mal. Son histoire aujourd'hui aurait été exploitée et les développements en seraient autrement. Kader B. s'était rendu coupable de vols à répétition dans les appartements à l'aide de clés dérobées ou trouvées sous les paillassons. Il venait d'être démasqué par ses empreintes au terme d'une enquête menée par les inspecteurs de la Sûreté.

-------Ses parents d'origine kabyle, fiers de leur intégration réussie à force de persévérance, d'abnégation et de courage, allaient être mis à l'index avec tout ce que cela comportait de honte et de sanction à venir. Ils avaient pourtant donné le mieux d'eux-mêmes pour que leurs trois enfants réussissent.

-------Le fils aîné était déjà en métropole dans l'école prestigieuse de l'Armée de l'air à Salon de Provence.

-------Malika, la fille cadette, de plus en plus " francisée ", à la chevelure noire abondante, tantôt ébène tantôt auburn quand elle venait de " se faire un henné " que trahissait la coloration de la paume de ses mains, pleurait à chaudes larmes et ne pardonnait pas l'infamie de son jeune frère.

-------Mes parents, de l'aveu même de l'intéressé et comme tant d'autres, avaient été ses victimes. En effet, quelques mois ou semaines auparavant, ma mère avait constaté la disparition de deux billets de 5000 francs de l'époque, pourtant bien cachés sous la pile de draps dans l'armoire. Une tentative d'explication orageuse s'en était suivie à la maison mais nul n'aurait imaginé qu'un fils de gendarme commette un tel larcin.

-------Personnellement j'accusais mal l'abus de confiance qualifié de ce jeune " copain ". Culotté à l'extrême, entré chez moi pour voler mes parents, il avait osé m'inviter le lendemain de son forfait, à monter sur son superbe vélo de course acheté avec nos sous !

-------Les poches pleines de billets, de pièces et de friandises en tous genres il distribuait à tout va les chewing-gums et l'entourage le remerciait de sa divine bonté. C'était un comble

-------Kader fut tout de même pardonné plus tard. Ses parents avaient remboursé les dettes faramineuses et son casier judiciaire ne fut pas entaché. Il réussit à se faire une place comme tout le monde en intégrant une école de France.


-------La vie continuait et la musique nous reprenait. Elle contribuait à l'épanouissement individuel à travers le groupe sans pour autant que d'autres mœurs, adoucies ou pas, soient oubliées ou exclues de notre culture. On pratiquait le chant ou l'instrument selon ses aptitudes.

chorale filles


-------Jacqueline S. , sœur jumelle de Jean-Claude avec lequel j'avais longtemps partagé mes trajets en bus pour aller au collège St Joseph, juchée sur l'harmonium tout au fond de l'église, s'évertuait à donner le " la " au chef de chorale qui entonnait le Credo dominical. Nous devions alimenter en " oxygène " cet énorme appareil à cordes en actionnant à tour de rôle le soufflet pour éviter les couacs. A la réflexion maintenant, je me dis que ce devait être un orgue et non un harmonium mais j'affirme qu'il était bien là, trônant dans l'église qui nous interdisait de danser derrière ou devant le buffet. En remerciement d'avoir " orchestré " la Grand-messe chantée de 11 heures, le brave curé, quelque peu manipulateur, mettait " sa maison " à notre disposition, le dimanche après-midi, pour goûter au plaisir de la danse et de la musique entre jeunes.

 

--------Quelle aubaine d'avoir cette magnifique dépendance de l'église Ste Croix composée de pièces en enfilades disposées autour d'un patio surmonté d'une galerie ! Les vitraux, enchâssés dans de magnifiques fenêtres sculptées en stuc et bordées de colonnes lisses ou torsadées, laissaient filtrer la lumière du soir sur nos scènes païennes. Ce presbytère d'architecture turco-mauresque aux murs tout aussi épais que ceux du fort de la Casbah, sur lequel il s'appuyait, nous avait donné des idées pour organiser chez nous des " surpates " plus osées qu'en ces lieux religieux.

-----Les projets ne manquaient pas et nous allions envisager la chose en profitant d'un anniversaire pour convaincre les parents de l'intérêt de nous avoir tous réunis chez Pierre ou Paul, dans l'immeuble voisin, plutôt que de nous savoir en un lieu incertain susceptible de faire l'objet d'un attentat. De même pour les filles, aux yeux de leurs parents, la clause de sauvegarde attachée à leur vertu serait préservée. Et grande était leur vertu !

-------Avant d'en arriver là il fallait bien tuer le temps ; un chantier d'une telle importance se prépare de longue haleine. Patience et longueur de temps … !!!

-------En été, nous nous réunissions à la fraîcheur du soir après le repas pour passer un moment agréable. Afin de ne pas perturber le sommeil réparateur de tel occupant d'un rez de chaussée trop proche ou de subir les foudres d'un mauvais coucheur, nous trouvions un coin éloigné des habitations. Il était souhaitable de ne pas revivre certaines situations houleuses préjudiciables à notre douce quiétude. Il y avait eu des rappels à l'ordre.

-------Après avoir commenté la dernière anecdote du jour, en fonction de l'actualité extraordinaire qui ne manquait jamais, nous passions aux choses sérieuses lorsque tout le monde était là. La mise en œuvre d'un arrangement musical, travaillé seul dans l'après-midi au cours de la sieste obligatoire, prenait des allures de festival nocturne jusqu'au coup de sifflet du père qui nous rappelait l'heure de rentrer.

-------Jean Marc, roi de l'harmonica, cherchait son souffle et revenait dix fois sur le piston pour trouver le ton chromatique. Une fois dans la note il entraînait, d'un hochement de tête convaincant, les autres accompagnateurs, moins experts que lui dans la maîtrise de l'instrument : Jean-Paul Botella, Marc Cartalier, Ghislain Andral improvisaient en rattrapant le rythme tant bien que mal. Le reste en tapant dans les mains, battait la semelle en cadence. Les meilleurs en texte, et en anglais s'il vous plait, se lançaient dans quelques onomatopées du genre " be-bop heu loula " ou encore " wap ouhou wap " ou plus simplement en murmures variés. On y allait de bon cœur mais pas toujours en chœur !

-------J'étais, quant à moi, incapable de sortir un son convenable de mon engin qui finit par m'irriter les lèvres à force de souffler dedans. Pourtant j'appartenais à deux chorales avec la plupart de mes copains. Celle de l'église Ste Croix et celle des " Médaillés militaires ". Mon harmonica de marque " hohnner " était de bonne facture car mes parents n'avaient pas lésiné sur le prix en me l'offrant à mon anniversaire. C'est ainsi, ce n'était pas mon truc et je me contentais de claquer des doigts quand on reprenait ensemble " les Oignons " ou " When the saints go marching in "

-------Sidney Béchet allait bientôt disparaître. Albert Raisner avec son harmonica n'avait pas encore rejoint Europe n °1 et l'émission célèbre de : " Salut les copains " de Daniel Fillipacci n'était pas née. A croire que nous étions des précurseurs.

-------Certains soirs, pour décompresser de nos semaines trop riches en événements, il arrivait aux plus hardis d'entre nous de commettre quelques méfaits, assez bénins en soi et en général mais dont les conséquences n'étaient pas toujours mesurées. Ainsi, nous avions comme tête de turc notre brave laitier du nom de Sakri. La nuit venue, à l'heure ou commençait le couvre-feu et en raison des fortes chaleurs de la journée, il était autorisé à pénétrer aux Tagarins pour distribuer aux familles le précieux breuvage, provenant de ses vaches, traitent en fin d'après-midi. La vente du lait se faisait dans son fourgon Peugeot, bleu foncé, qu'il déplaçait au fur et à mesure des livraisons. Cà ne sentait pas le luxe, loin de là, mais davantage la pauvreté mélangée à l'odeur forte du lait frais, chaudement tiré et transvasé dans des bidons en aluminium, à coup sûr à peine rincés, déposés parterre dans la poussière. Nous ne ressentions pas de souci sanitaire particulier et c'était pour nous une habitude non dérangeante. Il n'était plus jeune notre Sakri et plus d'une fois dans la soirée il devait quitter son véhicule pour monter les escaliers avec ses bidons et faire du porte à porte. Quel âge avait-il ? Pas plus de cinquante ans mais pour nous c'était bien sûr " le vieux ", au visage buriné et marqué par les rides. Il sentait le suif et la sueur. On disait même que sa première femme le battait. Elle dirigeait l'ensemble de la maison , ses mains sur les hanches, debout sans son haïk, le chèche entourant la tête. Son sarahüel pendant sur ses pieds enflés, débordants à l 'arrière de ses babouches trop petites, lui donnait une corpulence encore plus forte. La deuxième femme de Sakri, encore adolescente, quinze ans à peine et déjà enceinte, n'avait pas la vie belle dans la " raïma ", construction hétéroclite implantée dans le champ voisin et où cohabitaient la famille et le troupeau de vaches.

-------Quand notre sacré laitier s'absentait donc de son camion, nous en profitions pour lui faire quelques " vacheries " et parfois les pires. La bêtise n'ayant toujours pas atteint ses limites, les parties latérales de son Peugeot se retrouvèrent, un soir, tagguées de slogans lui prêtant des appartenances nationalistes de l'époque. Nous ne partagions pas tous cette initiative de très mauvais goût qui nous valu le lendemain une vive explication au sein de la communauté. L'opération " Tags aux Tagarins " n'était pas un succès. Quel fiasco pour une première !Je ne me souviens pas que le ou les auteurs se soient fait connaître. Des soupçons sans plus mais aucune certitude. Heureusement, sur le moment, cette action n'avait pas eu de suites graves. Je m'en réjouissais et je n'étais pas le seul à réagir ainsi, cela va sans dire. Plus fidèle à nos idées que d'aucuns l'avaient pensé, Sakri fut égorgé en 1962, peu avant l'indépendance, par ses corréligionaires. Ma famille avait été la première à se servir chez lui, d'abord dans son gourbi puis au " camion ". Mon père lui avait rendu des services et en retour, ses femmes nous avaient offert des pâtisseries au miel : mâkrout - zallabias et cornes de gazelles.

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Les déplacements à l'extérieur de notre enceinte s'effectuaient en autobus ou en voiture. Mon père avait remis en état une Peugeot 202, repeinte, au pistolet, en noir- brillant. Elle faisait l'admiration de tous et une fois encore, mon père féru de mécanique et talentueux dans bien des domaines, était reconnu pour sa compétence. Il y a des gens comme çà qui possèdent des savoirs-faire ou des dons du ciel et qui restent humbles et serviables. Aujourd'hui encore je reprends à mon compte la célèbre formule du Roi Jean et m'autorise à penser comme lui en affirmant que : " l'absence d'un père est la pire des présences ". !

-------C'est vrai qu'elle était chouette cette " auto " que je n'avais pas l'âge de conduire. Les vitesses et le frein étaient commandés depuis le plancher par de longs leviers surmontés d'une boule en bakélite noire ou d'une poignée à ressort. J'avais seulement le droit de caresser les boutons du tableau de bord ou de " la faire tourner " pour recharger la batterie. Tout au plus, je répétais les manœuvres à l'arrêt, pour épater la galerie et prouver ainsi que les leçons données par mon père, à deux ou trois d'entre nous, avaient un effet pédagogique.

-------Ce type de véhicule était concurrencé par la célèbre 4 CV Renault, bientôt l'Aronde, dernière-née des usines Simca avant la Dauphine puis l'Ondine, autres 5 chevaux de la Régie Nationale

-------Quand le soir tombait, au pied de nos immeubles, chaque propriétaire recouvrait sa voiture d'une bâche bordée jusqu'aux roues, afin que les carrosseries ne soient pas tâchées par la fleur d'acacia ou engluées du sucre des tilleuls.


-------Dans ce temps là il n'y avait pas de grands marchés de l'occasion ou de parcs d'exposition béants à la sortie des villes. Une fois l'an, se tenait sur le port la Foire Universelle d'Alger où les véhicules les plus récents étaient exposés. Nous y passions de bons moments devant ces modèles en attendant, bien plus tard, d'avoir le permis. "Cosso " ou Cossolini pour l'état civil, décrocha ce titre le premier, plus tôt que prévu. Il nous avait épaté par cet exploit. A 18 ans il avait même, dans la foulée, acheté une " 4 pattes ".

-------Nos grandes jambes repliées, tant bien que mal, nous nous logions au moins à quatre pour nos déplacements à la plage de Sidi-Ferruch ou de Baïnem. Faute de monnaie, ou en cas de surcharge lorsque nous montions à cinq, nous nous contentions de baignades moins lointaines aux environs de la ville. Nos peaux rougies par les coups de soleil, recouvertes de serviettes imbibées d'eau salée et d'Ambre Solaire, supportaient mal l'inconfort et le manque d'air de la petite voiture aux vitres fixes ou aux déflecteurs mal orientés.

-------L'autre mode de transport c'était le trolley, le tram ou le car.Quatre fois par jour, j'empruntais le bus en compagnie de Jean-Paul Botella pour me rendre au lycée Guillemin que nous fréquentions depuis la Seconde. L'itinéraire suivi par ces cars bondés aux heures de pointe était redouté par les adultes. En période tendue - et elle l'était en permanence - nous nous serrions tous les deux les coudes pour éviter d'être isolés ou brutalement débarqués dans cette foule de plus en plus dense dès qu'un abordait les tournants de la rampe Vallée aux portes de la Casbah.

-------Nous avions imaginé, sans doute pour nous rassurer, que cette ligne baptisée " Climat de France ", reliant le quartier de " Fontaine Fraîche " à la place Bugeaud, ne pouvait pas faire l'objet d'un " coup dur " en raison des quartiers traversés, forts en représentation maghrébine. Notre raisonnement était bon, peut-être, mais à certaines heures notre présence sur ce trajet était plus qu'insolite et nous le savions.

-------J'avais toujours en mémoire la soudaine absence, quatre ans plus tôt, de mon camarade de classe Ivan Lenévannick, élève en 5ème B au pensionnat St Joseph, partageant avec moi la même table de cours, dont la jambe fut sectionnée par le couvercle de la bombe déposée dans un sac de plage à l'intérieur du bus de la ligne " K ". Timide, je revois son visage aux joues vites sanguines quand il riait de nos âneries. On l'appelait " le phare ", breton bien sûr, du fait de ses origines ; c'était facile. Il fit partie ce jour là des innombrables victimes de la bêtise humaine.

-------En hiver, le dimanche après-midi, à quelques uns, nous descendions en ville, à pied souvent pour éviter à ceux qui n'avaient pas de carte d'abonnement, valable le week-end, de dépenser leur argent de poche dans le bus.

-------La séance de " cinoche ", à cette époque, valait 3 francs à l'orchestre et 4 au balcon. Nous écumions toutes les salles souvent distantes aux quatre coins d'Alger. Le " Majestic " à Bab- el- oued et " l'Empire " en haut de la rue Hoche étaient à l'opposé. " Le Colisée " le " Marignan " ou " L'Olympia " c'était plus près mais les kilomètres ne nous effrayaient pas.

-------Arpenter à grandes enjambées la rue d'Isly et la rue Michelet pour le film de notre choix c'était, sans jeu de mot, chose courante !. La fouille à corps, obligatoire à l'entrée des cinémas pour prévenir les attentats, augmentait davantage notre retard et souvent, à notre arrivée en salle, le documentaire était commencé. Nous prenions en route les " Actualités Françaises " qui régulièrement déclenchaient d'intenses chahuts avant même le commentaire de certains personnages ou l'apparition d'images scélérates. Inutile d'épiloguer, on ne réécrit pas l'Histoire. !

-------L'hostilité et les risques induits par la situation ne modifiaient nullement nos habitudes dominicales. D'ailleurs, l'époque n'était pas à la peur. En vérité, l'inconscience transcendait la réalité. L'âge, sans doute, mais aussi la situation avaient tendance à nous exciter et nous rendre irascibles. Nous n'étions pas particulièrement belliqueux, mais cependant, dans la rue, nous avions une certaine propension à " défendre notre honneur ". Il nous en fallait peu pour nous faire réagir au coup d'épaule, manifeste et volontairement donné par le quidam en vis à vis, décidé à nous faire changer de trajectoire. Retourné en un éclair, avant même très souvent que nos copains n'aient réalisé, le coup de tête partait en direction de l'autre qui refusait l'excuse. L'échange était vif et bref. La règle de " cogner " le premier était érigée en principe. Par chance, sans aucun doute, je n'ai jamais reçu de mauvais coup au cours de ces actes stupides.

-------Cependant, par un bel après-midi de fin de printemps, alors que nous descendions les escaliers d'El-ketar pour aller assister à une séance au " Majestic ", une dizaine de jeunes arabes nous barra le chemin. Très vite, je me retrouvais plaqué contre le mur du cimetière voisin et immobilisé par plusieurs individus à l'aide d'un " douk-douk " perçant ma gorge. Marc Cartalier, Michel Cossolini et Michou Reux, pourtant loin d'être des mauviettes ne purent esquisser le moindre geste tandis que j'étais maintenu, fouillé et délesté de mes six francs cinquante contenus dans mes poches et destinés à payer mon ciné.

-------Le " douk-douk " est un couteau redoutable, imitant dans sa forme le sabre des Sarrazins, en acier brossé ou gris sombre, extra-plat et facile à dissimuler. Sa lame, large, pointue et coupante se replie et s'emboîte entièrement dans le manche. Il est destiné au rasage de la barbe et tout berbère digne de ce nom en est porteur.

-------J'avais très vite réalisé la gravité de la situation compte tenu du contexte. L'opposition des communautés, au paroxysme de son exaspération, le lieu où s'était produit cette scène, la détermination des individus compte tenu du gabarit et de l'allure de mes copains, prompts à la réplique, dont nul ne pouvait croire un instant à leur passivité, donnaient encore plus de force à cet incident qui finissait pas trop mal. Rétrospectivement, j'en éprouvais des sueurs et des frissons dans le dos. Par solidarité, chacun contribua à faire l'appoint pour me permettre d'assister tout de même à la projection envisagée et dont, bien entendu, je n'ai gardé aucun souvenir.

-------De tels faits n'avaient pas à être rapportés, cela va sans dire, dans le milieu familial. Nous avions, une fois de plus, pris la mesure des dangers extérieurs et nos résolutions quant à la nécessité de peaufiner notre projet de " surboums " près de chez nous s'en trouvaient renforcées. En fait, nous avions un autre mot pour désigner ce genre de distraction : on préférait le terme de " bouffa. Pourquoi ? on ne le saura vraiment sans doute jamais mais " faire une bouffa " ce devait être une idée à la mode en 1960.


-------J'avais entendu pour la première fois ce terme dans le " Club Sidney Béchet " , très fermé et créé à sa mort, sur les hauteurs de la ville, vers le parc de Galland. Le jazz en France connaissait de beaux moments et la " Petite Fleur " poussait " dans les rues d'Antibes ". L'expression à la mode n'était pas : " On se téléphone et on se fait une bouffe. " Mais : " rendez-vous à 2 heures devant l'Otomatic ou le Coq Hardi et on se fait un bœuf " Pour nous cela signifiait encore un instant musical. Un cuivre, une contrebasse, un piano et une caisse claire pour la section rythmique, c'était largement suffisant. De bouffe à bœuf ou a bouffa, il n'y avait qu'un pas !

-------En vérité, nos rendez-vous se soldaient souvent par des lapins et de ce fait il convenait de mieux s'organiser. Nos arguments ne manqueraient pas de conviction et nous allions les faire valoir..

-------Un autre motif inavoué et qui n'avait rien à voir avec celui des " événements sanglants " subis tous les jours, guidait notre entreprise. En effet, à la voix de la raison s'ajoutait celle du cœur pour ne pas dire celle du corps. Très vite nous avions compris que les halls d'immeubles, les cages d'escaliers et leurs abords ne pouvaient plus contenter nos désirs d'adolescents croissants.

-------Loin des regards indiscrets, nous voulions connaître, filles et garçons, autre chose que la simple relation amicale basique. Nos sens se manifestaient dans le cadre d'une sexualité à peine refreinée par la morale judéo-chrétienne de l'époque. Platon ne lutterait pas très longtemps car notre précocité avait devancé inconsciemment la lecture de ce cher Sigmund. La réciproque était vraie et sans équivoque chez " nos copines " ; cela va sans dire. Au fur et à mesure que les poils de moustache noircissaient la lèvre supérieure des garçons et que les pulls des filles laissaient entrevoir une gorge prometteuse sur des petits seins bien fermes, les couples se formaient avec de plus en plus de promesses. Mais, si les couples prenaient forme nous n'en étions pas encore, loin s'en faut, aux premiers accouplements ! Quand aussitôt après " The great pretender " on avait droit à un " Only You " prolongé, alors on commençait à y croire. Le soir, dans notre chambre, seul dans le lit, on passait un moment avec Charles Dickens et on relisait " Les Grandes espérances ".

-------La formule consacrée se résumait à peu près à cette définition : " Le flirt c'est la main dans la main, c'est la main sur le machin, c'est la main dans le machin mais jamais le machin dans le machin… ! "

-------Difficile de passer le stade du flirt avec de telles filles à l'éducation et aux principes rigoureux. Avant le mariage, pas question et le mariage disait-on " ce n'est jamais qu'une forme alitée à remplir… !. "

-------La première " bouffa " eut lieu et tout se passa impeccablement bien.

-------Elle avait eu pour cadre la buanderie de la terrasse de l'immeuble, face à la mer, où habitaient les familles Kandel, Vals et Molinier. Annie, Marie-France et Jacqueline avaient inauguré, avec sagesse et modération, ce cycle de petites réunions sympathiques toujours placées sous la tutelle d'un adulte à la présence virtuelle ou espacée.

-------Pour la précision et d'un point de vue anecdotique je mentionnerai que sur cette terrasse en 1961, quatre obus de mortier, tirés depuis les hauteurs de la Bouzaréah, s'écrasèrent sur notre buanderie. Sans commentaire supplémentaire.

-------L'alcool existait peu ou prou dans nos bouffas de grandes intensité malgré tout. Le risque d'ivresse ne pesait pas très lourd sur la tenue de ses séances " récréatives ". Les cigarettes blondes ou brunes circulaient de lèvres en lèvres et, sans trop insister gageons que ces mêmes lèvres connaissaient d'autres plaisirs que celui du goût d'une Camel sans filtre, d'une Marigny ou d'une Peter Styvesant….…Avec filtre !

-------Sur les écrans les films en noir et blanc, parfois en couleurs et plus rarement en cinémascope ou en relief, nourrissaient nos fantasmes et nous donner l'illusion. Normal à cet âge là on n'en manque pas. De l'amour il y en avait pas mal et de l'eau fraîche aussi.

-------Roger Vadim, Clouzot, Tavernier et bien d'autres alimentaient nos discussions. " Les Tricheurs ", " Les Cousins ", toutes ces bandes de copains apportaient leur vérité. Il y avait les partisans de Brel, de Brassens ou de Bécaud.

-------Brigitte Bardot " effeuillait la marguerite " et aller bientôt rejoindre Gainsbourg dans les cadences de la " Décadanse ".

-------L'alcool aussi nous y avions goûté, certainement plus qu'il ne fallait, mais l'enivrement était réservé à d'autres circonstances festives et o combien mémorables dont la tête et l'estomac gardent encore les séquelles…


-------Inutile d'accompagner tous les instants heureux de notre jeunesse par cet ingrédient salvateur sans qui, dit-on aujourd'hui, nos inhibitions ne pourraient se libérer.


-------En guise de remède pour oublier ce qui nous attendait maintenant que les accords d'Evian allaient être signés, nous aurions pu boire, boire et boire encore et ainsi occulter l'essentiel. Mais non, les paradis artificiels n'étaient pas faits pour nous et à deux verres d'alcool nous préférions un verre d'amitié. La dépendance et l'indépendance étaient vraiment deux potions imbuvables que nous préférions tenir à distance à ce moment là.

17

-------L'une des meilleures " bouffa " et sans doute la dernière se déroula chez Jean-Marc pour l'anniversaire de Jacqueline, sa sœur. Madame Billante avait veillé aux canapés, petits fours et gâteaux en tous genres avant de nous laisser le champ libre pour quelques heures. Les rocks endiablés et puis les slows langoureux réparateurs nous invitaient à tenter une absence momentanée dans les pièces contiguës de l'appartement.

-------Jacqueline veillait au grain et surtout aux lits, divans et autres " canapés " que ceux précités qui, nous l'avions cru un instant, nous autorisaient le repos du guerrier…

-------Ce grain a germé plus tard, en d'autres lieux qu'aux Tagarins…

-------Au fait de quelle couleur étaient les bougainvilliers de l'entrée : rouges, violets ou légèrement bleutés ? Plus lie-de-vin que violacés c'est vrai, comme une envie ; une envie de croquer la vie ici et non d'aller boire ailleurs un calice plein de rancœur. " En France tout se finit par des chansons " : l'adage une fois de plus se vérifiait. Dans le lointain, pourtant tout proche, on entendait le chant des " au revoir "

. Anglet, le 8 juillet 2001

Yves