Passages cloutés
- Mademoiselle ! Mademoiselle
!
Une toute gente et jeune personne, souriant de toutes ses dents blanches,
se retourne à l'appel de l'agent.
- Voyons, mademoiselle, et le passage clouté, pourquoi l'a-t-on
fait ?
- Très bien, monsieur l'agent.
Et la petite de continuer son chemin à deux ou trois mètres
en dehors de l'espace délimité par les têtes de
métal brillant. Elle fait encore trois ou quatre pas, se retourne
d'une seule pièce et, devant la galerie amusée, fait au
brave agent un magistral pied-de-nez.
- Ça c'est trop fort, mademoiselle !
Toujours souriante, l'air très étonnée, la délinquante
s'arrête tandis que l'agent, confus et rageur, mais correct :
- Je suis dans l'obligation de vous dresser procès-verbal, mademoiselle.
Voulez-vous me dire votre nom, prénoms et domicile ?
D'un air ingénu, la petite femme répond :
- Je suis enfant de l'Assistance; aussi mon nom ne vous dirait absolument
rien. Quant à mon domicile, voyez poste restante.
- Vous avez des papiers ?
- Hélas ! non, m'sieur l'agent, et pour la même raison.
La foule, rieuse, fait cercle; on chuchote, on s'amuse et plusieurs
vieux messieurs jouent des coudes pour se faire une place au premier
rang.
Un yaouled se faufile entre les jambes, tandis que, de chaque côté
du passage, une file d'auto commence à se faire bruyante, tant
cornes et klaxons sont mis à contribution.
Malgré toute sa bonne volonté, l'agent devient nerveux.
- Alors, suivez-moi au poste.
- Voyons, m'sieur l'agent, vous ne ferez pas cela !
Et, ponctuant ses paroles d'un sourire vraiment charmant :
- J'ai rendez-vous à sept heures et il est sept heures moins
cinq. Vous ne me le ferez pas manquer !
Et, légère, sans même attendre la réponse,
elle fend la foule où elle disparaît, tandis que, rouge
comme une pivoine, le brave agent, avec un grand geste las, donne aux
voitures liberté de passer.
Un brave vieux à la démarche quelque peu zigzagante s'élance
comme un bolide. L'agent le happe au passage.
- Alors, grand-père, et les passages cloutés ?
- Oui, parfaitement, c'est abusif, on a trop d'impôts à
payer et on n'a pas le sou, alors, vous comprenez, m'sieur l'agent...
- Mais oui, suivez donc les clous.
- Si seulement on n'était pas chômeur... mais voilà...
Poussé par le représentant de l'autorité, l'amateur
d'anisettes arrive sur le trottoir sans encombre.
- Mais c'est stupide. Voyons, je vais dans la rue juste en face, chez
ma belle-mère...
- Je regrette, mais il faut utiliser le passage qui se trouve là
; il vous conduira aussi directement à destination.
Le monsieur marmonne quelques mots inintelligibles et obtempère
aux suggestions de l'agent.
Un distrait, que La Bruyère eût aimé connaître
sans doute, journal déployé, s'engage sur la chaussée
sans souci des bandes à clous, ou même des autos rugissantes.
A l'observation de l'agent, il jette, par-dessus ses lunettes, un regard
étonné et doux, tourne la tête en tous sens. A près
avoir dit un " merci " vague et souriant, il replonge le nez
entre les grandes feuilles imprimées et continuerait sa promenade
si l'agent ne le conduisait entre les deux rangées de clous.
Et, tout au long du jour, des quantités incroyables de piétons,
sans souci de la sécurité générale et de
la leur, ignorant les arrêtés faits pour leur bien, s'élancent
inconsciemment sur la chaussée. Les agents chargés de
leur inculquer quelques principes de l'école du piéton
ont fort à faire.
- Dites-moi, qui donc est le plus réfractaire : l'homme ou la
femme.
Sans l'ombre de la plus petite hésitation, l'homme au bâton
blanc me répond :
- La femme, monsieur, la femme ! Ce qu'elle est grincheuse, vous ne
pouvez point vous en faire une idée. Et puis, comment voulez-vous
leur faire une observation sérieuse... ou même leur dresser
contravention ? Elles n'ont jamais de papiers sur elles...
- Et cependant...?
- Les conduire au poste ? Ce serait une solution peut-être, mais
il faudrait, pour cela, qu'un autre agent se déplace et, dame
! nous ne sommes déjà pas trop nombreux !
Ainsi, l'éducation du piéton n'est point chose facile
et, sans doute, faudra-t-il beaucoup de patience à ceux qui en
sont chargés pour qu'ils puissent arriver à un résultat
tangible.