Cafés
d'Alger
Par ces temps de crise
aiguë, subie par le commerce, il est un fait assez curieux et que
chacun a pu remarquer, c'est que les cafés semblent avoir été
épargnés.
En effet, que l'on parcoure les venelles sombres et glissantes de la
Casbah ou bien que la promenade conduise vers les grandes artères
de la ville européenne, partout, les établissements où
l'on boit sont emplis d'une clientèle nombreuse.
Dès l'ouverture et jusqu'à ce que soit atteinte l'heure
réglementant où doivent être fermées les
portes, un va-et-vient incessant anime ces lieux de façon d'autant
plus étrange que les magasins voisins paraissent déserts.
Au café maure, le Café des bons musulmans, turbans et
chéchias se pressent en une foule étrange et presque silencieuse.
Les indigènes, en effet vont au café davantage pour jouer
aux dominos ou aux échecs que pour ingurgiter quelques liquides.
Deux joueurs, ayant chacun une consommation, sont entourés par
cinq ou six badauds se contentant de humer la vapeur odorante d'un thé
à la menthe ou d'un " caoua " épais. L'intérêt
du jeu semble les attirer davantage que la dégustation d'un liquide
chaud.
Le caouadji d'ailleurs trouve cela tout naturel et sait très
bien attendre les commandes, sans les provoquer. Parfois même
vient-il se pencher sur l'épaule d'un client pour juger de l'opportunité
des coups joués.
Avec les dominos, les échecs sont le jeu préféré
des habitués des cafés maures. Soit que les joueurs se
prélassent sur des nattes simplement étendues à
terre et au bord desquelles s'alignent les chaussures, soit qu'ils utilisent
des chaises branlante? ou des bancs en bois quelque peu noirci, ils
ont une qualité assez rare chez les joueurs européens
: ils observent le silence le plus complet.
On n'entend alors que le bruit mat des pions sur la table ou sur le
damier aux carrés de bois en relief.
Dans un coin, il n'est pas rare de voir un ou plusieurs vénérables
vieillards paisiblement endormi ou rêvant au paradis d'Allah.
Quelques yaouleds effrontés, profitant de la demi-obscurité
du coin où se trouve la plonge, vident plusieurs fonds de verre
et se sauvent, agiles, à travers les jambes des consommateurs.
Dans un angle, rougeoie le feu de charbon sur lequel est posée
la grande marmite de cuivre rouge qui reflète des lueurs infernales.
L'air est quelque peu encombré d'une odeur sui generis presque
indéfinissable, mais où domine cependant un relent de
suint tout à fait caractéristique.
Aussi, lorsqu'on a déposé le minuscule verre louche où
du thé brûlant vous a été servi pour une
somme allant de dix à vingt-cinq centimes, est-on tout heureux
de se replonger dans l'air vicié de la rue et qui, cependant,
semble bien plus léger aux poumons.
Il y en a partout, de ces cafés maures ; quelques-uns sont de
véritables caves où seule la fumeuse lueur d'un antique
quinquet à pétrole essaie de percer les ténèbres.
Mais, lorsqu'il fait beau temps, les clients désertent l'intérieur
et, sans façon, s'installent sur le pas de la porte, forçant
les passants à sauter, en plus des rigoles, une série
de jambes étendues.
Beaucoup de caouadjis, l'heure de la fermeture arrivée, transforment
leur salle en dortoir. C'est là que vient alors se réfugier
ia pègre à laquelle, malheureusement pour elle, se mêle
souvent un indicateur de la police. Mais ceci est autre chose... Bab-el-Oued
et Belcourt possèdent aussi d'innombrables cafés d'importances
différentes, mais attirant les mauvais musulmans qui boivent
de l'alcool. Ceux-ci d'ailleurs ne s'en cachent point et certains même
en sont fiers : -" Qu'est-ce qu'y boivent, les z'hom' ? - "
L'aniset' !! "
Et de grandes claques amicales sont appliquées de part et d'autre...
en attendant que le couteau ou le pistolet ne soit sorti des poches.
Il est, dans le quartier de la Marine, un établissement au caractère
tout à fait spécial et dont la clientèle est le
plus souvent fournie par les bateaux de touristes : " Les bas-fonds
".
Derrière un comptoir imposant, un nain, très connu à
Alger et dénommé " Coco ", verse à boire
à la clientèle. La " kémia " abondante
procure au palais une certaine irritation incitant à boire. Et
puis de multiples attractions permettent à l'ingénieux
barman en foulard rouge de garder sa clientèle chez lui un peu
plus longtemps.
Des boîtes à surprises, plus ou moins agréables,
d'un goût pas toujours très raffiné, font lire ou
effrayent les visiteurs. Dans un coin sombre brille le couperet d'une
guillotine grandeur naturelle ; dans un autre, un squelette aux allures
bizarres fait pousser des cris d'horreur aux femmes émotives
et rire les farceurs. Les murs, sont tapissés d'une foule d'objets
pour le moins bizarres et de provenances bien différentes. Il
y a des têtes de chiens naturalisées, des crânes
humains, de chiens, de lapins et autres animaux, des poissons aux formes
fantastiques voisinent avec des armes indigènes ; des bateaux
miniatures enclos dans des bouteilles de tailles différentes
sont suspendus entre un casque allemand et une courge sèche extraordinairement
longue ; un véritable arsenal, des coquillages étranges,
des peaux de fauves, s'étalent aux murs, dominés par une
photo-charge de " Coco ".
Un accordéoniste virtuose ne cesse de jouer valses, javas et
tangos et l'atmosphère de ces lieux ressemble, sous l'éclairage
au néon, à celle d'un bouge de la grande capitale. Le
tube de gaz incandescent donne aux visages des reflets cadavériques,
les couleurs sont irréelles et les liqueurs, de par ce sortilège,
prennent des teintes inédites. " Les bas-fonds " sont
d'ailleurs le seul établissement où l'on trouve des particularités
étranges qui, avec le cordial accueil fait aux consommateurs,
en font le succès mérité.
Quant aux cafés normaux, ceux où l'on déguste l'anisette,
ils sont légion. Il en est de vastes et presque opulents, comme
de tout petits et modestes. L'un de ces derniers, près de la
place du Gouvernement, est une véritable bonbonnière où
ne peuvent à la fois s'approcher du comptoir que quelques altérés.
Et cependant, " Tout va bien " est l'enseigne de ce petit
trou de rat où les consommateurs se remplacent sans cesse et
sont accueillis le mieux du monde. Là encore, la fameuse "
kémia " est extraordinairement variée et, pour les
gosiers solides, d'un goût pimenté des plus parfaits.
Quant aux amateurs de brochettes, ils ont toujours satisfaction lorsqu'ils
vont par exemple à " La saucisse à Michel "
ou partout où l'acre et grasse fumée du foie grillé
se mélange à la senteur d'anis. Ouvriers en cotte bleue
et sandales, viennent déguster les merguez et les brochettes
avec délices et sont heureux d'entendre les bruyantes exclamations
qui couvrent les bruits de la rue.
- " Brochettes, jeune homme ? "
Le " jeune homme " est souvent assez âgé pour
être le père du garçon, mais cela est sans importance.
Ici, tout le monde est jeune parce que tout le monde parle haut, gesticule
avec véhémence, rit à gorge déployée,
entrechoque les verres avec un réel plaisir. Il arrive bien parfois
que l'un des consommateurs ait la tête lourde de fumées
d'alcool. Alors, on voit en ces lieux un " collègue "
au bon cur ramener l'égaré presque chez lui, le
soigner, le rendre plus stable. Car, malgré, ou peut-être
à cause des brochettes, de la "kémia" et des
anisettes, ce n'est là qu'une réunion de braves gens au
cur généreux.
Presque partout une guitare, une mandoline ou un accordéon égrènent,
dans l'air fumeux, une chanson connue que fredonnent aussi quelques
lèvres. Lorsque l'air est triste chacun baisse le ton et s'il
est bien exécuté, il arrive que le silence s'établisse.
Puis, dans la sébile, tendue par un enfant ou un aveugle, tombent
les pièces de nickel.
Enfin, on se sépare lorsque le garçon, sur un ton élevé
s'écrie : " à la Chine ! " et fait tinter le
plus fort possible le verre ébréché dans lequel
il jette adroitement la monnaie du pourboire.
Dans le centre de la ville, les cafés ayant droit au qualificatif
de " grands " voient défiler une clientèle différente.
Le matin, les employées des grands magasins viennent rapidement
ingurgiter un café crème, caquettent un instant et se
sauvent en riant, non sans avoir coulé au petit jeune homme qui
lit distraitement le journal, une illade parfois provocante.
Aux heures d'ouverture des magasins, c'est une foule jeune et rieuse
qui s'entasse là, puis disparaît comme une volée
de moineaux.
A une table, de vieux messieurs, très comme il faut, font une
belote muette, tandis qu'à leurs côtés, le marchand
de sandwiches " tout chauds " joue au " tchik-tchik ",
le contenu de sa boîte blanche surmontée d'un tuyau de
cheminée.
C'est encore là que, profitant d'une encoignure sombre, les amoureux,
par couples, jouissent de quelques instants heureux, négligeant
de vider leur verre, enfoncés autant qu'ils le peuvent au creux
des banquettes, ignorant ce qui se passe autour d'eux, mais inquiets
de voir les aiguilles de la pendule aller beaucoup trop vite à
leur gré. Seul, le marchand de " caoucaou sali ", grâce
à son insistance de mauvais goût, leur démontre
qu'ils ne sont point seuls.
Quelques jeux d'adresse ou de hasard retiennent encore des clients ayant
en poche une certaine quantité de menue monnaie en trop.
Les brasseries sont vides aux heures intermédiaires de la journée
et ne voient se garnir leurs tables qu'aux heures de l'apéritif
ou du digestif. Des messieurs cossus et des dames à l'allure
très digne, s'installent, montrant ostensiblement, qui un complet
neuf, qui une fourrure de prix. Les verres sont plus grands et sont
à peu près tous emplis de boissons aux teintes différentes,
alors que jusqu'ici nous n'avions à peu près vu que la
couleur laiteuse de l'anisette.
Un orchestre en smoking, ou bien une troupe de russes, hommes et femmes,
ou de viennoises, sont le point de mire de toute l'assitance, tandis
que des garçons, ayant numéro à la boutonnière,
tenue noire et tablier blanc, exécutent, avec leur plateau chargé,
de véritables tours d'équilibristes.
La clientèle " chic " et les enragés de poker
s'y donnent rendez-vous et constituent, en somme, la moyenne normale
entre les habitués des cafés à anisette pure et
ceux, plus relevés, ou se consomment d'autres boissons plus coûteuses
pour le porte-monnaie et la santé.
Il est encore une catégorie de bars-brasseries fréquentés
par une jeunesse dorée et, la plupart du temps, oisive. Alger
en possède beaucoup par rapport à l'importance de la clientèle.
Là, les jeunes personnes tenant à affirmer l'égalité
absolue des droits de la femme et de ceux des mâles, viennent
exhiber des jambes admirablement gainées de soie, des tailles
bien prises, des bustes jeunes et très peu voilés. Ce
sont, en général, de petites étudiantes (ou qui
se font passer pour telles), heureuses d'aguicher quelques pauvres snobs
ou les vieux messieurs décadents. Elles boivent avec assurance
les cocktails qui leur sont offerts et jouent parfaitement les demi-vierges.
Et de tout cela, il ne reste qu'une pile de sous-tasses à payer
par le plus épris des grands dadais composant la cour officielle
de ces petites reines, qui finiront tout bonnement dans la peau d'excellentes
bourgeoises.
Il existe encore des cafés dont les tables sont le plus souvent
transformées en bureau d'affaires et ceci malgré les louables
efforts des hôteliers et limonadiers qui, trop corrects pour expulser
ces indésirables, les supportent.
Nombreuses sont aussi les brasseries que nous qualifierons de "
mixtes ", parce qu'elles sont en même temps le café
où se trouvent non plus les petites jeunes filles dont nous parlions
plus haut, mais d'autres personnes moins intéressantes, si ce
n'est pour le vieux Monsieur à monocle ou le collégien
en rupture d'internat. Demi-mûres, mûres ou blettes, parfumées
à outrance, peintes comme l'est une carrosserie trop neuve d'auto,
elles attendent, devant un verre se café au lait, l'âme
charitable qui leur donnera peut-être l'illusion de revivre des
temps à jamais révolus.
Elles regardent d'un mauvais il leurs concurrentes plus jeunes
oui viennent parfois leur ôter, si l'on peut ainsi s'exprimer,
le pain de la bouche. C'est surtout le soir, à la sortie des
spectacles qu'elles font leur triste apparition, se blottissant dans
le coin le plus sombre, mais demeurant quand même suffisamment
visibles. Spectacle triste mais dont on se détache rapidement,
grâce aux bruits divers des appareils à fabriquer le café,
des verres choqués, des rires fusant au souvenir des passages
comiques de la pièce que l'on vient d'entendre.
Et puis, pour terminer cette tournée des grands ducs, nous voici
dans l'une de ces boîtes de nuit où se dégustent
force cocktails, où les bouchons de Champagne rapportent cent
sous aux entraîneuses ayant signé un contrat pour la somme
de douze cents francs par mois.
Atmosphère chargée de fumée de tabacs frelatés,
de parfums, de transpiration. Bruits de rires qui sonnent faux et font
mal au cur, de voix éraillées, de jazz épileptique.
Visions changeantes sous les éclairages divers d'épaules
et de dos nus, de jambes gainées de soie, de visages de femmes,
fatigués malgré le fard. Parfois, faisant tache au milieu
de toutes ces pauvres filles l'une d'elles, moins exubérante,
joue l'ingénue.
Quelques vieux messieurs, échappés aux griffes conjugales,
se prélassent, très entourés, devant un seau à
Champagne dont la bouteille est déjà vide. D'autres plus
jeunes, dansent sans relâche, tandis que là-bas, une tête
à favoris suit avec intérêt, sans trop se montrer,
cependant, les évolutions chorégraphiques de la jolie
brunette à l'air ingénu qui, enfin, a daigné accepter
l'invitation à la danse.
Tout à l'heure, lorsque, après quelques tangos, le danseur
aura quitté sa cavalière pour un instant, celle-ci ira
prudemment glisser quelques mots à l'oreille de la tête
aux favoris qui disparaîtra presque aussitôt. Drôle
de métier de part et d'autre : chercheuse et chercheur d'or...
A deux heures, chacun passe au vestiaire. La tournée des grands
ducs à Alger est finie.
Gérard Besse.