LEQUEL D'ENTRE NOUS n'a pas gardé, au plus profond
de sa mémoire, l'image mentale de son village de l'Oranie, de l'Algérois
ou du Constantinois, composé de quelques mai-sons groupées
le long d'une route poussiéreuse ou blotties au fond d'un vallon?
Toutes les grandes villes d'Algérie, Tlemcen, Oran, Alger, Constantine,
Bône, firent à un moment ou à un autre, l'objet de
l'admiration dithyrambique de grands auteurs; il n'en est pas de même
de nos villages d'Algérie. Ils avaient pourtant et ont toujours,
eux aussi, un passé.
Lequel, en effet, de nos petits centres n'avait pas ses aqueducs romains
dont les arches enjambaient magistralement ruisseaux et collines pour
conduire l'eau des montagnes vers de grandes citernes que les envahisseurs
successifs ne purent jamais détruire ? Ils parvinrent cependant
jusqu'à nous, témoins muets de l'architecture romaine. Les
colonnes des thermes ou des grandes bâtisses, les sarcophages, les
traces des roues de chars gravées dans la pierre, ces vestiges
dispersés dans les champs nous rappelaient l'existence d'une époque
où l'Algérie était romaine. Au-delà de nos
souvenirs personnels, aussi beaux soient-ils, que restera-t-il de nos
petits bleds? Quelle image en conserverons-nous? Quels souvenirs de tous
ceux qui les construisirent au prix de lourds sacrifices léguerons-nous
aux jeunes générations? Dans les grandes capitales, au riche
passé historique, chacun vivait dans son quartier, alors que dans
les villages, l'échoppe du marchand de tissus était mitoyenne
du fournil du boulanger, de la boutique du cordonnier, de l'atelier du
charron ou de la demeure du médecin. La pratique de l'arabe était
répandue et tous s'exprimaient dans les deux langues. Dans ces
communes les plus éloignées des grandes villes, sous une
apparente indifférence, allogènes et autochtones entretenaient
dans la sympathie et la confiance, d'inoubliables rapports de proximité.
Dans un monde entraîné dans la vertigineuse spirale de l'instantanéité
et de l'oubli qui lui fait suite, il convient de replacer ces souvenirs
dans le contexte de l'époque. Malgré la précarité
de leurs conditions de vie, avec leur instinct de survie, ces hommes et
femmes ont résisté à toutes les vicissitudes: exiguïté
des concessions, dangers, vols, tracasseries de tous ordres, épidémies,
aléas climatiques; ils ont recherché de nouvelles productions
ainsi que les moyens d'en faire bénéficier tous ceux qui,
dépourvus de tout, venaient en toute confiance s'établir
dans ces villages d'Algérie en quête de travail, d'un toit
et de soins médicaux. En raison même de leur étendue,
ces besoins ne furent que partiellement pourvus. La mémoire collective
d'un village repose sur les conditions et les multiples origines de ses
créateurs, les difficultés de leur installation, leurs facultés
d'adaptation au climat et à leurs nouvelles conditions d'existence,
les échecs consécutifs à l'inadaptation des personnes
aux travaux agricoles, les solidarités et capacités d'hospitalité
qui soudaient ces familles, les liens familiaux qui se sont tissés
dans des villages isolés à une époque où l'on
ne voyageait que pour accomplir son service militaire.
Que reste-t-il aujourd'hui de nos villages d'Algérie?
Que vont trouver tous ceux qui, de plus en plus nombreux,
voudront savoir ce que leurs aïeux pouvaient bien faire en Algérie?
Comment mettre cette mémoire à la disposition de lointains
descendants lorsqu'ils se poseront des questions sur ce que leurs aïeux
faisaient dans ces villages. La généalogie et les associations
de villages accomplissent un travail remarquable dans la sauve-garde des
filiations et la préservation des derniers souvenirs. Mais en sera-t-il
de même pour les plus lointains débuts, les plus tragiques,
les plus précieux à conserver, aujourd'hui, hélas
! enfouis dans un profond oubli.
Qui se souvient de Fornaka, Marceau, Aïn Abessa?
Quelle image laisser de cette Algérie
profonde?
Comment faire connaître à leurs lointains
descendants aujourd'hui dispersés dans le monde, ces informations
sur le vécu de leurs aïeux dans de petits villages du bled
où les seuls uniformes étaient ceux du facteur et du garde
champêtre. Les listes des familles qui créèrent nos
villages sont bien toujours disponibles au dépôt des archives
d'Outre-mer à Aix-en-Provence. Mais il reste à lier les
difficultés de leur arrivée, à la vie du village,
au rythme des grands événements qui imprègnent une
mémoire collective. Épidémies, séismes, conflits
petits ou grands, hécatombes à l'issue desquels des noms
s'inscrivirent sur le monument aux morts.
Au début ces villages se composaient de petites maisons cou-vertes
d'un toit de tuiles creuses, deux pièces, une cuisine avec un "
potager " revêtu de ciment ou parfois de tomettes de terre
cuite rouge. S'y ajoutaient une petite mairie de même style, l'école
contiguë, la maison du médecin, l'église et à
l'écart, un cimetière, plus important, au début,
que le bourg lui-même.
Les habitants de ces pauvres demeures, virent arriver les fellahs des
douars environnants. C'est ainsi que s'instaura une communauté
de destins où chacun selon sa culture, ses traditions, son savoir-faire,
contribua à la vie du village par la création de commerces,
d'ateliers d'artisans, d'entreprises industrielles ou de transports. L'épicerie
avec ses bidons d'huile d'olive, ses sacs de semoule, pois chiches, haricots,
ses tonneaux d'olives au sommet desquels, la pelle de métal ou
de bois, selon le cas, permettait de remplir les cornets de gros papier
gris savamment pliés, était le lieu de rencontre du hameau
sans aucune distinction d'origine de son propriétaire. La vie de
ces hommes pauvres était très dure, en hiver sous le souffle
du vent glacé, en été sous celui étouffant
du sirocco.
Aujourd'hui qui se souvient que ces petits villages vivaient à
l'ombre d'un clocher et d'un minaret? Comment les remettre en mémoire
sur les photos desquels on ne peut même plus mettre un nom?
Les villages et leurs mémoires
C'est ainsi qu'apparaît l'existence d'un patrimoine
propre à chacun de nos villages d'Algérie avec pour conséquence
la recherche de la façon dont vivaient nos aïeux dans ces
petites localités. Il est temps de prévoir les réponses
à donner aux questions que poseront fatalement les futures générations.
À l'origine, il y a naturellement l'étude des familles assurée
par Généalogie-Algérie-Maroc-Tunisie. Pourtant, il
serait vain de remonter très loin au fil des siècles, en
laissant dans l'ombre une période où des familles entières,
encouragées par le gouvernement français, partirent vers
l'Algérie pour y créer des villages.
Chaque bourgade possède une mémoire qui lui est propre,
différente de celle de la localité voisine, Chéragas
ne ressemble pas à Bou-Haroun, Birkadem à Birmandreïs,
Oued-Amizour à El-Kseur, Détrie à Palissy, Carnot
aux Attafs. Et pourtant leur histoire est toujours profondément
imbriquée dans celle de la France, notamment dans celle des départements
du sud ou des bords de la Méditerranée. En effet, il n'était
pas rare d'en trouver plusieurs représentants qui s'y identifiaient
en y apportant leurs plants de vigne, leur savoir-faire et des talents
acquis au fil des ans par des générations d'agriculteurs
aveyronnais, hauts-garonnais, héraultais ou savoyards.
Ce respect des hommes impliquait aussi une insertion par la pratique de
l'arabe ou du kabyle, la connaissance et le respect de la religion, des
coutumes en usage parmi les autochtones. Tout cela pour parvenir à
survivre et, par la suite, à vivre dans un milieu difficile. Sous
une apparente indifférence, des hommes acquirent en effet l'impression
d'être utiles, en raison des rapports de réciprocité
qui s'établirent avec leur entourage.
Les premières familles à l'origine de nos villages méritent
que l'on s'incline devant les souffrances que nombre d'entre elles supportèrent
depuis leur arrivée au xixe siècle jusqu'à leur départ
en 1962 dans des conditions tragiques.Il convient aussi de s'effacer personnellement
devant cette histoire commune afin d'utiliser un acte de concession, le
livret militaire d'un aïeul, une photo jaunie de ces petites maisons
en torchis recouvertes d'un toit de tuiles creuses. Archives familiales
qui constituent autant de petites bouées susceptibles d'induire
l'émergence d'une mémoire collective.
Malgré des lacunes toujours possibles la composition de la population
des villages à un moment donné permet de relever la présence
d'un grand nombre de veuves qui ne se remariaient pas pour conserver le
patrimoine familial, c'est-à-dire la terre dure-ment acquise, au
profit des enfants qui, à leur majorité, en assumeront la
culture. L'évocation de la vie quotidienne du village met en évidence
l'importance de la mortalité élevée des hommes consécutive
aux conflits, à la pénibilité du travail, aux épidémies,
maladies cardiovasculaires, laissant des veuves avec de jeunes enfants
qui, pour continuer à les élever, se trouvaient dans l'obligation
de diriger la ferme ou d'ouvrir une épicerie, un café, une
auberge, un restaurant. Comment se souvenir de tous ceux qui vivaient
dans ces petits hameaux, sans connaître la place prise par chacun
d'eux, dans l'organisation du village, une dizaine d'an-nées seulement
après sa création?
Comment sauvegarder la mémoire de tous ces hommes et femmes, de
tous ces humbles, qui formaient l'armature de ces villages, maires, instituteurs,
médecins, sages-femmes, agriculteurs, fonctionnaires, dont on ne
peut pas oublier qu'ils étaient surtout riches du respect et de
la considération que tous les éléments de la population
leur témoignaient?
Aujourd'hui dispersés, le regroupement de ces souvenirs procure
l'inestimable satisfaction de reconstituer le tissu amical, voire même
familial, ruiné par plus de quarante années d'exode.
Pour que la mémoire demeure
Chacun d'entre nous détient une petite partie de
l'histoire du berceau de sa famille. Ces souvenirs peuvent se présenter
sous la forme d'archives décrivant les charges assumées
pour faire d'un village ce qu'il était, quelques dizaines d'années
seulement après sa création.
Il existe encore des écrits laissés par un maire, un adjoint,
un instituteur, un agent voyer, qui participèrent à l'ouverture
d'une route, d'une ligne de chemin de fer. Il est encore possible de se
souvenir de médecins, ou de sages-femmes qui, de jour comme de
nuit, se déplaçaient pour une naissance dans une mechta.
Il reste encore dans les familles de vieux dossiers, des documents qui
mettent en évidence les efforts déployés pour introduire
des plantes à parfums, des mandarines, des clémentines,
provoquer la pluie, utiliser des énergies renouvelables, ou des
moyens destinés à réduire la pénibilité
du travail, moissonneuse-batteuse, auto vinificateur, Cunin-Delorme, Ducellier-Isman,
machine à traire. Chaque village dispose d'une mémoire faite
de l'aventure profondément humaine de tous ceux qui construisirent
ses maisons, ses routes, sa voie ferrée et qui un jour déposèrent
leur sac pour participer activement à la vie d'une localité.
Le moindre hameau a ses souvenirs qu'il serait dommage de laisser sombrer
dans l'oubli.
Comment concevoir une histoire de l'Algérie, en occultant celle
de nos petites agglomérations où des hommes, chaque jour
tentaient péniblement avec leurs pauvres moyens d'établir
un lien avec d'autres hommes exposés eux aussi aux difficultés
d'un milieu ingrat.
La souvenance de nos villages c'est aussi celle de toutes leurs associations,
professionnelles, économiques, sportives, musicales, folkloriques.
Sans oublier les bénévoles qui les animaient pour familiariser
des garçons avec les sports et plus tard des petites filles à
la broderie, la vannerie ou le tissage de la laine.
Il y va de la considération que l'on doit aux précédentes
générations, de ne pas laisser sombrer dans l'oubli, le
souvenir de ceux qui vécurent dans ces petites maisons groupées
de part et d'autre d'une route du bled.
Afin d'éviter son altération, sa dénaturation, ne
laissons pas à d'autres le soin de rédiger la mémoire
de nos villages au travers de cent trente-deux années de l'histoire
de la France en Algérie. Dans un monde exposé à la
violence, pourquoi ne pas tenter de retracer une démarche qui même
si elle s'est soldée par un douloureux exode, a doté l'Algérie
d'une agriculture moderne en faisant vivre et travailler des hommes de
toutes origines.
En dressant une pierre contre l'oubli, en exprimant la réalité
sur la vie quotidienne dans nos villages, c'est un gisement d'informations
que l'on met à la disposition de ceux qui, un jour, voudront en
savoir plus sur leurs origines.
À côté de la mémoire unique que l'on tente
de nous imposer, il est peut-être encore temps de raviver les souvenirs
laissés par ceux qui édifièrent nos villages d'Algérie.
Les jeunes générations ont un droit imprescriptible d'accéder
à la connaissance de leurs racines.
" L'oubli c'est la mort. La mémoire
c'est la vie ! "
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