Vieil Alger
L'ALGER D'AUTREFOIS

L'ALGER D'AUTREFOIS

Beaucoup, feuilletant ces pages d'un doigt distrait, n'apporteront qu'un intérêt très vague aux gravures qui les parent.

- Des fondouks, des baraques, des places et puis les éternels Arabes, c'est banal, diront-ils, et point n'est besoin de recourir aux journaux pour retrouver pareils décors monotones et quotidiens aspects...

Peut-être ! Aussi n'est-ce point à l'usage de ceux-là, indifférents ou nouveaux venus, que du coin d'ombre, de poussière et de silence où elles dormaient, nous exhumons ces vieilles images. Elles sont pour les Algérois de notre génération, mieux encore pour nos aînés en avant de nous engagés dans la carrière, je veux dire la vie : une manière de fleuve en glissade insensible s'acheminant vers son aboutissement logique, autrement dit la mort, vous l'avez bien compris.

- Alger, cela, messieurs ! Non point celui des Barbaresques et des corsaires, celui des turqueries, des chibouks et du bazar oriental ; non point ces amas de maisons ruineuses devant quoi s'agenouillent les archéologues et les pèlerins de l'esthétique, les peintres en quête de couleur et les littérateurs quémandant le repoussoir des impressions nouvelles ; Alger, ni le vieux, ni le vieil, ni l'antique Alger des Espagnols, de Khaïr Eddine, de lord Exmouth. du consul Deval ou de M. de Galland, mais notre Alger à nous, dont nous parcourûmes les rues au galop de nos jambes d'écoliers, celui où nous allâmes, tout gosse, quand notre père nous tenait par la main et qu'à notre ignorance éblouie, si vaste et beau, se révélait le monde.

Ah ! Pour une fois, foin des villes mortes, des antiquailles et des vestiges demeurés des autres humanités, lesquelles, malgré le snobisme et la nécessité de paraître au moins un homme cultivé, nous émeuvent moins que notre propre histoire.. Assez des Khémissa et des Lambèse, des Casbahs, des Portes-Neuves, des Portes Bleues et même des Cimetières de princesses et raca aussi de l'infâme boniment journalistique débité, mon Dieu, pour gagner notre pain en échange duquel, tant il nous aura ici-bas martyrisés, nous aurons au paradis, s'il en est un, la plénière indulgence.

Soyons nous-mêmes, dans la vérité qui libère. Au fond, quelque chose du monde nous intéressa-t-il jamais qui ne fut pas nous ou qui n'eut participé de notre être, de notre substance et de notre cœur ? L'antique et la Grèce et Rome, toute la gloire et toute la splendeur que répètent les livres ne furent jamais pour nous que de la chose apprise. Pourquoi, sous prétexte de décence et que c'est 'peut-être attentatoire aux conventions en cours, ne pas avouer qu'on leur préfère celle qu'on a vécue. Et n'est-ce point sous ce jour, sous cet éclairage d'âme, comme on retrouverait quelqu'un qui fut très cher, presque comme on reverrait face à face et tout à coup un mort en allé depuis longtemps, que nous regarderons ensemble ces pauvres images : un morceau de notre vie.
Que ça va vite, la vie ! Vous souvient-il ?... Moi, de revoir cela, il me semble que c'est d'hier et en fermant les yeux, franchement, ce n'est pas mentir de dire que j'en vois beaucoup plus que ne comporte ce papier. Les fondouks, les cafés maures, la forge du père Chazot ! En pleine rue d'Isly, à l'endroit même où s'érigent aujourd'hui les bâtisses orgueilleuses qui se veulent des palais sans être mieux que des casernes et l'insolente enseigne - elle est en or ! - des marchands de tissus. Dans la rue d'Isly, la même où défilent en parade, dès l'allumée des lampes, dans la senteur des parfums, la profusion des lumières et le frou-frou de la soie, la multitude des jolies femmes et les flots encore plus pressés de leurs cavaliers Cavalcadours. Dans la rue d'Isly ! Excusez-moi, le genre exige que je mette des points d'exclamation un peu partout, tels des grains de poivre dans le civet.

*** La qualité médiocre des photos de cette page est celle de la revue. Nous sommes ici en 1922. Amélioration notable plus tard, dans les revues à venir. " Algeria " en particulier.
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Afrique illustrée du 6-10-1923- Transmis par Francis Rambert

mise sur site oct.2021
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L'ALGER D'AUTREFOIS
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Beaucoup, feuilletant ces pages d'un doigt distrait, n'apporteront qu'un intérêt très vague aux gravures qui les parent.

- Des fondouks, des baraques, des places et puis les éternels Arabes, c'est banal, diront-ils, et point n'est besoin de recourir aux journaux pour retrouver pareils décors monotones et quotidiens aspects...

Peut-être ! Aussi n'est-ce point à l'usage de ceux-là, indifférents ou nouveaux venus, que du coin d'ombre, de poussière et de silence où elles dormaient, nous exhumons ces vieilles images. Elles sont pour les Algérois de notre génération, mieux encore pour nos aînés en avant de nous engagés dans la carrière, je veux dire la vie : une manière de fleuve en glissade insensible s'acheminant vers son aboutissement logique, autrement dit la mort, vous l'avez bien compris.
- Alger, cela, messieurs ! Non point celui des Barbaresques et des corsaires, celui des turqueries, des chibouks et du bazar oriental ; non point ces amas de maisons ruineuses devant quoi s'agenouillent les archéologues et les pèlerins de l'esthétique, les peintres en quête de couleur et les littérateurs quémandant le repoussoir des impressions nouvelles ; Alger, ni le vieux, ni le vieil, ni l'antique Alger des Espagnols, de Khaïr Eddine, de lord Exmouth. du consul Deval ou de M. de Galland, mais notre Alger à nous, dont nous parcourûmes les rues au galop de nos jambes d'écoliers, celui où nous allâmes, tout gosse, quand notre père nous tenait par la main et qu'à notre ignorance éblouie, si vaste et beau, se révélait le monde.

Ah ! Pour une fois, foin des villes mortes, des antiquailles et des vestiges demeurés des autres humanités, lesquelles, malgré le snobisme et la nécessité de paraître au moins un homme cultivé, nous émeuvent moins que notre propre histoire.. Assez des Khémissa et des Lambèse, des Casbahs, des Portes-Neuves, des Portes Bleues et même des Cimetières de princesses et raca aussi de l'infâme boniment journalistique débité, mon Dieu, pour gagner notre pain en échange duquel, tant il nous aura ici-bas martyrisés, nous aurons au paradis, s'il en est un, la plénière indulgence.

Soyons nous-mêmes, dans la vérité qui libère. Au fond, quelque chose du monde nous intéressa-t-il jamais qui ne fut pas nous ou qui n'eut participé de notre être, de notre substance et de notre cœur ? L'antique et la Grèce et Rome, toute la gloire et toute la splendeur que répètent les livres ne furent jamais pour nous que de la chose apprise. Pourquoi, sous prétexte de décence et que c'est 'peut-être attentatoire aux conventions en cours, ne pas avouer qu'on leur préfère celle qu'on a vécue. Et n'est-ce point sous ce jour, sous cet éclairage d'âme, comme on retrouverait quelqu'un qui fut très cher, presque comme on reverrait face à face et tout à coup un mort en allé depuis longtemps, que nous regarderons ensemble ces pauvres images : un morceau de notre vie.
Que ça va vite, la vie ! Vous souvient-il ?... Moi, de revoir cela, il me semble que c'est d'hier et en fermant les yeux, franchement, ce n'est pas mentir de dire que j'en vois beaucoup plus que ne comporte ce papier. Les fondouks, les cafés maures, la forge du père Chazot ! En pleine rue d'Isly, à l'endroit même où s'érigent aujourd'hui les bâtisses orgueilleuses qui se veulent des palais sans être mieux que des casernes et l'insolente enseigne - elle est en or ! - des marchands de tissus. Dans la rue d'Isly, la même où défilent en parade, dès l'allumée des lampes, dans la senteur des parfums, la profusion des lumières et le frou-frou de la soie, la multitude des jolies femmes et les flots encore plus pressés de leurs cavaliers Cavalcadours. Dans la rue d'Isly ! Excusez-moi, le genre exige que je mette des points d'exclamation un peu partout, tels des grains de poivre dans le civet.

C'est pourtant vrai. Au café maure a succédé la maison Begey, aux fondouks et à l'atelier cde charronnage d'autres grattes-ciel : eau et gaz, cinq étages, ascenseur et concierge...

Je me rappelle. Vous aussi. Comme commence Louis Bertrand dans le Sang des Races, on bâtissait l'Alger moderne. C'était, il y a au moins trente ans et cela .s'accomplissait bruyamment, dans l'envol des poussières, le tumulte des coups de fouets et le ronflement des pierres déchargées des galères. La belle époque pour les maçons ! Ça ronflait, le bâtiment ! On allait là, devant, nous autres, en tablier, le cartable dans le dos. Il m'en revient beaucoup de mélancolie, je vous assure... Pauvre café maure ! Et dites-moi, des hommes ou des cafés maures, qui est-ce qui passe le plus vite ?...

Il y avait les tramways de Dalaise, les marchands d'oranges en tas - cinq pour un sou - les étals des fruitiers, des bancs, des nattes, des arbres et des bics agglutinés autour des jeux de dames. En passant, je me souviens qu'on jetait parfois des pierres là-dedans. A l'âge sans pitié, c'était très amusant.

De la rue d'Isly, je regrette surtout les arbres, des micocouliers porteurs de ce petit fruit qu'alors nous dénommions des " lionces ", d'un mot qui n'a pas d'orthographe et n'exista jamais que dans nos bouches de gamins transitoires. Des frênes, des platanes, des acacias. Dans le souvenir je les aime. Convenez qu'ils avaient plus de ligne que ces idiots ficus en zinc et toujours les mêmes à eux substitués. Au moins leurs feuilles tombaient, charmantes de passer, attendrissantes de mourir, à notre misère indiscernée mais sentie d'instinct de choses en route vers le néant n'opposant point le dur et rebutant contraste d'une vie qui se donne l'apparence d'être éternelle.

Et les Portes alors ! Le. pont-levis tremblait sous la patache. Plus lard, quand j'ai vu l'Arc de Triomphe, il m'a paru petit, j'avais perdu mon prisme. Et ma parole, ces portes, en les regardant, je crois que mes yeux se mouillent. Est-ce sur elles ou sur moi que je pleure '?...

Plus loin s'étalait la merveille des merveilles, le parc d'Isly. un jardin immense, monstrueux planté de sonores eucalyptus et de taillis coupés de jets d'eau. Versailles, la villa d'Eté, Babylone et même l'Eden, de la petite bière auprès de notre jardin ! Les premières fois, nous avions peur de nous y perdre et plus lard, c'est là, comme dans ce coin charmant aujourd'hui déshonoré où s'amorce le raidillon qui mène au port que nous avons commencé de faire l'école buissonnière.

Des bellombras l'abritaient, ligneux, tordus, pour résister au vent, attachés au sol par le bourrelet de leur souche énorme. Des oiseaux les hantaient, chardonnerets et verdiers. entretenant cette impression qu'on se trouvait là en pleine campagne. L'air s'y poudrait d'une limaille d'or, c'était le silence, la solitude, la paix lumineuse. Autour des feux, dans ce Far-West nous avons été tour à tour les héros de Fenimore Cooper et ceux de Gustave Aymard.
Plus haut, dans le bruit des fouets et le tintamarre des sonnailles, passaient les lourds charrois en route vers la plaine, et rouge et paille, avec ses Arabes en grappe, ses six chevaux et son rude postillon, beau comme un hennioque. sabrant l'air à grands coups, la diligence de Tizi-Ouzou.

En bas, contre une ceinture de rochers, déferlait la mer. On péchait là des palomettes et des mulets et comme on n'avait pas encore inventé les terre-pleins et les jetées du nouveau port, un délicieux chemin s'en allait en lacis vers les bains de l'Agha, les bains des Familles. Comme à présent il n'était pas besoin de couvrir une étape de tirailleur pour atteindre une plage. Mayne-Reid nous fut là d'un grand secours. L'école buissonnière, en somme, par amour du territoire. Si je me souviens - la mémoire des hommes est surtout faite d'oubli - nous étions une belle équipe, des gens très bien, qui sont maintenant des agrégés, des médecins presque fameux, des officiers, des avocats. Quand je les revois, j'ai envie de les embrasser. Eux me disent bonjour du bout des doigts, comme ça, sans conviction. Pardonnez leur, Seigneur, ils sont en bois ! Et tant pis pour moi si j'ai mal tourné. Je ne regrette rien. L'école buissonnière. ah ! quel enchantement. Le papillon, l'eau et la fleur el la forêt qui vous l'ait peur et tout ce qu'on regarde el tout ce qu'on devine ! Ma conviction est faite : l'école buissonnière, si je sais quelque chose et je n'en suis pas très sûr, c'est uniquement là que je l'ai appris ; c'est d'avoir écoulé le vent et couru les grand-routes dorées qu'il m'est venu dans la tête un grain de bienheureuse folie et que chante encore parfois, sur mes lèvres, oui madame, la musique d'un vers. A douze ans avoir été René et même Chateaubriand - le Meschacébé restera quand même le père des eaux - auprès de cela que valent le fatras des livres et le tintement des pièces et tous les biens du monde qui ne sont pas vous-même '?...

- Alger, cela messieurs, notre patrie et notre enfance.