Urbanisme, architecture à Alger, en Algérie
L'habitat indigène rural
Algeria et l'Afrique du nord illustrée, revue mensuelle, noel 1938, n°68 .Édition de l'Office Algérien d'Action Économique et Touristique (OFALAC), 26 bd Carnot ou 40-42, rue d'Isly, Alger

 

mise sur site le 18-11-2005...+ sept. 2013

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---------Quel touriste, parcourant l'Algérie, ne s'est arrêté, soudain attristé, devant des " gourbis " disséminés au long d'une étroite sente de piétons ou groupés en " mechtas " d'une dizaine de masures, peureusement accotées les unes aux autres ?
---------La demeure " normale " de nos sédentaires - il faut hélas ! en convenir - ne peut inciter qu'à de mélancoliques méditations. Des murs de roseaux, de terre battue, de " toub " (mélange d'argile et de paille séchée) ou de pierres sèches, parfois crépis de bouses de vache, à peine plus hauts qu'un homme, dressés sans fondation, ni fil à plomb. Un toit - est-il permis de l'appeler ainsi ? - de diss, d'alfa, de chaume ou de tout autre végétal, quelquefois recouvert de terre, laissant trop souvent filtrer l'eau quand il ne flambe pas brusquement, un soir de grand vent. Aucune ouverture si ce n'est une porte basse que masque un panneau de bois mal équarri ou quelque vague rideau de toile vétuste, de branches grossièrement assemblées. Sur le seuil, souvent protégé par une haie d'épines, des enfants, ne se souciant guère heureusement de la misère du lieu, mêlent leurs jeux aux divagations de quelques animaux domestiques, effrayants de maigreur.
---------Accueilli par les abois furieux du défenseur de ce misérable logis, le passant européen poursuit sa route, n'osant jeter un coup œil sur un intérieur dont une vermine qu'il soupçonne et des mœurs austères qu'il connaît lui interdisent l'accès. L'aspect de cet intérieur ne pourrait d'ailleurs qu'accentuer sa tristesse que dissipera bientôt - trop tôt peut-être - le magnifique décor du paysage algérien.
---------" " La salle de réception, écrit M. Robert Randau, est ménagée dans une cahute basse, qui perd son chaume ; on y pénètre en courbant l'échine par une porte naine ; un enduit noirâtre couvre les murs qui ont l'aspect du fond culotté d'une vieille pipe et exhalent l'odeur du chien mouillé ". Salle de réception, sans doute, quand le maître accueille des hôtes après avoir chassé les femmes qui ne peuvent assister à l'entretien. Mais aussi salle à manger, cuisine, chambre à coucher - parfois pour plusieurs ménages - salle de travail pour les gardiennes du foyer, souvent encore poulailler et écurie. Les hommes sont plus heureux : ils n'y entrent que pour manger et dormir.
---------L'appartement ne comporte, en effet, sauf de très rares exceptions, qu'une seule pièce d'environ trois mètres sur quatre. Le sol, de terre battue ou simplement foulée, est humide et froid. Dans l'axe du toit, un tronc, à peine écorcé, supporte la poutre maîtresse de la charpente, dont toutes les perches, apparentes, semblent ignorer la ligne droite. Les murs, enduits de bouse de vaches plaquée par des mains inexpertes, recèlent toute une faune de parasites assurés, tant par le nombre de leurs cachettes que par les moeurs de leurs victimes, de l'impunité la plus absolue. Quelques nattes, vieux sacs ou chiffons innommables, entassées dans un coin, constituent toute la literie des occupants du lieu ; tandis que, dans l'angle opposé, la ménagère, accroupie près de son " kanoun " (petit fourneau en terre) ou d'un trou garni de grosses pierres, prépare leur maigre pitance. Tout cela apparaît confusément dans un nuage de fumée qui s'échappe, comme elle le peut, par la porte et par une étroite ouverture creusée à cet effet, soit dans un mur, soit dans la toiture.
---------Cette rapide description rend inutile, semble-t-il, de longues considérations sur les méfaits du gourbi, mis en lumière, en quelques pages d'une rare précision, par un de nos meilleurs spécialistes de sociologie algérienne, M. A. Berque, dans son ouvrage sur " l'habitation de l'indigène algérien ". D'où vient, dans ces conditions, le succès de ces masures, dont le nombre, malgré le progrès, ne tend guère à décroître ? De leur bon marché d'abord
" un gourbi coûte 100 francs à La Mina, 150 francs au Sersou, à Frenda, aux Maadid, à l'Oued-Cherf, 200 francs aux Braz, 250 francs à Tiaret," 300 francs à Ténès, Chellala, Barika, A'in-Temouchent, l'Aurès, Marnia, Nédroma, Takitount, 400 francs à Zemmora et Oum-el-Bouaghi, 600 francs à Aïn-Boucif, 800 francs à Aflou et Akbou ". De leur facilité de construction ensuite : point d'architecte, ni d'entrepreneur ; même pas de maçons, ni de manœuvres ; le chef de famille, aidé de ses fils ou d'un voisin, l'édifie en quelques jours, souvent sur le terrain d'autrui.
--------" Qu'importe, dirait l'observateur superficiel, une
" nation civilisée ne doit pas tolérer de tels taudis ! "
; Le problème n'est pas si simple. L'échec des généreux essais, tentés au lendemain même de la conquête, le démontre clairement. Plus près de nous, l'incontestable réussite du village indigène de Bédrabine, créé en 1889 par un Administrateur de génie - M. Vernier - reste une exception qui alimente encore toutes les discussions en la matière.
---------"C'est que, écrit M. Berque, l'habitat est fonction des lois économiques et sociales. Il obéit à un déterminisme où œuvre humaine ne peut guère apporter que de faibles incidences. Nos initiatives ne sont riches en résultats que si elles s'insèrent au moment précis où révolution appelle un secours artificiel ".
---------Depuis quelques années cependant, la guerre, le service militaire, les facilités de communication et de transport ont ouvert le " bled " au progrès. Des gourbis maçonnés apparaissent çà et là, tandis que se multiplient les fermes, encore sommaires, des " fellahs " aisés. I l est temps d'intervenir. Encore faut-il user de la plus grande prudence. Modifier l'habitat rural, c'est transformer profondément le genre de vie de l'indigène, lui créer de nouveaux besoins, bientôt aussi impérieux que les anciens. Pour éviter tout déséquilibre, il faut lui donner également les moyens de les satisfaire, en lui procurant de plus larges ressources. Et ce n'est pas le moindre mérite de M. le Gouverneur Général Le Beau que de l'avoir compris et d'avoir lancé, de toute sa vibrante impulsion, la grande oeuvre de rénovation du paysanat indigène, destinée à multiplier les rendements des cultures musulmanes.
---------En matière d'habitat, la période d'après-guerre a vu se développer toute une floraison de systèmes et de projets. Mais, jusqu'à 1937, les réalisations de quelque importance ont été limitées aux cités urbaines où " Bidonvilles " et quartiers de " Beni-Ramassés " posaient des problèmes encore plus angoissants. L'apport des subventions métropolitaines, au cours de ces deux dernières années, a permis d'entreprendre quelques expériences en plein " bled ".
---------C"est ainsi qu'un village indigène - Aïn-Bouchekif - est actuellement en construction dans le douar Aouisset, à 15 kilomètres de Tiaret. Le projet prévoit des bâtiments administratifs, vingt-huit maisons de fellahs, des souks, une place et un marché. Construites entièrement en pierres et couvertes en tuiles, les maisons comportent deux pièces d'habitation spacieuses et bien aérées, une galerie couverte, un hangar, le tout à l'intérieur d'une cour de 200 mètres carrés, entourée d'un mur de pierres. L'eau et l'électricité seront distribuées à domicile.
---------Une formule toute différente a été adoptée pour les "fellahs" recasés sur les terrains communaux du douar Medfoun, dans la commune mixte d'Oum-el-Bouaghi. Vingt-sept fermes isolées sont édifiées sur les lots des nouveaux paysans. Chaque mas comprend deux à quatre pièces maçonnées et couvertes en tuiles, une écurie, une bergerie, un hangar et une grande cour entièrement close. Dans l'un et l'autre cas, les maisons, propriété du douar responsable de leur entretien, seront louées aux cultivateurs indigènes à des taux extrêmement réduits.
---------Bien que très séduisants, ces essais sont trop coûteux pour pouvoir être généralisés et résoudre le problème de l'habitat rural, tant que les moyens du cultivateur indigène ne lui permettront pas d'amortir une part importante de la dépense. Aussi bien, ne comportent-ils pas en eux-mêmes quelques risques d'échec ? La distance est grande entre le mas de Medfoun et le gourbi ; plus considérable encore est celle qui le sépare de la maison villageoise d'Aïn-Bouchekif. Seront-elles parcourues sans heurts ? L'avenir nous le dira. Mais l'insuccès des villages arabes des Bugeaud, Lapasset et autres réalisateurs du siècle dernier, doit nous rendre circonspects. Sans négliger des expériences nécessaires, ne pourrait-on pas rechercher d'autres formules, moins absolues, moins " européennes ", moins onéreuses aussi et partant susceptibles d'une plus large extension ?

Paul CORTES.