---------Quel touriste,
parcourant l'Algérie, ne s'est arrêté, soudain attristé,
devant des " gourbis " disséminés au long d'une
étroite sente de piétons ou groupés en " mechtas
" d'une dizaine de masures, peureusement accotées les unes
aux autres ?
---------La
demeure " normale " de nos sédentaires - il faut hélas
! en
convenir - ne peut inciter qu'à de mélancoliques méditations.
Des murs de roseaux, de terre battue, de " toub " (mélange
d'argile et de paille séchée) ou de pierres sèches,
parfois crépis de bouses de vache, à peine plus hauts qu'un
homme, dressés sans fondation, ni fil à plomb. Un toit -
est-il permis de l'appeler ainsi ? - de diss, d'alfa, de chaume ou de
tout autre végétal, quelquefois recouvert de terre, laissant
trop souvent filtrer l'eau quand il ne flambe pas brusquement, un soir
de grand vent. Aucune ouverture si ce n'est une porte basse que masque
un panneau de bois mal équarri ou quelque vague rideau de toile
vétuste, de branches grossièrement assemblées. Sur
le seuil, souvent protégé par une haie d'épines,
des enfants, ne se souciant guère heureusement de la misère
du lieu, mêlent leurs jeux aux divagations de quelques animaux domestiques,
effrayants de maigreur.
---------Accueilli
par les abois furieux du défenseur de ce misérable logis,
le passant européen poursuit sa route, n'osant jeter un coup il
sur un intérieur dont une vermine qu'il soupçonne et des
murs austères qu'il connaît lui interdisent l'accès.
L'aspect de cet intérieur ne pourrait d'ailleurs qu'accentuer sa
tristesse que dissipera bientôt - trop tôt peut-être
- le magnifique décor du paysage algérien.
---------"
" La salle de réception, écrit
M. Robert Randau, est ménagée dans
une cahute basse, qui perd son chaume ; on y pénètre en
courbant l'échine par une porte naine ; un enduit noirâtre
couvre les murs qui ont l'aspect du fond culotté d'une vieille
pipe et exhalent l'odeur du chien mouillé ". Salle
de réception, sans doute, quand le maître accueille des hôtes
après avoir chassé les femmes qui ne peuvent assister à
l'entretien. Mais aussi salle à manger, cuisine, chambre à
coucher - parfois pour plusieurs ménages - salle de travail pour
les gardiennes du foyer, souvent encore poulailler et écurie. Les
hommes sont plus heureux : ils n'y entrent que pour manger et dormir.
---------L'appartement
ne comporte, en effet, sauf de très rares exceptions, qu'une seule
pièce d'environ trois mètres sur quatre. Le sol, de terre
battue ou simplement foulée, est humide et froid. Dans l'axe du
toit, un tronc, à peine écorcé, supporte la poutre
maîtresse de la charpente, dont toutes les perches, apparentes,
semblent ignorer la ligne droite. Les murs, enduits de bouse de vaches
plaquée par des mains inexpertes, recèlent toute une faune
de parasites assurés, tant par le nombre de leurs cachettes que
par les moeurs de leurs victimes, de l'impunité la plus absolue.
Quelques nattes, vieux sacs ou chiffons innommables, entassées
dans un coin, constituent toute la literie des occupants du lieu ; tandis
que, dans l'angle opposé, la ménagère, accroupie
près de son " kanoun " (petit fourneau en terre) ou d'un
trou garni de grosses pierres, prépare leur maigre pitance. Tout
cela apparaît confusément dans un nuage de fumée qui
s'échappe, comme elle le peut, par la porte et par une étroite
ouverture creusée à cet effet, soit dans un mur, soit dans
la toiture.
---------Cette
rapide description rend inutile, semble-t-il, de longues considérations
sur les méfaits du gourbi, mis en lumière, en quelques pages
d'une rare précision, par un de nos meilleurs spécialistes
de sociologie algérienne, M. A. Berque, dans son ouvrage sur "
l'habitation de l'indigène algérien ". D'où
vient, dans ces conditions, le succès de ces masures, dont le nombre,
malgré le progrès, ne tend guère à décroître
? De leur bon marché d'abord
" un gourbi coûte 100 francs à
La Mina, 150 francs au Sersou, à Frenda, aux Maadid, à l'Oued-Cherf,
200 francs aux Braz, 250 francs à Tiaret," 300 francs à
Ténès, Chellala, Barika, A'in-Temouchent, l'Aurès,
Marnia, Nédroma, Takitount, 400 francs à Zemmora et Oum-el-Bouaghi,
600 francs à Aïn-Boucif, 800 francs à Aflou et Akbou
". De leur facilité de construction ensuite : point
d'architecte, ni d'entrepreneur ; même pas de maçons, ni
de manuvres ; le chef de famille, aidé de ses fils ou d'un
voisin, l'édifie en quelques jours, souvent sur le terrain d'autrui.
--------"
Qu'importe, dirait l'observateur superficiel,
une
" nation civilisée ne doit pas tolérer de tels taudis
! "; Le problème n'est pas si simple. L'échec
des généreux essais, tentés au lendemain même
de la conquête, le démontre clairement. Plus près
de nous, l'incontestable réussite du village indigène de
Bédrabine, créé en 1889 par un Administrateur de
génie - M. Vernier - reste une exception qui alimente encore toutes
les discussions en la matière. ---------"C'est
que, écrit M. Berque, l'habitat est fonction des lois économiques
et sociales. Il obéit à un déterminisme où
uvre humaine ne peut guère apporter que de faibles incidences.
Nos initiatives ne sont riches en résultats que si elles s'insèrent
au moment précis où révolution appelle un secours
artificiel ".
---------Depuis
quelques années cependant, la guerre, le service militaire, les
facilités de communication et de transport ont ouvert le "
bled " au progrès. Des gourbis maçonnés apparaissent
çà et là, tandis que se multiplient les fermes, encore
sommaires, des " fellahs " aisés. I l est temps d'intervenir.
Encore faut-il user de la plus grande prudence. Modifier l'habitat rural,
c'est transformer profondément le genre de vie de l'indigène,
lui créer de nouveaux besoins, bientôt aussi impérieux
que les anciens. Pour éviter tout déséquilibre, il
faut lui donner également les moyens de les satisfaire, en lui
procurant de plus larges ressources. Et ce n'est pas le moindre mérite
de M. le Gouverneur Général Le Beau que de l'avoir compris
et d'avoir lancé, de toute sa vibrante impulsion, la grande oeuvre
de rénovation du paysanat indigène, destinée à
multiplier les rendements des cultures musulmanes.
---------En
matière d'habitat, la période d'après-guerre a vu
se développer toute une floraison de systèmes et de projets.
Mais, jusqu'à 1937, les réalisations de quelque importance
ont été limitées aux cités urbaines où
" Bidonvilles " et quartiers de " Beni-Ramassés
" posaient des problèmes encore plus angoissants. L'apport
des subventions métropolitaines, au cours de ces deux dernières
années, a permis d'entreprendre quelques expériences en
plein " bled ".
---------C"est
ainsi qu'un village indigène - Aïn-Bouchekif - est actuellement
en construction dans le douar Aouisset, à 15 kilomètres
de Tiaret. Le projet prévoit des bâtiments administratifs,
vingt-huit maisons de fellahs, des souks, une place et un marché.
Construites entièrement en pierres et couvertes en tuiles, les
maisons comportent deux pièces d'habitation spacieuses et bien
aérées, une galerie couverte, un hangar, le tout à
l'intérieur d'une cour de 200 mètres carrés, entourée
d'un mur de pierres. L'eau et l'électricité seront distribuées
à domicile.
---------Une
formule toute différente a été adoptée pour
les "fellahs" recasés sur les terrains communaux du douar
Medfoun, dans la commune mixte d'Oum-el-Bouaghi. Vingt-sept fermes isolées
sont édifiées sur les lots des nouveaux paysans. Chaque
mas comprend deux à quatre pièces maçonnées
et couvertes en tuiles, une écurie, une bergerie, un hangar et
une grande cour entièrement close. Dans l'un et l'autre cas, les
maisons, propriété du douar responsable de leur entretien,
seront louées aux cultivateurs indigènes à des taux
extrêmement réduits.
---------Bien
que très séduisants, ces essais sont trop coûteux
pour pouvoir être généralisés et résoudre
le problème de l'habitat rural, tant que les moyens du cultivateur
indigène ne lui permettront pas d'amortir une part importante de
la dépense. Aussi bien, ne comportent-ils pas en eux-mêmes
quelques risques d'échec ? La distance est grande entre le mas
de Medfoun et le gourbi ; plus considérable encore est celle qui
le sépare de la maison villageoise d'Aïn-Bouchekif. Seront-elles
parcourues sans heurts ? L'avenir nous le dira. Mais l'insuccès
des villages arabes des Bugeaud, Lapasset et autres réalisateurs
du siècle dernier, doit nous rendre circonspects. Sans négliger
des expériences nécessaires, ne pourrait-on pas rechercher
d'autres formules, moins absolues, moins " européennes ",
moins onéreuses aussi et partant susceptibles d'une plus large
extension ?
Paul CORTES.
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