-----------Pour
l'urbaniste bien intentionné qui souhaiterait de retailler toutes
les vieilles villes sur le type des centres les plus modernes du Nouveau
Monde, une cité musulmane comme Alger, avec ses voies étroites
et tortueuses et ses maisons aux fenêtres rares, apparaît
comme un défi aux principes les plus élémentaires
de la salubrité. Quant au touriste pressé, s'il se laisse
un moment amuser par le mystère des façades blanches aux
portes closes, par l'imprévu des encorbellements guindés
sur des poutrelles obliques, il ne voit dans ce décor pittoresque
qu'une fantaisie étrangère à toute architecture raisonnable,
et il remercie le ciel de ne l'avoir pas condamné à vivre
clans l'étouffement évidemment nauséabond de ces
logis sans ouvertures sur le monde extérieur. On ne peut en vouloir
beaucoup de leurs jugements sommaires, ni à ce théoricien
imbu de sa doctrine, ni à cet observateur superficiel. En pays
d'Islam, les cités pas plus que la vie privée de leurs habitants
ne livrent volontiers leur secret. La façade qui borde la rue n'est
pas une énigme indéchiffrable ; mais, pour la comprendre,il
faut pénétrer dans la maison ; et cela n'est pas toujours
facile. Il faut y entrer en ami, voire y demeurer, pour s'apercevoir que
le pittoresque extérieur traduit des dispositions de la plus saine
logique, que la pénurie des ouvertures n'empêche pas la maison
d'être plus largement aérée que bien des maisons européennes
et par une atmosphère plus pure que ce logis, maussade aux passants,
s'offre plaisant à ses hôtes que, si la rue exhale parfois
des odeurs hostiles, on en perd le souvenir une fois la porte passée.
La
cour, wast ed-dar, trait essentiel de l'habitation musulmane nord-africaine
|
----------II ne
suffit pas de frapper au heurtoir de bronze pour être admis sans
plus de cérémonie au cur de la place. Si votre venue
n'apparaît pas comme notoirement indésirable, si votre aspect
a semblé rassurant ou reconnu comme familier par l'oeil qui vous
examinait dans l'entrebaillement, si le lourd battant s'écarte
pour vous, vous pénétrez dans le vestibule, où, tout
d'abord, on vous laisse. Vous avez tout le temps d'en admirer l'ordonnance,
et, au sortir de la rue que vous avez montée sous le soleil, d'en
goûter la fraîcheur. C'est une salle longue et voûtée,
qui ne prend jour que par un trou barreaudé percé au-dessus
de la porte ou par une courette ouverte tout au fond. Des banquettes,
qui vous invitent au repos, sont aménagées de chaque côté,
dans l'épaisseur des murs ; elles sont séparées entre
elles par de petites colonnes portant des arcs surbaissés. Ces
renfoncements sont lambrissés de faïences et le sol en est
également pavé. L'Alger barbaresque recevait par chargements
entiers de Tunisie ou des pays d'Europe ces revêtements céramiques
; et les grosses fleurs multicolores importées d'Espagne ou d'Italie
voisinent avec les bateaux et les moulins à vent, violets ou bleus,
venus de Hollande.
-----------Mais
quelques mots d'accueil dits par une servante ou par le maître du
logis vous annoncent que votre stage a pris fin. Vous passez une seconde
porte ; vous traversez un autre vestibule plus petit, formant coude avec
le premier et pareillement fermé de portes, barrières multipliées
contre l'indiscrétion des étrangers, et vous accédez
à la cour. Plus fréquemment, dans les maisons riches, vous
devez, pour parvenir à la cour, gravir un escalier. Les parties
du rez-de-chaussée que les vestibules n'occupent pas forment des
magasins obscurs, où s'entassent les provisions nécessaires
à la vie de la famille.
-----------La
maison musulmane d'Alger, de Tlemcen ou de Constantine appartient au type
qu'ont connu la plupart des pays riverains de la Méditerranée.
C'est une maison à cour centrale. Faut-il en rechercher le modèle
dans la demeure grecque à péristyle, dont Rome imposa l'usage
à l'Afrique mineure comme à toutes les provinces de son
immense empire ? Ne faut-il pas faire sa part à l'influence possible
de la Mésopotamie et de l'Egypte, qui, durant l'âge d'or
de l'Islam, se fit sentir dans tant de domaines ? Ne doit-on pas se souvenir
aussi que l'Algérie fut un pays turc, que l'action des Levantins
se traduit par maint endroit dans les coutumes citadines, et qu'en particulier
l'aspect extérieur des maisons d'Alger évoque immédiatement
à l'esprit l'Anatolie, patrie des Janissaires ? Ce n'est pas ici
le lieu de résoudre ce délicat problème d'origine,
de prendre partie pour une des solutions ou de trouver une formule qui
les concilie. Il nous suffit de constater que ce patio constitue le trait
essentiel de l'habitation musulmane nord-africaine, qu'il en a créé
l'unité et que tous les éléments se cristallisent
autour de cet espace vide, que les Algériens ne désignent
pas autrement que par le nom caractéristique de wast ed-dâr
: centre de la maison.
-----------Quatre
galeries circonscrivent de leurs arcs en fer à cheval le carré
à ciel ouvert. Ces arcs reposent sur des colonnes de pierre ou
de marbre et s'encadrent de bandeaux de faïence.
-----------Sous
les galeries, que couvrent des plafonds aux poutrelles de thuya, les chambres
s'ouvrent et prennent jour. Chaque côté ne compte guère
qu'une chambre. Elle s'étend donc, sauf exception, sur toute la
largeur de la cour ; mais elle est très peu profonde. La faible
portée des bois dont on disposait pour les plafonds et aussi les
besoins de l'éclairage justifient cette proportion fort différente
de celle des chambres de nos maisons.
----------En
face de la porte qui vous a donné passage, le mur s'enfonce au-dessous
d'un grand arc. C'est là, sur un divan occupant toute la largeur
de cette sorte de niche, que vous serez invité à vous asseoir,
pour prendre le café que votre hôte vous offre.
-----------Des
renfoncements plus réduits, qui se creusent au-dessus de la cimaise
de part et d'autre de ce renfoncement médian, constituent des placards
commodes, que ferment des volets de bois. Or ces aménagements intérieurs
du mur se traduisent sur la façade de la maison. Ils engendrent
les avant-corps soutenus par des rondins obliques, qui surplombent la
rue. Ainsi les éléments du pittoresque des extérieurs
n'ont rien à voir ni avec la fantaisie, ni avec la recherche d'une
symétrie mensongère ; ils traduisent logiquement, naïvement,
les dispositions du plan, que les commodités de la vie intime ont
dictées.
-----------Quant
à l'absence de fenêtres, qui scandalisait les hygiénistes,
elle n'interdit aux hôtes du logis ni de respirer, ni d'y voir clair.
Sans doute le mur du fond de la chambre qui borde la rue n'est-il percé
que rarement et par des ouvertures fort exiguës ; mais cette pièce
reçoit l'air et le jour du patio par la porte, dont les deux battants
se rabattent extérieurement contre le mur de la galerie, par les
lucarnes qui surmontent cette large entrée et par deux fenêtres
qui la flanquent. L'avancée de la galerie empêche !e soleil
d'y pénétrer aux heures chaudes du jour et la galerie devient
elle-même une annexe précieuse des chambres. Les femmes s'y
activent à préparer le repas sur un fourneau de terre, à
broder ou à coudre, elles s'y attardent à bavarder ou ô
savourer l'heure qui passe en surveillant les enfants qui jouent dans
la cour. A l'abri des indiscrets, des embarras, du bruit, de la poussière
et des miasmes de la rue, cette cour, dont un jet d'eau rafraîchit
l'air, asile de paix et d'intimité jouit d'un carréde ciel
qui n'appartient qu'à ses hôtes et que personne ne leur disputera.
galerie
du premier étage, avec la porte et les fenêtres des
chambres
|
----------La disposition
des galeries et des chambres se reproduit à l'étage supérieur,
où l'on accède par un escalier, placé dans un angle
du patio. Poursuivant notre ascension nous déboucherons sur les
terrasses. On sait au reste que ce mode de couverture n'existe pas dans
toutes les villes algériennes. Triomphant sans partage à
Alger, la terrasse est d'un emploi assez général à
Tlemcen, mais absente de Constantine, qui ne connaît que les toits
de tuiles. Les raisons de cette répartition ne laissent pas d'être
obscures. Les conditions climatériques, l'abondance des pluies
et de la neige ne suffisent pas à la justifier. L'histoire des
villes y réussirait peut-être mieux ; mais nous ne saurions
nous aventurer ici sur ce terrain mal éclairé. Nous nous
contenterons de constater que, là où elle existe, la terrasse
est un charme de la maison et que, construite avec des moyens rudimentaires,
elle se recommande par une étanchéité dont nos constructeurs
ignorent encore le secret.
-----------Du
haut des terrasses d'Alger, on jouit, par les matins clairs, d'une vue
radieuse sur ic ville ensoleillée, sur la baie et l'horizon marin.
Quand vient le soir, on y reçoit la brise du large. Les hommes
ne s'y montrent guère, mais les femmes, qui en ont le libre usage,
y prennent contact avec le vaste monde.
-----------Il
est d'ailleurs, pour les citadins, ou plutôt il était un
autre moyen d'échapper à la vie un peu monotone et bornée
du harem. La plupart des bourgeois aisés d'Alger, fonctionnaires
ou marchands, possédaient naguère dans la banlieue une villa
où toute la famille se transportait quand revenaient les beaux
jours. Bon nombre de ces villas existent encore ; certaines sont restées
aux mains de riches Musulmans ; les autres ont été acquises
par des Européens, qui les ont accommodées à leur
usage.
-----------L'ordonnance
de la maison des champs diffère peu de celle des maisons urbaines,
mais l'absence de voisins et l'espace moins mesuré ont permis au
logis de s'ouvrir et de prendre ses aises. Le patio central subsiste,
mais une autre cour plus spacieuse, avec ses bassins, ses galeries et
ses kiosques, précède la façade principale. Les chambres
ont des ouvertures suffisamment larges sur la campagne d'alentour et le
renfoncement médian de ces pièces devient une vaste alcôve
carrée et percée de trois fenêtres ; il se projette
en mirador, d'où la vue embrasse les jardins et les champs.
-----------Ainsi
le vieux thème d'architecture méditerranéenne, loin
d'être rigide, s'enrichit de variations ingénieuses, qui
l'adaptent à une vie plus large et plus plaisante. Cette maison
toute blanche, qu'un vieux corsaire édifia dans un vallon voisin
d'Alger pour y passer la chaude saison, n'est-ce pas là le cadre
idéal pour les loisirs d'un sage ?
Georges MARÇAIS
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