Urbanisme, architecture à Alger, en Algérie
Habitat et urbanisme
Par Paul DELBAUFFE,
Conseiller municipal,
Membre de la Commission de l'Urbanisme.

Illustrations, textes extraits de "bulletin municipal de la ville d'Alger", août 1953, n°8 - collection B.Venis
mise sur site le 11-4-2008

20 Ko
retour
 


L'APPLICATION des principes de l'organisation scientifique du travail à l'aménagement des cités est un problème d'éco nomie moderne qui a été très peu étudié et, surtout, vulgarisé dans le grand public. Les ingénieurs et les constructeurs se sont attachés à rationaliser les ateliers, les bureaux, les chantiers, les moyens de transport. Les entrepreneurs ont commencé à appliquer dans l'industrie même du bâtiment les principes de normalisation, mais on a très peu songé, jusqu'ici, à organiser scientifiquement l'ensemble des constructions, de l'administration et des services communs des grandes cités.

Certes, on parle bien d'urbanisme, mais la plupart des gens considèrent que cela regarde uniquement les architectes parce qu'on ne voit, a priori, dans l'aménagement de la cité, que la partie " construction ".

Ceci est, à notre avis, une erreur fondamentale. La cité est un centre qui contribue à la production, à la circulation et à la consommation des biens communs de ses habitants. Tout doit donc concourir au bien-être de l'habitant, tant du point de vue matériel que du point de vue spirituel.

La rationalisation d'une ville s'étend, par conséquent, de l'organisation du travail, à l'organisation des loisirs. Elle embrasse à la fois la circulation, l'administration, la réglementation du " zoning " et aussi l'efficience du logement, des multiples réseaux, services et institutions communautaires, en se fixant comme buts : la santé, le bonheur et le progrès des citadins.

1) COMMENT ORGANISER LA CITE SUR CES PRINCIPES ?

A l'heure actuelle, dans la plupart des pays " vieux " ou " neufs ", l'édification et l'agrandissement des cités relèvent presque toujours de trois opérations élémentaires : voierie, lotissement, maçonnerie. Pour le reste, on s'en remet à l'initiative privée, c'est-à-dire à la mise en compétition des intérêts particuliers. Il est évident que cet empirisme est aussi loin de l'urbanisme rationnel que la diligence de l'avion moderne. Comment s'étonner alors des calamités engendrées par les villes tentaculaires (congestion des immeubles, circulation pénible et meurtrière, malthusianisme, prostitution, surmenage, contagion des maladies, etc...)

Mais quelle peut être la base solide, scientifique, efficiente de l'organisation des cités ? C'est. assurément, le métabolisme, c'est-à-dire l'ensemble des procédés et des méthodes qui contribuent à l'équilibre parfait de l'organisme humain.

L'homme, en effet, a besoin, pour travailler et pour vivre, de se nourrir, de respirer, d'être éclairé, de posséder une température constante, etc... D'où le besoin ancestral de se procurer un abri, un logement familial, une maison. D'où aussi la nécessité de disposer à domicile des commodités telles que : eau courante chaude et froide, lumière artificielle, ventilation:, chateage,', etc... D'où, enfin, le désir de voir, dans la cité, la disparition de l'air microbien, des fumées toxiques, des eaux polluées, des endroits obscurs, des dépôts d'immondices, des comestibles avariés ou falsifiés, des dangers physiques et moraux, des laideurs sociales, etc...




Ce qui revient à dire que si l'homme moderne peut déjà disposer de tous les conforts, de toutes les satisfactions matérielles et spirituelles dans une maison organisée rationnellement, il n'a rien fait vers la perfection si la ville qu'il habite ne vise pas à atteindre aux mêmes buts.

2) L'URBANISME RATIONNEL DOIT-IL ENCOURAGER LE SYSTEME DES CITES- JARDINS ?

Deux tendances se manifestent dans l'urbanisme. L'une prétend que la vie dispersée est la seule logique, l'autre assure que la vie agglomérée peut seule répondre aux postulats que nous avons posés. En d'autres termes, les tenants de la " cité- jardin " s'opposent aux partisans de la " cité gratte-ciel ". Qui a raison ?

La cité-jardin, dont la fascinante formule " à chacun sa maison et à chaque maison son jardin ", est évidemment la solution qui s'adapte le mieux au tempérament particulariste du Français moyen. Cependant, à l'usage, on s'est aperçu quf- ce n'était pas la solution idéale car, comment expliquer alors l'abandon de ces cités-jardins-types que représentaient maints jolis villages ruraux où le " à chacun sa maison et à chaque maison son jardin " n'était pas qu'une formule ? C'est que ces cités- jardins ne remplissent pas toujours les promesses des rhéteurs idéalistes et champêtres. Pour s'en convaincre, il suffit d'y vivre quelques mois l'hiver.

Mais il est une objection plus immédiate : c'est leur prix de revient prohibitif dès qu'on veut y prévoir le confort. N'oublions pas que l'eau, le gaz, l'électricité, la chaleur, le froid, la force, le vide, l'ozone, l'heure, le téléphone, etc..., sont amenés par des centrales de production par des canalisations et que ce sont également des canalisations qui constituent le tout à l'égout. Or, ces canalisations sont d'autant plus coûteuses à installer et à entretenir qu'elles sont plus longues, plus éloignées des centrales et plus enchevêtrées.

On peut en dire autant du réseau des voies de communication, des nombreux organes ambulants, de l'administration, des services sociaux (poste, police, assistance médicale, incendie, etc...) dont le personnel, le matériel et le travail augmentent non seulement en proportion du nombre d'habitants d'une ville, mais également suivant la situation plus ou moins éloignée des habitations. On ne saurait, enfin, passer sous silence la source monstrueuse de conflits égoïstes que suscite la cité-jardin avec ses milliers de petits propriétaires qui, le jour où ils sont installés derrière la barrière de leur enclos, ne songent plus qu'à revendiquer des secours de l'Etat ou de la philanthropie.

3) LA RATIONALISATION DES VILLES EST FACILITEE PAR LA CONSTRUCTION DES HABITATIONS COLLECTIVES

Tous les grands architectes français contemporains : Auguste Perret, Le Corbusier, Henri Sauvage, etc..., comme les urbanistes modernes : Prost, Jacques Greber, Henry Descamps, etc., ont démontré que seul le principe de la construction des habitations collectives peut permettre d'entreprendre la rationalisation des villes et l'aménagement de la circulation automobile urbaine.

D'autre part, l'étude du métabolisme organique nous montre que, dans les échanges incessants de l'être vivant avec la nature béante, l'homme forme une partie d'un cycle de rotation des éléments naturels dont l'autre partie est formée par le monde végétal (bois et cultures), l'air et la terre servant de transition pour refermer ce cycle.

Schématiquement, on peut donc se représenter l'homme et le végétal ou la communauté des hommes (cités) et la communauté des végétaux (cultures, forêts) comme deux usines complémentaires, l'une fournissant les matériaux à l'autre en utilisant, réciproquement, les déchets. Ce qui revient à dire que priver une ville du voisinage immédiat du monde végétal équivaut à priver une usine de son carburant et de ses matières premières.

De plus, en dehors de ce côté vital du monde végétal dans notre métabolisme matériel, il faut considérer également le rôle des cultures et des forêts comme régulateurs de la température et des phénomènes météorologiques (pluies, vents, etc.), ce qui fait contribuer considérablement - et gratuitement - ces forêts au maintien de la constance de la température et de l'ambiance indispensables à notre fragile moteur humain.

Tout ceci, joint à l'inhumanité des affairistes qui, dans nos cités, ont remplacé les arbres par des pierres, et l'insouciance des municipalités qui se sont contentées de prévoir des squares de bitume ayant pour tous ombrages le buste de Tartempion, suffit à justifier l'engouement des partisans de la cité-jardin et notre répulsion quasi instinctive contre le logis collectif, la maison-caserne et surtout le gratte-ciel.

Si donc la logique de la rationalisation nous conduit à adopter le logement collectif comme le type de l'habitation moderne, ce ne saurait être qu'à la condition exclusive de l'ériger auprès des jardins et des forêts dans un site baigné de soleil, au milieu d'un réseau de voies dégagées, à l'échelle des habitations.

Mais, direz-vous, de tels aménagements sont-ils rentables ? Pourquoi pas. Songez, en effet, aux dépenses qu'ont occasionnées aux villes, figées dans leur corset de pierre, les aménagements modernes. Depuis moins d'un siècle, on a dû éventrer les cités pour y placer successivement : l'eau potable, le gaz, l'électricité, le tramway à vapeur, le tramway électrique, le trolleybus, le téléphone, le télégraphe, le tout à l'égout. On éventrera bientôt à nouveau les mêmes cités pour y installer : le métro, la circulation à " sens unique ", les abris contre les bombardements, le chauffage urbain, la distribution à domicile des frigories, du vide, de l'ozone, etc...

Comptez les dépenses en énergie et en argent que représentent ces éventrements successifs, ajoutez-y celles représentées par les expropriations pour l'alignement des voies publiques, pour la démolition des îlots insalubres, pour la confection des squares aux arbres de zinc et l'érection des monuments en simili, et vous arriverez à un total qui n'aura aucun terme de comparaison avec celui que représenterait la construction de la cité rationnelle.

4) L'URBANISME ET LE PROGRES SOCIAL

Nous avons posé comme postulat, l'amélioration du " capital humain ". Or, il n'y a que deux moyens d'accroître la valeur de ce capital : augmenter le standing, diminuer la mortalité.

Le facteur " standing " est en fonction directe avec la fin de la crise des logements, la disparition des petits appartements insalubres, la facilité du travail ménager.

Quant à la baisse de la " mortalité ", c'est affaire de constructions et d'institutions sociales dont la primauté revient aux " centres préventifs " pour les maladies en général.

Et qu'est-ce que cela signifie au point de vue urbanisme : la multiplication dans tous les quartiers de nombreux services sociaux, non pas à une heure ou à une demi-heure de course, mais à cinq minutes de trajet. La prédominance des appartements avec " chambres d'enfants ". Le voisinage de jardins d'enfants, de parcs de sports, de piscines. La décentralisation des marchés et commerces ménagers.

C'est aussi la disparition de la domesticité et de l'abrutissement de la mère de famille par la simplification du travail ménager.
C'est la cessation de l'empirisme en matière de sélection, d'orientation et d'éducation professionnelles grâce aux installations " ad hoc ".

C'est la solution apportée au problème de la circulation le jour prochain où l'on comptera une automobile par quatre habitants (ne criez pas à l'utopie, la ville de Détroit, aux Etats-Unis, compte une auto pour trois habitants).
C'est, enfin, l'évolution de la notion de la propriété, car le progrès, en perpétuel mouvement ascendant, deviendra très gênant et même nuisible, si on n'accepte pas l'idée maîtresse que la ville est la propriété commune de tous les citadins. Cela veut dire que la spéculation sur l'automatique plus-value du terrain urbain doit disparaître car, ainsi que l'a démontré depuis fort longtemps l'économiste Ricardo, ce terrain n'est que le support matériel du travail collectif dont chaque citadin accroît la valeur par le seul fait d'y venir résider, produire et consommer.

5) CONCLUSIONS

On voit, par ce court, trop court exposé, que l'organisation et l'urbanisme marchent de pair. Mais est-il possible de faire admettre un tel programme ? Laissons donc, pour conclure, parler M. Jacques Greber, président de la Société française des Urbanistes, professeur à l'Institut d'urbanisme de l'Université de Paris :

" On continue à confondre les urbanistes et les utopistes et à leur préférer les techniciens spécialisés qui ont l'avantage d'envisager leurs problèmes particuliers sous un angle limité et de ne proposer que des travaux facilement exécutables. Mais on s'aperçoit vite que, limité à cette conception fragmentaire, l'urbanisme ressemble à un mécanisme complexe dont toutes les pièces, parfaitement usinées, restent éparpillées sur le sol, sans aucune chance d'être jamais assemblées. Ce qui se passe même dans la réalité est plus grave encore : les pièces sont montées en désordre et on s'étonne que la machine ne marche pas. "

La population algéroise souhaite qu'on sache enfin mettre en place et faire marcher les pièces compliquées du mécanisme urbain.