L'APPLICATION des principes de l'organisation scientifique du travail
à l'aménagement des cités est un problème
d'éco nomie moderne qui a été très peu étudié
et, surtout, vulgarisé dans le grand public. Les ingénieurs
et les constructeurs se sont attachés à rationaliser les
ateliers, les bureaux, les chantiers, les moyens de transport. Les entrepreneurs
ont commencé à appliquer dans l'industrie même du
bâtiment les principes de normalisation, mais on a très
peu songé, jusqu'ici, à organiser scientifiquement l'ensemble
des constructions, de l'administration et des services communs des grandes
cités.
Certes, on parle bien d'urbanisme, mais la plupart des gens considèrent
que cela regarde uniquement les architectes parce qu'on ne voit, a priori,
dans l'aménagement de la cité, que la partie " construction
".
Ceci est, à notre avis, une erreur fondamentale. La cité
est un centre qui contribue à la production, à la circulation
et à la consommation des biens communs de ses habitants. Tout
doit donc concourir au bien-être de l'habitant, tant du point
de vue matériel que du point de vue spirituel.
La rationalisation d'une ville s'étend, par conséquent,
de l'organisation du travail, à l'organisation des loisirs. Elle
embrasse à la fois la circulation, l'administration, la réglementation
du " zoning " et aussi l'efficience du logement, des multiples
réseaux, services et institutions communautaires, en se fixant
comme buts : la santé, le bonheur et le progrès des citadins.
1) COMMENT ORGANISER LA CITE SUR CES PRINCIPES
?
A l'heure actuelle, dans la plupart des pays " vieux " ou
" neufs ", l'édification et l'agrandissement des cités
relèvent presque toujours de trois opérations élémentaires
: voierie, lotissement, maçonnerie. Pour le reste, on s'en remet
à l'initiative privée, c'est-à-dire à la
mise en compétition des intérêts particuliers. Il
est évident que cet empirisme est aussi loin de l'urbanisme rationnel
que la diligence de l'avion moderne. Comment s'étonner alors
des calamités engendrées par les villes tentaculaires
(congestion des immeubles, circulation pénible et meurtrière,
malthusianisme, prostitution, surmenage, contagion des maladies, etc...)
Mais quelle peut être la base solide, scientifique, efficiente
de l'organisation des cités ? C'est. assurément, le métabolisme,
c'est-à-dire l'ensemble des procédés et des méthodes
qui contribuent à l'équilibre parfait de l'organisme humain.
L'homme, en effet, a besoin, pour travailler et pour vivre, de se nourrir,
de respirer, d'être éclairé, de posséder
une température constante, etc... D'où le besoin ancestral
de se procurer un abri, un logement familial, une maison. D'où
aussi la nécessité de disposer à domicile des commodités
telles que : eau courante chaude et froide, lumière artificielle,
ventilation:, chateage,', etc... D'où, enfin, le désir
de voir, dans la cité, la disparition de l'air microbien, des
fumées toxiques, des eaux polluées, des endroits obscurs,
des dépôts d'immondices, des comestibles avariés
ou falsifiés, des dangers physiques et moraux, des laideurs sociales,
etc...
Ce qui revient à dire que si l'homme moderne peut déjà
disposer de tous les conforts, de toutes les satisfactions matérielles
et spirituelles dans une maison organisée rationnellement, il
n'a rien fait vers la perfection si la ville qu'il habite ne vise pas
à atteindre aux mêmes buts.
2) L'URBANISME RATIONNEL DOIT-IL ENCOURAGER
LE SYSTEME DES CITES- JARDINS ?
Deux tendances se manifestent dans l'urbanisme. L'une prétend
que la vie dispersée est la seule logique, l'autre assure que
la vie agglomérée peut seule répondre aux postulats
que nous avons posés. En d'autres termes, les tenants de la "
cité- jardin " s'opposent aux partisans de la " cité
gratte-ciel ". Qui a raison ?
La cité-jardin, dont la fascinante formule " à chacun
sa maison et à chaque maison son jardin ", est évidemment
la solution qui s'adapte le mieux au tempérament particulariste
du Français moyen. Cependant, à l'usage, on s'est aperçu
quf- ce n'était pas la solution idéale car, comment expliquer
alors l'abandon de ces cités-jardins-types que représentaient
maints jolis villages ruraux où le " à chacun sa
maison et à chaque maison son jardin " n'était pas
qu'une formule ? C'est que ces cités- jardins ne remplissent
pas toujours les promesses des rhéteurs idéalistes et
champêtres. Pour s'en convaincre, il suffit d'y vivre quelques
mois l'hiver.
Mais il est une objection plus immédiate : c'est leur prix de
revient prohibitif dès qu'on veut y prévoir le confort.
N'oublions pas que l'eau, le gaz, l'électricité, la chaleur,
le froid, la force, le vide, l'ozone, l'heure, le téléphone,
etc..., sont amenés par des centrales de production par des canalisations
et que ce sont également des canalisations qui constituent le
tout à l'égout. Or, ces canalisations sont d'autant plus
coûteuses à installer et à entretenir qu'elles sont
plus longues, plus éloignées des centrales et plus enchevêtrées.
On peut en dire autant du réseau des voies de communication,
des nombreux organes ambulants, de l'administration, des services sociaux
(poste, police, assistance médicale, incendie, etc...) dont le
personnel, le matériel et le travail augmentent non seulement
en proportion du nombre d'habitants d'une ville, mais également
suivant la situation plus ou moins éloignée des habitations.
On ne saurait, enfin, passer sous silence la source monstrueuse de conflits
égoïstes que suscite la cité-jardin avec ses milliers
de petits propriétaires qui, le jour où ils sont installés
derrière la barrière de leur enclos, ne songent plus qu'à
revendiquer des secours de l'Etat ou de la philanthropie.
3) LA RATIONALISATION DES VILLES EST FACILITEE
PAR LA CONSTRUCTION DES HABITATIONS COLLECTIVES
Tous les grands architectes français contemporains : Auguste
Perret, Le Corbusier, Henri Sauvage, etc..., comme les urbanistes modernes
: Prost, Jacques Greber, Henry Descamps, etc., ont démontré
que seul le principe de la construction des habitations collectives
peut permettre d'entreprendre la rationalisation des villes et l'aménagement
de la circulation automobile urbaine.
D'autre part, l'étude du métabolisme organique nous montre
que, dans les échanges incessants de l'être vivant avec
la nature béante, l'homme forme une partie d'un cycle de rotation
des éléments naturels dont l'autre partie est formée
par le monde végétal (bois et cultures), l'air et la terre
servant de transition pour refermer ce cycle.
Schématiquement, on peut donc se représenter l'homme et
le végétal ou la communauté des hommes (cités)
et la communauté des végétaux (cultures, forêts)
comme deux usines complémentaires, l'une fournissant les matériaux
à l'autre en utilisant, réciproquement, les déchets.
Ce qui revient à dire que priver une ville du voisinage immédiat
du monde végétal équivaut à priver une usine
de son carburant et de ses matières premières.
De plus, en dehors de ce côté vital du monde végétal
dans notre métabolisme matériel, il faut considérer
également le rôle des cultures et des forêts comme
régulateurs de la température et des phénomènes
météorologiques (pluies, vents, etc.), ce qui fait contribuer
considérablement - et gratuitement - ces forêts au maintien
de la constance de la température et de l'ambiance indispensables
à notre fragile moteur humain.
Tout ceci, joint à l'inhumanité des affairistes qui, dans
nos cités, ont remplacé les arbres par des pierres, et
l'insouciance des municipalités qui se sont contentées
de prévoir des squares de bitume ayant pour tous ombrages le
buste de Tartempion, suffit à justifier l'engouement des partisans
de la cité-jardin et notre répulsion quasi instinctive
contre le logis collectif, la maison-caserne et surtout le gratte-ciel.
Si donc la logique de la rationalisation nous conduit à adopter
le logement collectif comme le type de l'habitation moderne, ce ne saurait
être qu'à la condition exclusive de l'ériger auprès
des jardins et des forêts dans un site baigné de soleil,
au milieu d'un réseau de voies dégagées, à
l'échelle des habitations.
Mais, direz-vous, de tels aménagements sont-ils rentables ? Pourquoi
pas. Songez, en effet, aux dépenses qu'ont occasionnées
aux villes, figées dans leur corset de pierre, les aménagements
modernes. Depuis moins d'un siècle, on a dû éventrer
les cités pour y placer successivement : l'eau potable, le gaz,
l'électricité, le tramway à vapeur, le tramway
électrique, le trolleybus, le téléphone, le télégraphe,
le tout à l'égout. On éventrera bientôt à
nouveau les mêmes cités pour y installer : le métro,
la circulation à " sens unique ", les abris contre
les bombardements, le chauffage urbain, la distribution à domicile
des frigories, du vide, de l'ozone, etc...
Comptez les dépenses en énergie et en argent que représentent
ces éventrements successifs, ajoutez-y celles représentées
par les expropriations pour l'alignement des voies publiques, pour la
démolition des îlots insalubres, pour la confection des
squares aux arbres de zinc et l'érection des monuments en simili,
et vous arriverez à un total qui n'aura aucun terme de comparaison
avec celui que représenterait la construction de la cité
rationnelle.
4) L'URBANISME ET LE PROGRES SOCIAL
Nous avons posé comme postulat, l'amélioration du "
capital humain ". Or, il n'y a que deux moyens d'accroître
la valeur de ce capital : augmenter le standing, diminuer la mortalité.
Le facteur " standing " est en fonction directe avec la fin
de la crise des logements, la disparition des petits appartements insalubres,
la facilité du travail ménager.
Quant à la baisse de la " mortalité ", c'est
affaire de constructions et d'institutions sociales dont la primauté
revient aux " centres préventifs " pour les maladies
en général.
Et qu'est-ce que cela signifie au point de vue urbanisme : la multiplication
dans tous les quartiers de nombreux services sociaux, non pas à
une heure ou à une demi-heure de course, mais à cinq minutes
de trajet. La prédominance des appartements avec " chambres
d'enfants ". Le voisinage de jardins d'enfants, de parcs de sports,
de piscines. La décentralisation des marchés et commerces
ménagers.
C'est aussi la disparition de la domesticité et de l'abrutissement
de la mère de famille par la simplification du travail ménager.
C'est la cessation de l'empirisme en matière de sélection,
d'orientation et d'éducation professionnelles grâce aux
installations " ad hoc ".
C'est la solution apportée au problème de la circulation
le jour prochain où l'on comptera une automobile par quatre habitants
(ne criez pas à l'utopie, la ville de Détroit, aux Etats-Unis,
compte une auto pour trois habitants).
C'est, enfin, l'évolution de la notion de la propriété,
car le progrès, en perpétuel mouvement ascendant, deviendra
très gênant et même nuisible, si on n'accepte pas
l'idée maîtresse que la ville est la propriété
commune de tous les citadins. Cela veut dire que la spéculation
sur l'automatique plus-value du terrain urbain doit disparaître
car, ainsi que l'a démontré depuis fort longtemps l'économiste
Ricardo, ce terrain n'est que le support matériel du travail
collectif dont chaque citadin accroît la valeur par le seul fait
d'y venir résider, produire et consommer.
5) CONCLUSIONS
On voit, par ce court, trop court exposé, que l'organisation
et l'urbanisme marchent de pair. Mais est-il possible de faire admettre
un tel programme ? Laissons donc, pour conclure, parler M. Jacques Greber,
président de la Société française des Urbanistes,
professeur à l'Institut d'urbanisme de l'Université de
Paris :
" On continue à confondre les urbanistes et les utopistes
et à leur préférer les techniciens spécialisés
qui ont l'avantage d'envisager leurs problèmes particuliers sous
un angle limité et de ne proposer que des travaux facilement
exécutables. Mais on s'aperçoit vite que, limité
à cette conception fragmentaire, l'urbanisme ressemble à
un mécanisme complexe dont toutes les pièces, parfaitement
usinées, restent éparpillées sur le sol, sans aucune
chance d'être jamais assemblées. Ce qui se passe même
dans la réalité est plus grave encore : les pièces
sont montées en désordre et on s'étonne que la
machine ne marche pas. "
La population algéroise souhaite qu'on sache enfin mettre en
place et faire marcher les pièces compliquées du mécanisme
urbain.