Maisons
Mauresques
Elles ont déjà
prêté à une littérature si abondante et précise
que d'elles on peut affirmer que tout est dit depuis qu'il est des professeurs
d'art musulman et des architectes. Depuis bientôt cent ans, en
effet, ceux-là en ont traité de façon complète,
durant des milliers de pages discutant du plan et de la décoration,
de la squifa et du patio, de la galerie et des colonnades, de la céramique
et de l'épigraphie, de la boiserie et de l'arabesque. A la suite
des érudits, des hommes de métier et des écrivains
spécialisés dans les rappels de l'histoire et la recherche
des analogies, touristes, peintres, artistes et amateurs s'en firent
motif et en prirent prétexte pour faire valoir leurs talents.
On se gardera bien d'abonder dans ce sens et d'ajouter aux recherches
savantes sur l'art et le style, les rapports qu'il peut y avoir entre
ces quelques aimables maisons et la construction telle qu'elle fut pratiquée
dans l'ancienne Égypte, la Grèce ou les terres méditerranéennes
où Rome étala sa puissance. Donc pas de savantes discussions
sur les origines, quand à l'influence 'manifeste de la Perse,
de Byzance et de latinité, par des dissertations sur tout cela
qui fut expliqué si bien et depuis si longtemps, mais quelques
mots, l'évocation rapide de cette splendeur que dessinent sous
le ciel bleu, au cur de leurs jardins de sombre verdure, les maisons
mauresques vieilles ou neuves, d'origine ou adaptées, mauresques
réellement ou mauresques par l'apparence qui décorent
comme autant de palais de rêve et d'enchantement la campagne d'Alger.
C'est le matin ; le ciel est bleu, l'air doré, la mer comme une
plaque d'argent qui miroite au soleil. Des fumées bleues estompent
les lointains. Parti droit devant vous pour le seul plaisir de la promenade
et la tête tout à fait lavée de ce qui pourrait
être des idées d'architecte ou d'archéologue vous
avez laissé derrière vous la ville française, ses
avenues droites sillonnées d'autos et de tramways. Vers El-Biar
ou la Bouzaréa vous avez pris quelques tortueux chemin romain
pavé de cailloux bleus et ombragé de vieux oliviers. De
ces chemins, il en reste encore quelques-uns. Et vous élevant,
quand vous avez quitté la campagne suburbaine, ses maisons de
rapport, ses garages, ses lignes de tramways, au détour d'un
talus, à travers une barrière à claire-voie, votre
il aura la surprise de découvrir tout à coup, au
milieu d'un jardin planté de figuiers, de hauts cyprès
et de pins parasols, un cube de maçonnerie blanche tendue parfois
de bougainvilliers et trouée de portes basses et de fenêtres
grillagées. C'est frais, charmant, simple, d'une quiétude
infinie : maison de repos, maison de silence, de rêverie où
vivre d'une vie contemplative. Des pièces d'eau, des allées,
des cours ombragées de platanes ou de treilles, des perrons encorbellés
de plantes grimpantes. Campagne charmante toute sonore du bruit des
norias et des chansons de l'eau qui court dans les rigoles en chicane,
beaux arbres, nobles lignes simples et plans bien composés.
Où que vous entriez, villa authentique de raïs barbaresque,
seigneuriale habitation de haut fonctionnaire turc ou villa moderne,
avec le confort en plus, n'ayant que l'apparence des maisons algériennes
de l'époque turque, l'accueil sera partout charmant, l'impression
heureuse et prenante.
D'abord le jardin ombreux, les treilles, le silence des allées
sablées plantées de cyprès en guirlandes de roses,
les sycomores, les platanes où pépient des oiseaux. Puis
des auvents, la porte, le vestibule avec des recoins et des niches,
où sont des banquettes de marbre, puis l'intimité du patio
où chantonne une fontaine dans sa vasque de marbre ou bien un
jet d'eau. Cette cour intérieure est rectangulaire ou carrée.
Autour se rangent des portiques, des arcades, des arcs soutenus par
des colonnades de style divers et formant galeries. Le patio est découvert
et s'ouvre sur le ciel, le sol en est de marbre, et au rez-de-chaussée
comme au premier étage c'est sur lui que prennent jour et s'aèrent
les pièces d'habitation. Il y fait frais, aux heures chaudes
de la journée en tendant un vélum par dessus. Les bruits
du monde extérieur n'y parvenaient point et là s'écoulait
jadis la vie intime.
Dans les maisons de style vraiment mauresque, les pièces sont
étroites et longues éclairées de fenêtres
très étroites à cause de la chaleur et des mouches
et parce que le bois d'uvre faisant le plus souvent défaut,
on ne pouvait donner à ces chambres que la largeur des rondins
de thuya et des solives qui soutenaient le plafond. Certaines sont voûtées
de coupoles et la plupart sont en forme de T, avec des recoins formant
alcôve.
On en sait l'ameublement, hauts lits à baldaquins, divans, tapis,
tentures et tables basses. Des armoires, des coffres peinturlurés,
des pendules de style Empire ou Louis Philippard, des suspensions habillées
de gaze, des verroteries et des bouquets de fleurs artificielles. Dans
les riches demeures des bourgeois français, des ameublements
appropriés et des adaptations décoratives du plus heureux
effet. Des plafonds, des fontaines, des plâtres ajourés,
des céramiques, des vitraux. Dans les maisons mauresques aménagées,
construites avec les matériaux modernes et des poutres de portée,
la disposition habituelle des logis européens, chambres communicantes,
salons, salle à manger, escaliers de marbre et toutes les commodités
dont ne saurait plus se passer un civilisé du XXème siècle.
Dans la vraie maison mauresque, des murs très épais de
pisé, mélange de terre, de chaux grasse, de pierres et
de briques ; l'obscurité, une pénombre humide propice
à généraliser le rhumatisme. Et par dessus, les
terrasses emmagasinant la chaleur au point qu'on a pu dire qu'elles
étaient des plaques à gratiner.
Telle que, avec tout ce qu'elle a pu présenter d'incommode, de
méfiant et de rébarbatif au temps des Barbaresques, la
maison mauresque demeure le type d'habitation le plus seyant, le plus
conforme à la ligne générale et le mieux approprié
au climat africain. Toutes les anciennes maisons, palais, demeures des
hauts fonctionnaires ou villas privées passées aux mains
de la riche et élégante colonie étrangère
ont toutes été transformées intérieurement
selon les nécessités imposées par le goût
moderne. L'adaptation ne va du reste pas sans frais très élevés
et ne peut être mise en pratique que par des gens très
riches, amateurs d'art et dilettantes fortunés. Mais on peut
en faire l'application la plus heureuse aux constructions neuves à
la condition qu'elles soient entourées de l'espace nécessaire,
des arbres, des verdures et des fleurs indispensables.
Beaucoup de ces pastiches sont parfaitement réussis. Toute notre
banlieue est déjà couverte de ces pimpants logis. Le plus
souvent ils sont d'un sens artistique indéniable et du meilleur
goût. La critique ne les a pourtant point épargnés,
dénonçant l'amalgame et le simili. Et cependant c'est
à ce type de maisons de campagne et de villas suburbaines qu'on
se rallie de plus en plus, non pour le plaisir du pastiche et de l'imitation,
mais parce que c'est celui que commande le climat, que réclame
le décor et qui impose le caractère sémillant et
gracieux de la campagne d'Alger.
Des maisons blanches sous le ciel bleu parmi des arbres noirs...
J. Girod.