portrait ChristianVebel

théâtre des Trois Baudets à Alger
On était bête dans ma famille

-------Christian Vebel est l'auteur de ces livrets qu'il vendait à l'entracte. Il les a dactylographiés, voire annotés de sa main. (voir tout en bas)
-------De grands mercis à Monique, qui nous a confié ces documents . « J'ai très bien connu Christian Vebel, nous fûmes de très grands amis...Il venait chaque été chez nous dans l'Allier écrire ses revues...surtout les 15 dernières années de sa longue carrière...j'avais 16 ans lorsque nous nous sommes connus (j'en ai 55 ans maintenant). Je possède de nombreux textes, cassettes, photos etc...datant de l'époque des 2 Ânes ...»

sur site le 12-4-2006
50 Ko / 15 s
 
retour
 

Je suis né de parents apparemment normaux,
Et cependant... c'étaient d'étranges animaux !
Ils avaient des idées, des façons, si baroques
Que s'ils vivaient â notre époque
On les tiendrait pour fous.

Ainsi, figurez vous
Qu'ils avaient un abord aimable,
Très affable.
Mon père ne supportait pas
De franchir un portail sans vous céder le pas.
Il voyageait debout dans les trams ou les rames
Car il donnait sa plane aux dames.
Ma mère, gentiment,
Prêtait son parapluie, s'il faisait mauvais temps.
Quand ell' trouvait dix francs par terre
Ell' les portait chez l'commissaire.
A table, il fallait manger bien
Mais gâcher un morceau de pain
N'était pas une peccadille !
On était bête, dans ma famille !

Du couvre-chef, jusqu'aux souliers
J'étais toujours très soigné
Ciré, repassé, bien coiffé
Détail frappant pour un psychiatre
Ces gens-là s'habillaient pour aller au théâtre.
Pour la joie de se sentir bien
Et d'honorer les comédiens.
Quand on voit de nos jours comment les gens s'habillent !
on était bête dans ma famille !

Mes parents
Et mes grand' parents
Étaient honnêtes.
Ils payaient leurs dettes.
Ou plutôt, ( soyons très exacts )
Ils n'en avaient pas.
La moindre marchandise entrant dans la maison
Était payée comptant, ou à la livraison.
Acheter à crédit c'était folie suprême...
C'était bohême !
Alors, ils n'avaient pas de réfrigérateur
Ni de télévision - couleur.
( Qui du reste, et je le déplore,
N'existaient pas encore. )
Mais j'en suis convaincu
Ils n'en auraient pas eu,
Sinon payé comptant.
Et avec estampille !
Qu'on était bête, dans ma famille !

Entr' eux ou avec d'autres gens
Ils ne parlaient jamais d'argent.
Quand on n'en avait pas, ce n'était pas â dire,
Et si on en avait, se vanter c'était pire.
Mon bisaïeul avait évincé un monsieur,
Un millionnaire très sérieux,
Qui voulait épouser sa fille.
Le millionnaire était trop vieux !
Qu'on était bête dans ma famille !

Au risque de traumatiser les enfants encor verts
J'ai peine à l'avouer...on les privait d'dessert!
On donnait des fessées...et pas même érotiques.
On ne consultait pas les gosse en politique
Et quand un gamin de douze ans
Se mêlait de fair' l'important
On lui disait: " Va jouer aux billes ! "
Qu'on était bête dans ma famille !

Ils pensaient que l' amour est un grand sentiment
Un peu grave, certainement,
Qui pouvait braver les tempêtes... .
Était-ce bête !
Grand-père et grand' mère sont morts
Tout juste après leurs noces d'or
Pleurés par leur fils et leurs filles...
Car on s'aimait dans ma famille.

En art, ils n'y connaissaient rien.
Ils admiraient, bien sur, un Renoir, un Titien...
Mais si vous parliez des cubistes
Des surréalistes
Des tachistes,
De ceux qui. peign' avec leur pied,
Ou qui crachent sur du papier
En pissant dans les encriers...
Ou de ceux qui font la sculpture
Avec des carcass' de voitures...
Tout ça leur passait par dessus.
Ils soupiraient d'un air déçu :
" C'est pas de l'art, c'est d'la broutille" .
Qu'on était bête, dans ma famille !

Leur langage était le français.
Ils n'disaient pas :" Comment qu'ça va? " ou " comment qu'c'est? "
Evitaient le mot qui détonne :
" Merde " c'était " le mot d'Cambronne ".
Ils n' chantaient pas " Mon cul " comm' c'est dev'nu commun.
C' était à s'demander, mêm', s ' ils en avaient un.
Ils n'en parlaient jamais.
Pas plus que du zizi.
De quoi, me direz vous, parlaient ils entre amis?
De rien. D'un livre. Ou des Antilles...
On était bête, dans ma famille !


Ils avaient leur sens des valeurs
Un médecin, pour eux, c'était " le bon docteur ".
Le curé, c'était " un saint prêtre "
L'académicien, un " grand maître " .
Et jamais ils n'auraient douté
De la profonde intégrité
Du député
Pour lequel ils avaient voté.
Il avait la légion d'honneur !..
Et un' bonn' bille !..
On était bête , dans ma famille.


Bon papa me contait souvent :
" Ta grand' mèr' sortait du couvent
Six mois avant d'être épousée...
Pure comme un pleur de rosée...
Mon père m'a dit:" ta maman
N'a tout su qu'au dernier moment.
Oh! nous avions des baisers tendres..
Mais on savait attendre `

Pour se connaître de plus près..."
Le plus fort c'est que c' était vrai:
A vingt ans, ell's étaient jeun' filles....
Qu'on était bête, dans ma famille !

Et voilà d'où je suis issu...
De ces gens qui n'auraient pas su
Vous aborder sans un sourire
Vivre heureux sans se bien conduire
Qui parlaient d'aimer son pays,
Rêvaient d'aller au Paradis...
Ils y sont...Et c'est mieux ainsi :
Ils ne pourraient plus vivre ici !

texte manuscrit