------Le
17 Septembre 1957, un événement sans précédent
se produisait à Paris. Dans un petit théâtre du
quartier Saint-Lazare, le théâtre Charles de Rochefort,
une troupe d'amateurs, venue d'Algérie se faisait acclamer par
une salle de "générale" c'est à dire
par le public le plus difficile, le plus exigeant, le plus blasé
de France et peut-être du monde. ( note
du site : pardon, j'm'excuse, c'était celui d'Alger le plus difficile
!)Que jouait- on ? "La Famille Hernandez". Qui étaient
l'auteur, les acteurs, le metteur en scène ? On ne savait plus
très bien. Le programme comportait des mots inhabituels à
une soirée parisienne: "comedia dell'arte", "réalisation
collective", "troupe d'amateurs", "improvisation",
etc... etc... Un nom dominait la soirée, celui de Geneviève
Baïlac, jeune femme de 35 ans, créatrice et animatrice en
Algérie d'une association culturelle importante, le
Centre Régional d'Art Dramatique (Crad) que bien des grands noms
du théâtre avaient aimé et encouragé. Les
autres noms ?... tous des inconnus et parmi ces noms, des résonances
bizarres : Martinez, Sid Ali, Rachid, Villalonga, Fortès, etc..
Que s'était-il passé pour que la
renommée en une seule soirée ait pu fondre sur cette troupe
venue d'outre-mer et faire de son spectacle un des plus insolites et
des plus grands succès parisiens de ces 20 dernières années
? La clé de ce mystère nous l'avons demandé à
Geneviève Baïlac elle-même
------"On
m'a souvent demandé à quoi j'attribuais le succès
de la Famille Hernandez. Certains, plus ou moins bien intentionnés
ont déjà répondu pour moi en l'attribuant à
la chance pure. C'est vrai en partie, car une réussite quelle
qu'elle soit comporte toujours un facteur chance, mais en réalité
je crois que le succès de la Famille Hernandez est tout entier
dans celte recette : prenez bien conscience que le théâtre
est un miroir, tendez ce miroir à un milieu riche de tempérament,
de particularismes et de pittoresque, respectez essentiellement le naturel
de l'acteur que vous aurez choisi de préférence hors de
ce qu'on appelle "le métier", créez autour de
lui une ambiance de liberté absolue mais de respect profond du
théâtre, dans laquelle il évoluera sans complexe,
donnez-lui à ressentir des situations simples, quotidiennes,
"vraies" et... laissez aller les choses. Vous obtiendrez une
ambiance, une chaleur, un naturel, une vie qu'aucune aeuvre écrite,
pensée, fixée par le moyen artificiel de la mémoire,
interprétée par des acteurs rompus aux lois du métier
mais oublieux de leur propre nature, donc de leur naturel, ne pourra
vous donner.
-------"Certes, on pourrait croire
à une doctrine, mais je ne suis en rien doctrinaire. Le hasard
m'a fait simplement un jour essayé une formule de théâtre
qui a réussi. Ce que je voulais surtout, c'était "dégager"
d'Algérie un style dramatique propre à cette terre de
cohabitation, où tant de communautés diverses, français,
espagnols, italiens, juifs, arabes frottaient sous nos yeux, leur tempérament
respectif, leurs particularismes, leurs coutumes et leurs moeurs et
cela depuis 130 ans. Un "homme nouveau" naissait
ainsi en dépit des politiques, des différences fondamentales,
des heurts de nature, un homme que l'on pouvait rencontrer dans la rue
avec son langage pittoresque émaillé d'expressions empruntées
à toutes les langues parlées en Algérie,
avec son exubérance, sa truculence, son verbe haut et son humour
méditerranéen. II me semblait que cet homme devait trouver
au théâtre le moyen d'expression le plus adapté
à sa nature, et je cherchais donc à le faire vivre sur
une scène.
-------"J'ai tâtonné
huit ans. Gabriel Audisio m'a apporté une fois un prétexte
qui a fait avancer mon projet en écrivant à ma demande
une savoureuse turquerie inspirée de Cervantès, "La
Clémence du Pacha", mais je ne parvenais pas à atteindre
très exactement mon but. Aussi j'essayais moi-même d'écrire
une pièce racontant les aventures d'une famille néo-française
d'Algérie, une de ces familles simples, humbles et pauvres qui
étaient l'immense majorité de la population européenne
d'Algérie et en forgeaient le tempérament. J'échouais...
Ma pièce ne me plaisait pas. C'est alors que l'idée me
vint de cette recette que je vous ai indiquée tout à l'heure.
Je conservais de ma pièce ratée le thème général
et les définitions des personnages
principaux, je rassemblais des amateurs dont le tempérament me
semblait évident, qu'ils fussent européens ou musulmans,
et je leur annonçais que nous allions ensemble "jouer"
à "jouer la comédie"... Quinze jours après
la "Famille Hernandez" était née. Si elle fut
dans sa forme la génération spontanée, elle fut
dans son essence le résultat de 8 ans de recherches dans une
voie bien définie.
------"Nous avons joué entre
nous comme le font les enfants lorsqu'ils se distribuent des personnages
et s'inventent des jeux, l'épicière, le docteur, l'infirmière,
l'agent de police, etc .... etc... Je donnais à chacun un personnage
en fonction de son propre tempérament et je le priais de réagir
à sa manière au sein d'une situation elle-même bien
définie. Je les aidais tous, il s'aidaient les uns les autres,
chacun désireux de faire éclater de rire toute la troupe.
Portés par la mise en scène dans laquelle je m'efforçais
de les inscrire sans les enfermer, ils se mettaient à animer
spontanément leur personnauge, avec amour, avec passion tout
simplement parce qu'ils le sentaient vivre au fond d'eux-mêmes
sans avoir à le transposer intellectuellement par le truchement
d'un texte imposé. Nous avions, sans difficulté aucune,
trouvé la formule la plus efficace de ce qu'on appelle une réalisation
collective.
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------"On a
beaucoup parlé à notre sujet de "comedia dell'arte",
d'improvisation... Je crois qu'on en a parlé abusivement. comedia
dell'arte certes puisqu'improvisation en partie libre de l'acteur, mais
improvisation en répétition, le texte se fixant ensuite
pour la représentation. Les Italiens eux-mêmes d'ailleurs
fixaient en répétitions les "lazzi" qu'ils choisissaient
d'utiliser ensuite en public.
------"Bien sûr, nous ne nous
attendions pas au succès qui fut nôtre. Nous avions quitté
Alger pour 15 jours seulement, les deux semaines de congé payé
de mes camarades qui tous exerçaient un métier en Algérie
: instituteur, plombier, linotypiste, caissière, dactylo, professeur,
menuisier, électricien etc... etc... Et nous n'avons plus pu quitter
Paris, le succès nous tenant prisonniers !
------"II y avait d'ailleurs là
un gros danger pour ma troupe - ma hantise était de lui voir perdre
sa fraîcheur - La Mécanisation, l'habitude, la sclérose,
la "grosse tête" sont les pires ennemis du Théâtre.
Ce qui est vrai partout l'est particulièrement pour la Famille
Hernandez. Mes soins constants consistaient à l'en préserver.
I1 me fallait surveiller attentivement "l'ambiance". Dès
qu'un acteur tombait dans un de ces écueils il me fallait l'exclure
de la troupe.
------"Celle-ci a parcouru l'Europe,
joué à Londres, Berlin, Genève, Bruxelles, etc ....
devant les auditoires les plus divers, et toujours avec le même
succès. Nous étions les "hommes de bonne volonté",
les représentants de deux communautés que les options politiques
faisaient s'affronter et s'entredéchirer en Algérie, et
qui s'aimaient et s'entraidaient fraternellement chaque soir sur une scène
parce que le Théâtre est un lieu d'amour et non de haine.
Et c'est ainsi que parallèlement à notre aventure théâtrale
nous avons vécu une autre aventure, celle du symbole d'un peuple
souffrant.
------"J'ai beaucoup de choses à
dire sur ce sujet délicat dont je m'expliquerai peut-être
un jour dans un autre ouvrage. Les malentendus m'ont toujours atterrée.
------"Certains ont donné à
notre spectacle un sens politique. Nous n'avons jamais voulu cela. Mais
dans la mesure où le théâtre est un miroir, il faut
bien admettre que l'homme ou les sociétés s'y refléteront
dans leur réalité toute entière.
------"Nous avons reflété
une population au moment même où de graves évènements
politiques et historiques la secouait. II n'est pas douteux que la préoccupation
politique collective de cette population a percé dans notre premier
spectacle et perce plus encore dans "Le Retour de la Famille Hernandez".
Mais nous ne faisons là qu'acte de témoignage. Nous n'avons
jamais voulu "agir" dans un sens politique, faire du théâtre
"engagé", nous avons voulu simplement faire vivre des
hommes d'une certaine région, à une certaine époque,
et en proie à une certaine préoccupation. Nous avons voulu
les montrer dans toute leur vérité humaine. Nous n'avons
pas à justifier ou à condamner, nous avons à constater
et à refléter. Et la conséquence de ce témoignage
n'a pas tardé à se faire sentir... Toute la presse écrite
et parlée non seulement de France mais du monde entier s'est mise
à baptiser les petites gens d'Algérie en proie au vent de
l'histoire : "La Famille Hernandez". Le journal Officiel lui-même
a plusieurs fois reproduit des envolées oratoires au Parlement
qui faisaient résonner dans l'hémicycle, à propos
des plus graves aspects du drame, l'apostrophe "La Famille Hernandez".
La coïncidence de l'action politique de toute une population avec
notre spectacle a fait de nous le symbole international de cette population
! Nous n'avions plus qu'à accepter ce rôle dont j'ai senti
très vite, toute la gravité. II nous fallait désormais
par la force des choses rester solidaires coûte que coûte
de toute une population qui s'était reconnue en nous. Et c'est
à cette solidarité que nous nous sommes toujours efforcés
de rester fidèles.
------"Après avoir monté
en huit ans six spectacles, tourné un film, parcouru des milliers
de kilomètres, enregistré une dizaine de disques, fait rire
et pleurer Français et étrangers, ouvriers, bourgeois, intellectuels,
et artistes de la même manière et au même moment, la
Famille Hernandez se retire aujourd'hui de la scène. Elle a fait
connaître un style, révélé un tempérament,
suscité des émules, sa tâche est accomplie. "Sa
plus grande récompense est de constater parfois que l'expression
"dans le style de la Famille Hernandez" appartient désormais
au vocabulaire des gens de théâtre. Elle peut donc s'effacer
de la scène sans craindre de disparaître des mémoires.
Geneviève Bailac
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