Une grande première algérienne
à lOpéra
La clémence du Pacha
Divertissement de Gabriel AUDISIO
Musique de Léo BARTES
avec les compagnies dart dramatique du C.R.A.D.
Mlle Geneviève Baïlac,
en devenant lanimatrice du C.R.A.D., navait cessé
de penser à ce projet dont nous voyons aujourdhui le premier
accomplissement : celui de créer un théâtre dessence
algérienne où se confondraient ses troupes dexpression
française et arabe. Nos frères musulmans sont mimes et
comédiens-nés.
Ne leur manquaient que des éducateurs et un répertoire.
M. Mahieddine fut, pour sa part, un de ceux-là en ce qui concerne
un théâtre de langue arabe qui, depuis quelques années,
en édifie le fonds par des adaptations, traductions et créations.
Déjà, nous avions vu par les jeunes acteurs arabes du
C.R.A.D. la « Farce du pâté et de la tarte »
transposée sous notre climat dans un dialecte cocasse fait donomatopées
tirées de largot méditerranéen. Son succès
en France et à létranger avait prouvé que
le jeu des comédiens suffisait à lexpression de
la pièce malgré la langue incompréhensible. On
aurait pu, à leur sujet, rééditer le jugement de
lhistorien Charles Sorel sur les comédiens italiens au
dix-septième siècle : « Pour ce quils sont
fort gestueux et quils représentent beaucoup de choses
par laction, ceux mêmes qui nentendent pas leur langage
comprennent un peu le sujet de la pièce ; tellement que cest
la raison pour quoi il y en a beaucoup à Paris qui y prennent
plaisir. »
En demandant à Gabriel Audisio de réaliser cette synthèse
recherchée par le C.R.A.D., cétait faire appel au
plus méditerranéen de nos littérateurs nord-africains.
Comme au début du dix-septième siècle, lauteur
de « Jeunesse de la Méditerranée », d
« Ulysse », prit son modèle de tragi-comédie
en Espagne. Largument sinspire de deux comédies écrites
par Cervantès après sa captivité à Alger :
« El Trato de Argel » et « Los Banos de
Argel ». qui ne serviront que de prétextes. Pour le tour
à lui donner un autre modèle - celui-là italien
- simposait : celui, lointain, des « atellanes ».
Nous savons quelles étaient des comédies et des
farces populaires, des parodies ou des satires politiques.
Les personnages, quelle que fût lintrigue, gardaient le
même caractère, accentué encore par le masque, ce
masque qui ne quittera guère le visage des principaux comédiens
italiens quà la fin du dix-huitième siècle.
Cest à cette école que se sont formés les
personnages de la Commedia dell Arte, héritiers de la tradition
et des personnages de la comédie antique, mais marqués
des verrues, gestes, intonations, parlers, costumes, non pas de tels
hommes dune ville morte, mais de Venise, de Bergame.
Voilà lesprit des deux péninsules fondu dans le
creuset de cette terre dAlgérie qui, déjà,
le contient, en y ajoutant celui de lOrient malaxé au contact
des siècles
La « Clémence du Pacha » est un divertissement dont
laction se situe dans une El-Djezaïr barbaresque. Lensemble
ressortit de limagerie populaire. Lintrigue sentimentale,
très simple, est entrecoupée de scènes de la rue
fort pittoresques quaniment des personnages typiques et, surtout,
pour la couleur et le mouvement, la troupe arabe du C.R.A.D. On jargonne
sans retenue avec la truculence et la verdeur inévitables.
Laction commune où Gabriel Audisio a réussi à
mêler ce cosmopolitisme méditerranéen qui est le
nôtre, ira se dénouer devant le Pacha dont la juridiction
pleine de clémence fait appel à une justice teintée
de philosophie et de poésie.
En toute création originale, il faut une part de désinvolture.
Mlle Geneviève Baïlac, qui assume la responsabilité
de la mise en scène, des décors et des costumes, nen
aura pas manqué. Je crains seulement que son décor, ingénieux
par son amovibilité, ne représente pas à Paris,
où la pièce doit se jouer, lAlger de lépoque
et dont certains vestiges nous restent. Nous-mêmes, le situons-nous
approximativement en fonction de ce que nous connaissons. Il y a dans
le programme, réalisé par Sauveur Galliéro etquelques
peintres algériens, un hors-texte de Piazza pouvant servir d'exemple.
Il y avait surtout les documents dont on pouvait sinspirer, car
dans une uvre de cette nature, avec la portée quil
convient de lui donner, tout est dans sa présentation et son
interprétation.
Tous les comédiens du C.R.A.D. se sont donnés à
leur nouvelle tâche avec une belle flamme. Certains même
ont fait preuve dun étincelant brio : Marc Renaudin (le
Napolitain), Jean Sivry
(Ali-Raïs), Geneviève Baïlac (Yamina), André
Valès (le Marseillais Papasse), Jean-Pierre Brodier (le Lion).
Les autres rôles importants incombaient à Fernand Scania
( Youssouf ), Michel Terrier (Aurélien), François Girard
(Mardochée), Ali Chaouli (le Pacha). Mmes Maria Férès
et Alice Ridel représentaient la rivalité et la séduction
féminines dans les personnage de Zahra lAlgérienne
et de Sylvie lEspagnole. Elles y ajoutèrent le charme de
leurs jolies voix. Avec ces acteurs, la foule de yaouleds , badauds,
danseurs, marchands, notables, Juifs, Janissaires, etc., réunit
cinquante-trois personnes provenant aussi des troupes du C.R.A.D.,Ferkat
el Fen Ettemthili et t El Fen ou el Djamal.
Il y a, à ce spectacle dimportance, un adjuvant de qualité:
cest la musique de M. Léo Bartès. Elle est aussi
un message dunion dans cette fusion de thèmes populaires
méditerranéens que lérudit musicien a accordés
par lharmonie occidentale. Elle ne sent point le pastiche et sonne,
agréablement rythmée, avec un pouvoir évocateur
certain. Son exécution était assurée par lorchestre
municipal conduit par M. Jef de Murel. On applaudit aussi au solo du
guitariste dans
les coulisses, M. José Martinez.
Le succès, à la première, est venu récompenser
daussi méritoires efforts et les auteurs, sur scène,
comme les organisateurs, ont reçu dun nombreux public un
hommage chaleureux qui impliquait bien une approbation.