Collection B.Venis
SUR LES ROUTES D'ALGÉRIE
Sur les routes poudreuses,
brûlées par l'ardent, soleil des midis africains, les vieilles
diligences ne vont plus. Notre époque, notre siècle de
vitesse en ont détruit toutes leurs beautés surannées
; trépidant, de toute la force de leurs 10 chevaux, d'impétueux
et bruyants autobus les ont tuées.
De tous côtés, de tous les points de l'horizon, sillonnant
plaines et montagnes, surgissent maintenant des auto-cars rapides et
confortables, abrégeant les distances et permettant aux voyageurs
de se rendre en quelques heures d'un point du pays à un autre.
D'Alger, rayonne sur toutes les villes de l'intérieur des lignes
directes, avec des départs réglés, des haltes prévues,
des heures d'arrivée connues.
Nous ne les citerons point toutes : elles sont trop nombreuses. Au hasard,
signalons seulement Alger-Birtouta, Alger-Boufarik, Alger-Blida, Alger-Cherchell
pour ce qui est dans les environs ; puis, Alger-Tizi-Ouzou, Tizi-Ouzou-Fort-National
et Michelet, Tizi-Ouzou-Azazga, en ce qui concerne la Kabylie, où
les vaillantes machines de la Société des Autobus des
Hautes Montagnes gravissent des côtes redoutables, franchissent
des cols vertigineux, passent par des virages émotionnants en
plein cur de la Kabylie. Enfin, terminons cette courte énumération
par les lignes de l'Extrême-Sud : Alger-Aumale et Bou-Saâda,
qui donnent aux touristes l'incontestable avantage de mettre le grand
désert à deux pas des portes d'Alger.
Et combien de services réguliers n'omettons-nous point de citer
qui, dans tout l'intérieur, assurent aux colons des facilités
particulièrement remarquables de communication et de transport.
Et ces voyages en autobus ont leur poésie, leur charme ; ils
permettent de se rendre compte des sites que l'on traverse, font assister
à des scènes imprévues et d'un cocasse parfois
inouï.
Nous n'en sommes évidemment plus au temps, presque lointain déjà,
des diligences de l'Algérie de la conquête. Allah seul
connaît de combien de mésaventures s'accompagnait chaque
voyage de ces antiques guimbardes. Les péripéties de ces
longues heures, de ces longues journées même, passées
côte à côte dans le même coche, ont tenté
bien des plumes expertes, inspiré bien des pages ravissantes
à quelques-uns de nos grands écrivains.
Nous connaissons tous de quel esprit, Alphonse. Daudet a souligné
le départ, du mémorable Tartarin vers le Sud, dans une
de ces vieilles diligences sur la route de Batna : " Plus au sud...
plus au sud ! " s'écrie le héros en s'enfonçant
dans le coin le plus reculé, et tandis qu'il gène tous
les voyageurs de son extraordinaire attirail de parasols et de son matériel
de chasse, il entreprend une sévère critique, devant toute
l'assistance, du célèbre Bombonnel, le fameux tueur de
panthères.
Cependant, parmi les voyageurs somnolant la tète dodelinante
ou s'acharnant à chasser les nuées de mouches importunes
qui emplissent, l'intérieur de la voiture d'un bourdonnement
continu, un tout petit vieux très sec répond à
Tartarin : " Alors, monsieur, vous le connaissez Bombonnel ?...
" " Si je le connais, té... c'est mon meilleur ami...
mais c'est un tout petit chasseur ; il ne tue que des panthères,
tandis que moi je chasse le lion ", et, sur ces derniers mots,
notre héros relève fièrement la tête, rejette
en arrière le gland de sa chéchia, prend une pose conquérante,
tandis que toute la diligence contient à grand-peine ses rires.
Puis, le petit vieux descend et Tartarin de demander à ses voisins
quel est ce monsieur, tandis qu'au milieu de l'hilarité générale,
le voisin de répliquer : " Mais comment, vous ne le connaissez
point ?... mais, c'est Bombonnel lui-même! "
M. Louis Bertrand, aussi, dans le Jardin de la Mort, dans le Sang des
Races, consacre des pages émouvantes aux diligences et aux galères,
ces lourds chariots, qui transportent les pierres et le vin sur les
routes de l'intérieur.
En des lignes pleines d'un pittoresque suave, il décrit, en sa
manière colorée, la vie des conducteurs, les aventures
de voyage, les bonnes fortunes et le spectacle des caravansérails,
où le voyageur se restaure et se repose des fatigues d'un pénible
trajet.
Les vieux Algériens, eux-mêmes, content encore de ces étonnantes
légendes du temps des diligences, où des singes, du haut
des cocotiers, font pleuvoir sur le véhicule une grêle
de noix de coco, pour le plus grand mal de l'occiput des voyageurs de
l'impériale, mais pour le plus grand bien aussi des voyageurs
altérés qui boivent avidement le lait de ce fruit réputé.
Ce sont encore des histoires à la Paul de Kock : des diligences
assaillies en plein désert par des bandes armées, le désespoir
des Mozabites obligés de payer leur vie d'une rançon de
beaux écus, et que sais-je encore! " Ah! le temps des diligences
avait bien du mauvais, mais il avait bien du bon aussi, allez ! "
confient quelquefois, le long de;s routes bordées de cactus,
les vieux fabricants de mèches de fouet en fibres d'aloès,
à ceux qui s'intéressent encore à leur sort. Et,
leurs têtes ridées, ratatinées comme de vieilles
pommes cuites, brûlées par l'ardeur du soleil, se courbent,
sous le béret bleu, car, maintenant, les temps sont bien durs
pour les fabricants de mèches! On entend de moins en moins sur
les grandes routes les claquements secs des beaux fouets de jadis et
on n'a plus besoin de mèches : les " klaxons " et les
cornes d'appel ont remplacé tout cela !
Malgré tout, c'est tout de même un peu de ce; vieux temps
de jadis, qui nous revient, sous une autre forme avec les autobus, car,
à vrai dire, ce ne sont pas eux seuls qui ont tué les
diligences : c'est surtout le chemin de fer. Les autobus n'ont fait,
que tuer les dernières et les dernières diligences n'avaient
déjà plus qu'un vague air de ressemblance avec leurs vieilles
surs de la conquête !
Les voyageurs de l'autobus ont encore de beaux jours à vivre.
Ils riront souvent, au cours de leurs randonnées, lorsque les
petits bourricots, pris de panique, galoperont, éperdument, devant
l'auto, sous l'il atterré de leurs conducteurs ou que les
chameaux se mettront en travers de la route sur leur passage et regarderont,
avec des mines ahuries et effrayées, en poussant des gémissements
dont l'éclat couvrira le bruit des klaxons, le formidable engin
qui s'avance à toute vitesse vers eux.