sur site le 6-05-2004
-Souvenirs d'enfance de M. Henri Batteau :
le départ du Transat...dans les années 1930

Ce monsieur avait une mémoire d'éléphant ! pensez, soixante ans après !
Transmis par Serge Allès

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--------Outre ces randonnées (note du site: voir " souvenirs d'enfance", du même auteur), l'objet de notre promenade était très souvent la Gare Maritime où nous allions, selon la formule " voir partir le Transat ". Si les bassins du port comportaient de nombreux postes d'amarrage, l'essentiel des courriers qui assuraient la liaison avec la métropole utilisaient les gares maritimes construites en deux bâtiments jumeaux et parfaitement symétriques : celui de la Compagnie Générale Transatlantique où les navires mouillaient à gauche de l'embarcadère et, à l'inverse, ceux qui appartenaient à la Compagnie de Navigation Mixte s'amarraient à droite. Ces deux gares maritimes étaient séparées par une assez large esplanade qui servait à son extrémité de mouillage pour les très grands paquebots qui touchaient Alger.

--------En ces années vingt et trente la liaison avec la métropole , essentiellement Marseille, plus quelques navires de la Compagnie de Navigation Mixte qui reliaient Port Vendres, était assurée par une série de bateaux que l'on pourrait appeler " les Gouverneurs ". Ainsi il y avait le " Gouverneur Général Jonnart ", le " Gouverneur Général de Gueydon ", le " Gouverneur Général Chanzy ", le " Gouverneur Général Lamoricière " (qui fera naufrage en 1942), et puis aussi le " Timgad " pour rompre avec les Gouverneurs. Il faudrait aussi mentionner pour mémoire la S.G.T.M.V. (Société Générale de Transports Maritimes à Vapeur) et ses " Sidi Brahim ", " Sidi Aïssa ", plus l' "Espagne " qui avait un défaut de construction et présentait une gîte évidente. C'était curieux de voir sortir ce navire penché sur son côté droit.(note du site : voir "les ports", "les navires")

--------On traversait le rez-de-chaussée de la Gare Maritime où s'opéraient d'ailleurs les formalités de douane et d'embarquement pour les passagers. Il y avait une " tolérance " pour les accompagnants. On gagnait l'étage par un large escalier et là on débouchait sur une terrasse qui courait parallèlement au navire, dont on se trouvait au niveau du pont des premières, lesquelles embarquaient d'ailleurs par une passerelle nettement plus large et plus élégante que l'autre, celle qui se trouvait au ras du quai et par laquelle embarquaient les passagers, plus modestes, de troisième et quatrième. Car il y avait des quatrièmes, passagers de pont, d'entrepont ou de cale en cas de mauvais temps.
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Pour les enfants que nous étions, cette terrasse de la Transat était un lieu d'exception, un monde d'émerveillement. Nous étions là dans un univers qui n'appartenait pas au réel. Sans doute était-ce la fascination du départ. Départ dont c'était chaque fois une répétition. Le mythe du départ, du voyage, sévissait alors ; disons qu'il était dans l'air. C'était l'époque de Paul Morand, d'Albert Londres, où Maurice Dekobra écrivait " La Madone des sleepings " ; une chanson à la mode distillait l'envoûtement derrière son titre : " Partir ". Et puis il faut dire que mon frère et moi nous avions la nostalgie de la France. Nous ne savions pas encore que nous étions profondément " hexagonaux ", mais nous ne nous plaisions pas dans ce pays où les enfants étaient si différents de ceux du Roubaix de notre prime enfance et nous menaient la vie dure à nous " francaouis " avec notre accent ridicule. Cette autre nostalgie de notre période algérienne ne devait apparaître que plus tard, beaucoup plus tard, à l'âge où les souvenirs d'enfance sont parés de toutes les grâces.

--------Mais revenons à la terrasse de la Transat. On s'accoudait à la balustrade dont j'ai l'impression, à plus de soixante ans de distance, de sentir encore le contact. Elle était assez large et, de nos jeunes bras nous nous accrochions à son arête extérieure en glissant nos pieds entre les colonnes ventrue et courtaudes.

--------Et de là, nos yeux se gavaient du spectacle. Cet alignement de passagers sur le pont des premières, passagers de luxe dont l'élégance révélait le plus souvent le rang social … parfois, des personnalités ou des vedettes, accompagnées d'une foule d'amis et d'admirateurs, avec bouquets et petits chiens. Il y eut ainsi Mistinguett et Joséphine Baker. C'est aussi l'occasion de rappeler que Charlie Chaplin avait provoqué de véritables embouteillages devant son hôtel. Ces passagers de luxe avaient un peu le regard condescendant pour ces badauds qui les contemplaient à quelques mètres. Et nous, nous étions admiratifs. Nous n'avions pas encore appris à déceler le dédain.

 

--------Notre regard courait des chaloupes de sauvetage recouvertes de leurs bâches et suspendues à leurs poulies aux confortables chaises longues - qu'on appelait d'ailleurs des " transats " ; et on s'essayait à prononcer la traduction anglaise de la mise en garde contre toute approche des hélices : " beware of propellers ". Mais nous n'avions pas encore appris l'anglais et, bien entendu, pour nous, cela se lisait : " beuvare offe propailairs ".

--------Tandis que s'échelonnait l'arrivée des passagers qui gravissaient la passerelle, les manœuvres d'appareillage se poursuivaient . Les dernières opérations de chargement dans les cales avant et arrière s'effectuaient à l'aide de palans ou de grues, et, parfois, on voyait un mulet ou un cheval pendu par des sangles passées sous la panse, qui s'élevait, penaud, dans les airs avant de disparaître dans l'ouverture carrée, plongeant dans l'intérieur du navire.

--------On commençait à larguer les amarres surtout si la mer était calme. Par gros temps cette opération était retardée jusqu'à la dernière minute. Les dockers et les marins qui se tenaient aux cabestans échangeaient des cris qui avaient trait à la manœuvre et qui se répercutaient dans le vent.

--------Enfin l'heure du départ était proche ; les derniers passagers montés à bord et les derniers visiteurs descendus, on procédait au retrait des passerelles. Celle des premières nécessitait l'intervention d'un dispositif de levage à base de treuils et de poulies. Côté terrasse, on se retirait car le lourd plateau allait glisser sur le ciment et le vide s'établirait entre le bord et le quai d'embarquement. Il s'écoulait quelques minutes pendant lesquelles on se demandait ce qu'on pouvait bien attendre. Et puis, immanquablement, tout le monde sursautait : la grosse voix de la sirène montait tout à coup vers le ciel, tandis que giclait un cône de vapeur sous pression qui retombait parfois en fines gouttelettes sur les spectateurs.

--------Comme, entre temps, une manœuvre qu'on ne voyait pas avait consister à arrimer un remorqueur de l'autre côté du navire, celui-ci commençait à s'écarter du quai, d'abord de façon imperceptible, puis évidente. La mer formait comme un chenal entre la coque et le quai. Et c'est à ce moment que les petits nageurs arabes faisaient leur apparition, appelant pour que les passagers leur jettent des sous qu'ils allaient rattraper en plongeant à la façon des marsouins.

--------À la distance requise, le paquebot s'immobilisait. Un ultime moment au cours duquel redoublaient les appels lancés tant du bord que du quai et les grands signes de mouchoirs. Cette fois, le bâtiment se mettait à glisser parallèlement au quai et, de part et d'autre, certains se mettaient à marcher en sens inverse ou en avant, comme pour rester le plus longtemps possible à la hauteur les uns des autres. Encore des signaux et, parfois, un dernier adieu lancé dans le vent, avant que le bateau ne se mit à obliquer en direction de la passe. Ne pouvant tous se masser vers l'arrière, les passagers allaient disparaître aux yeux de ceux qui étaient venus les accompagner. C'est probablement à cet instant que nous nous sentions de tout cœur avec ceux qui partaient, pensant fortement au jour où se serait notre tour … Quelque chose au fond de nous qui ressemblait à un soupir : " Ah, la France … "

--------On quittait à regret les lieux et l'on redescendait l'escalier qui tout à coup nous semblait morne. On regagnait le Front de Mer, à quelques vingt cinq mètres au-dessus du port et on se tournait vers la mer. A ce moment le paquebot avait franchi la passe et se trouvait parallèle à la jetée. On le suivait encore un moment des yeux et puis on allait se perdre dans la ville vers quelque petit restaurant du quartier de la Marine qui sentait fort la sardine frite.