--------Outre ces
randonnées (note
du site: voir "
souvenirs d'enfance",
du même auteur), l'objet de notre promenade était
très souvent la Gare Maritime où nous allions, selon la
formule " voir partir le Transat ". Si les bassins du port comportaient
de nombreux postes d'amarrage, l'essentiel des courriers qui assuraient
la liaison avec la métropole utilisaient les gares maritimes construites
en deux bâtiments jumeaux et parfaitement symétriques : celui
de la Compagnie Générale Transatlantique où les navires
mouillaient à gauche de l'embarcadère et, à l'inverse,
ceux qui appartenaient à la Compagnie de Navigation Mixte s'amarraient
à droite. Ces deux gares maritimes étaient séparées
par une assez large esplanade qui servait à son extrémité
de mouillage pour les très grands paquebots qui touchaient Alger.
--------En ces années
vingt et trente la liaison avec la métropole , essentiellement
Marseille, plus quelques navires de la Compagnie de Navigation Mixte qui
reliaient Port Vendres, était assurée par une série
de bateaux que l'on pourrait appeler " les Gouverneurs ". Ainsi
il y avait le " Gouverneur Général Jonnart ",
le " Gouverneur Général de Gueydon ", le "
Gouverneur Général Chanzy ", le " Gouverneur Général
Lamoricière " (qui fera naufrage en 1942), et puis aussi le
" Timgad " pour rompre avec les Gouverneurs. Il faudrait aussi
mentionner pour mémoire la S.G.T.M.V. (Société Générale
de Transports Maritimes à Vapeur) et ses " Sidi Brahim ",
" Sidi Aïssa ", plus l' "Espagne " qui avait
un défaut de construction et présentait une gîte évidente.
C'était curieux de voir sortir ce navire penché sur son
côté droit.(note
du site : voir "les
ports", "les
navires")
--------On traversait
le rez-de-chaussée de la Gare Maritime où s'opéraient
d'ailleurs les formalités de douane et d'embarquement pour les
passagers. Il y avait une " tolérance " pour les accompagnants.
On gagnait l'étage par un large escalier et là on débouchait
sur une terrasse qui courait parallèlement au navire, dont on se
trouvait au niveau du pont des premières, lesquelles embarquaient
d'ailleurs par une passerelle nettement plus large et plus élégante
que l'autre, celle qui se trouvait au ras du quai et par laquelle embarquaient
les passagers, plus modestes, de troisième et quatrième.
Car il y avait des quatrièmes, passagers de pont, d'entrepont ou
de cale en cas de mauvais temps.
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-------Pour les enfants que nous étions,
cette terrasse de la Transat était un lieu d'exception, un monde
d'émerveillement. Nous étions là dans un univers
qui n'appartenait pas au réel. Sans doute était-ce la fascination
du départ. Départ dont c'était chaque fois une répétition.
Le mythe du départ, du voyage, sévissait alors ; disons
qu'il était dans l'air. C'était l'époque de Paul
Morand, d'Albert Londres, où Maurice Dekobra écrivait "
La Madone des sleepings " ; une chanson à la mode distillait
l'envoûtement derrière son titre : " Partir ".
Et puis il faut dire que mon frère et moi nous avions la nostalgie
de la France. Nous ne savions pas encore que nous étions profondément
" hexagonaux ", mais nous ne nous plaisions pas dans ce pays
où les enfants étaient si différents de ceux du Roubaix
de notre prime enfance et nous menaient la vie dure à nous "
francaouis " avec notre accent ridicule. Cette autre nostalgie de
notre période algérienne ne devait apparaître que
plus tard, beaucoup plus tard, à l'âge où les souvenirs
d'enfance sont parés de toutes les grâces.
--------Mais revenons
à la terrasse de la Transat. On s'accoudait à la balustrade
dont j'ai l'impression, à plus de soixante ans de distance, de
sentir encore le contact. Elle était assez large et, de nos jeunes
bras nous nous accrochions à son arête extérieure
en glissant nos pieds entre les colonnes ventrue et courtaudes.
--------Et
de là, nos yeux se gavaient du spectacle. Cet alignement de passagers
sur le pont des premières, passagers de luxe dont l'élégance
révélait le plus souvent le rang social
parfois,
des personnalités ou des vedettes, accompagnées d'une foule
d'amis et d'admirateurs, avec bouquets et petits chiens. Il y eut ainsi
Mistinguett et Joséphine Baker. C'est aussi l'occasion de rappeler
que Charlie Chaplin avait provoqué de véritables embouteillages
devant son hôtel. Ces passagers de luxe avaient un peu le regard
condescendant pour ces badauds qui les contemplaient à quelques
mètres. Et nous, nous étions admiratifs. Nous n'avions pas
encore appris à déceler le dédain.
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--------Notre
regard courait des chaloupes de sauvetage recouvertes de leurs bâches
et suspendues à leurs poulies aux confortables chaises longues
- qu'on appelait d'ailleurs des " transats " ; et on s'essayait
à prononcer la traduction anglaise de la mise en garde contre toute
approche des hélices : " beware of propellers ". Mais
nous n'avions pas encore appris l'anglais et, bien entendu, pour nous,
cela se lisait : " beuvare offe propailairs ".
--------Tandis
que s'échelonnait l'arrivée des passagers qui gravissaient
la passerelle, les manuvres d'appareillage se poursuivaient . Les
dernières opérations de chargement dans les cales avant
et arrière s'effectuaient à l'aide de palans ou de grues,
et, parfois, on voyait un mulet ou un cheval pendu par des sangles passées
sous la panse, qui s'élevait, penaud, dans les airs avant de disparaître
dans l'ouverture carrée, plongeant dans l'intérieur du navire.
--------On
commençait à larguer les amarres surtout si la mer était
calme. Par gros temps cette opération était retardée
jusqu'à la dernière minute. Les dockers et les marins qui
se tenaient aux cabestans échangeaient des cris qui avaient trait
à la manuvre et qui se répercutaient dans le vent.
--------Enfin
l'heure du départ était proche ; les derniers passagers
montés à bord et les derniers visiteurs descendus, on procédait
au retrait des passerelles. Celle des premières nécessitait
l'intervention d'un dispositif de levage à base de treuils et de
poulies. Côté terrasse, on se retirait car le lourd plateau
allait glisser sur le ciment et le vide s'établirait entre le bord
et le quai d'embarquement. Il s'écoulait quelques minutes pendant
lesquelles on se demandait ce qu'on pouvait bien attendre. Et puis, immanquablement,
tout le monde sursautait : la grosse voix de la sirène montait
tout à coup vers le ciel, tandis que giclait un cône de vapeur
sous pression qui retombait parfois en fines gouttelettes sur les spectateurs.
--------Comme,
entre temps, une manuvre qu'on ne voyait pas avait consister à
arrimer un remorqueur de l'autre côté du navire, celui-ci
commençait à s'écarter du quai, d'abord de façon
imperceptible, puis évidente. La mer formait comme un chenal entre
la coque et le quai. Et c'est à ce moment que les petits nageurs
arabes faisaient leur apparition, appelant pour que les passagers leur
jettent des sous qu'ils allaient rattraper en plongeant à la façon
des marsouins.
--------À
la distance requise, le paquebot s'immobilisait. Un ultime moment au cours
duquel redoublaient les appels lancés tant du bord que du quai
et les grands signes de mouchoirs. Cette fois, le bâtiment se mettait
à glisser parallèlement au quai et, de part et d'autre,
certains se mettaient à marcher en sens inverse ou en avant, comme
pour rester le plus longtemps possible à la hauteur les uns des
autres. Encore des signaux et, parfois, un dernier adieu lancé
dans le vent, avant que le bateau ne se mit à obliquer en direction
de la passe. Ne pouvant tous se masser vers l'arrière, les passagers
allaient disparaître aux yeux de ceux qui étaient venus les
accompagner. C'est probablement à cet instant que nous nous sentions
de tout cur avec ceux qui partaient, pensant fortement au jour où
se serait notre tour
Quelque chose au fond de nous qui ressemblait
à un soupir : " Ah, la France
"
--------On quittait
à regret les lieux et l'on redescendait l'escalier qui tout à
coup nous semblait morne. On regagnait le Front de Mer, à quelques
vingt cinq mètres au-dessus du port et on se tournait vers la mer.
A ce moment le paquebot avait franchi la passe et se trouvait parallèle
à la jetée. On le suivait encore un moment des yeux et puis
on allait se perdre dans la ville vers quelque petit restaurant du quartier
de la Marine qui sentait fort la sardine frite.
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