sur site le 20/01/2002
- Alger : Les transports maritimes
les relations maritimes de la Régence d'Alger jusqu'en 1830

par G. Esquier

pnha n°39, octobre 1993
Archives de la Marine: service historique de la Marine - BP 45 - 83800 Toulon Naval

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------Jusqu'en 1830, les relations maritimes de la Régence d'Alger avec les autres nations se sont poursuivies sous le signe de la piraterie. Pays de production médiocre, l'exportation normale se limitait aux cuirs, aux laines, à la cire, aux plumes d'autruche, rarement aux grains. Nombre de ces marchandises arrivaient de l'intérieur apportées par des caravanes dont la régularité était commandée par l'état et l'insécurité des pistes. Le tout était de quantité et de valeur généralement inférieures aux objets importés. Ces transactions normales étaient, pour la régence, d'un faible revenu. De là, pour les Barbaresques, la nécessité d'assurer - nous serions tentés de dire leur matérielle - en levant de façon permanente des contributions extraordinaires sur les pays plus riches.
------Cette situation donnait aux relations algéro-européennes un caractère particulier. Des navires de toutes nations qui apportaient des marchandises à Alger, le plus grand nombre n'était pas à destination de cette ville. De même, la presque totalité des Européens qui débarquaient à Alger n'avaient pas eu, en partant, cette intention. Ceux-ci et celles-là avaient été, en cours de voyage, déroutés sur la Régence par les corsaires.
------Les choses se passaient toujours de la même façon. En Méditerranée ou sur les côtes de l'Atlantique, un paisible navire qui suivait lentement sa route à destination de quelque port d'Espagne, de France ou d'Italie, voyait apparaître tout à coup une goélette ou un chebeck bons marcheurs qui l'arraisonnaient sous la menace de leurs canons. Les navires appartenant à des nations en paix avec la Régence avaient beau produire des papiers en règle ; le Consul de Kercy a énuméré les vingt moyens que les raïs pratiquaient pour les trouver en défaut. L'équipage peu nombreux se gardait de résister et les passagers n'avaient pas d'autre idée que de dérober leur or et leurs bagages les plus précieux à la curiosité des pirates. Précautions dérisoires. La cargaison du bateau capturé était reconnue, les prisonniers fouillés avec soin et rudesse et parqués à fond de cale.
------Finalement, choses et gens arrivaient à Alger, ville de réputation fâcheuse. Là, tout était mis à l'encan et le produit de la vente partagé suivant un barème équitable entre les parties prenantes : tant pour le beylick, tant pour le raïs et son équipage, tant pour les Maures ou les Juifs qui avaient commandité la course. Des marchandises ainsi capturées, les Algériens gardaient pour eux les bois de construction, les armes, les munitions, les tissus. Le reste était mis en vente et racheté par des commerçants européens établis à Alger, directement ou par l'intermédiaire des Juifs et réexporté en Europe. Parmi ceux qui pratiquaient les transactions de cette sorte figuraient des agents de divers consulats. Dans cette affaire tout le monde était satisfait, sauf le propriétaire légitime qui, fait prisonnier avec sa cargaison destinée à Marseille, Livourne ou Naples, la voyait ainsi disperser sur la place d'Alger.
------Quant aux prisonniers exposés au marché, les Barbaresques s'efforçaient de discerner quels étaient ceux dont il pourraient exiger une forte rançon. Par des questions insidieuses, et aussi par la bastonnade, ils parvenaient à identifier les gens de qualité. Après que le beylick s'était réservé la part du lion, le restant du lot était mis aux enchères. Les uns étaient achetés par des particuliers qui s'efforçaient de tirer d'eux le meilleur parti. Leur existence matérielle - l'accoutumance une fois acquise - n'était pas précisément misérable. Le maître n'avait aucun intérêt à diminuer, pour de mauvais traitements, le rendement d'un esclave qui travaillait et dont il pouvait toujours espérer tirer rançon; le commerce des métis issus des chrétiens et des femmes du pays était aussi d'un bon rendement.
------Les autres s'entassaient dans les bagnes du beylick où ils vivaient dans la misère et l'abjection. Leur seule espérance était dans la venue de quelqu'un de ces religieux voués au rachat des captifs. Les Pères, nantis des aumônes de la chrétienté, parvenaient, après des marchandages acharnés, à en rédimer un certain nombre. Ils débarquaient dans quelque port chrétien au chant des cantiques. Les récits que d'anciens esclaves ont écrit de leur captivité, ceux que les Pères de la Merci nous ont laissés de leurs rédemptions sont les premières manifestations de la littérature touristique nord-africaine.
------Ainsi nous apparaît, avant 1830, l'aspect commercial et privé des relations de la Régence d'Alger avec les autres puissances. Ces relations pouvaient aussi prendre un aspect officiel de nature non moins particulière. Parfois, les grands vaisseaux du roi, qui portaient dans leurs architectures quelque chose de la majesté de Versailles, apparaissaient en vue d'Alger pour appuyer la mission d'un envoyé extraordinaire ou pour remettre au Dey un ultimatum. Les galères rangeaient à bonne portée les galiottes à bombes ; c'étaient de furieuses canonnades. Le Dey faisait mettre au canon ou jeter en prison le Consul de France. Régulièrement, la paix était signée pour cent ans et la piraterie reprenait dans l'année. Elle était le gagne-pain des Barbaresques, et compter les y voir renoncer de bon gré était une curieuse illusion. Pour que les relations maritimes avec la Régence d'Alger se déroulent sur le plan des transactions normales, il fallut, après trois siècles, se convaincre que le seul moyen d'en finir était qu'une nation eût la volonté et la force de détruire la puissance turque à Alger et de s'y installer pour toujours.
------Le Gouvernement de Charles X ne s'y résolut toutefois que forcé par l'entêtement du Dey Hussein. Entre l'entrevue du 29 avril 1827, au cours de laquelle le Dey frappa de son chasse-mouches le Consul de France, et le moment où l'expédition fut décidée, il s'écoula trente-trois mois qui se passèrent en tergiversations, en un blocus coûteux et inutile, en démarches tentées pour que Dey voulut bien donner aux griefs du Gouvernement français une satisfaction que le désir de conciliation de celui-ci avait fini par réduire à quasi rien. Le Dey, ne voyant là qu'une preuve de faiblesse, son intransigeance s'accrut d'autant. Il
fallut qu'un vaisseau français couvert par le pavillon parlementaire fut canonné par les batteries turques pour que le Cabinet Polignac se trouvât amené, afin d'en finir avec cette situation sans issue, à expulser d'Alger le Dey Hussein. Encore fut-il question de charger de ce soin le pacha d'Egypte, Méhémet Ali.
------L'expédition de 1830 est une des entreprises les plus réussies de l'Histoire. Trois mois furent à peine nécessaires pour que fut rassemblée à Toulon une flotte composée de 14 vaisseaux de ligne, 21 frégates, 14 corvettes, 33 bricks, 6 goélettes, 8 bombardes, 10 gabarres, 7 bateaux à vapeur, soit : 103 navires de guerre et près de 700 bâtiments de commerce, prêts à transporter en Afrique plus de 37 000 hommes, près de 4 000 chevaux, avec le matériel les munitions et les approvisionnements. Tandis que dans les ports de France on travaillait nuit et jour, des agents du Gouvernement et du munitionnaire général Seillière affrétaient des bâtiments de transport en Espagne, en Italie et en Autriche. On avait fait appel à l'expérience des marins provençaux ou étrangers qui avaient été captifs à Alger.
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-------Aussitôt les transports arrivés à Toulon, l'embarquement des approvisionnements commençait. Il n'y eut ni à-coups, ni retards. Les bateaux portaient des flammes de couleurs différentes et des numéros de grandes dimensions qui permettaient de les reconnaître à distance. Ainsi, les ballots passaient directement des voitures qui les avaient transportés à bord des bâtiments destinés à les recevoir.
------Cette expédition fut à la fois une croisade, une aventure, une partie de plaisir. La France s'était réveillée au son de la trompette. Des officiers proposèrent, pour partir, de rendre leurs galons ou de faire la campagne à leurs frais. Le côté pittoresque de cette guerre, le renom d'imprenable jusque-là mérité par Alger, le lointain de ses rivages mal connus, l'illusion orientale des palais et des harems agirent sur les imaginations. La liste des officiers à la suite du quartier général était composée des noms des plus anciennes familles de France.
------L'attirance ne fut pas moins grande sur les artistes. A côté des peintres officiels de la Marine, Gilbert et Tanneur, de jeunes artistes : Gudin, Eugène Isabey, Waschmut, Fournier de Berville suivirent l'expédition.
------Dans les rangs de l'armée et de la flotte, les artistes ne manquaient pas non plus :les officiers d'Etat-Major Jean-Charles Langlois et Tancrède de Labouère, les lieutenants de Longuemar, du 2e de marche ; Dumoulin, du génie ; le capitaine de vaisseau de Villeneuve -Bargemont, commandant la "Didon", d'autres encore.
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Mais les oeuvres que ces divers artistes ont réalisées d'après leurs croquis de campagne sont peu nombreuses. Le théâtre était représenté par le Contrôleur et le Directeur de la Porte Saint-Martin. Le premier, Colombon, eut le titre de Directeur de l'imprimerie de l'Armée. L'autre, Jean-Toussaint Merle, suivit l'expédition comme secrétaire bénévole du général en chef. Il imprima, à Sidi-Ferruch, un journal : I"'Estafette d'Alger" qui eut deux numéros et qui est le premier spécimen de la presse algéricnne.
------"Tous les arts et toute la magnificence du siècle nous accompagnaient en Afrique", écrit l'académicien Michaud, de passage à Marseille. Un restaurateur de Nantes, Hennequir, avait frété un brick chargé des comestibles les plus recherchés et des meilleurs vins qu'il vendit fort bien au camp de Sidi-Ferruch. Cela donna naissance, à Marseille, à un projet d'hôtel flottant muni de tout le confort de l'époque et où les passagers pourraient assister à leur aise aux opérations du débarquement et du siège, le tout pour treize francs par jour. Ce projet rejoint dans le folklore marseillais celui d'un paquebot qui, en 1817, aurait fait quatre fois par an la traversée de France à Alger par les soins de l'amateur Isaac Tama et du médecin homme d'affaires François Maurin, préalablement commandités par le Consulat de France à Alger.
------Le 3 mai, des salves d'artillerie annoncèrent l'arrivée à Toulon du Duc d'Angoulème. Le canot royal, suivi par de nombreuses embarcations, se dirigea vers les navires de guerre tonnants et pavoisés. Les matelots, debout sur les vergues, criaient : "Vive le Roi !" "La rade, écrit un témoin, ressemblait à une grande prairie émaillée de fleurs, se balançant en guirlandes de toutes couleurs."
------L'embarquement des troupes eut lieu du 11 au 16 mai. Des fenêtres du quai, qui étaient pavoisées de femmes, s'étendaient, à droite et à gauche, les masses luisantes des fusils et, comme des plaines mouvantes, les pompons jaunes et rouges colorés par le soleil. On entendait les roulements des tambours, les bruits des fanfares, les chants des soldats.
------Le 25 mai au matin, le vent étant devenu favorable, le vaisseau-amiral se couvrit de signaux. Le vice amiral Duperré avait arboré son pavillon sur la "Provence", le même qui, l'année précédente, avait été canonné, quoique battant pavillon parlementaire. Le convoi, composé de 350 bâtiments de commerce escortés par douze bâtiments légers et portant une partie du matériel et les approvisionnements, alla se former, à l'abri du Cap Cépet,sous les ordres du capitaine de vaisseau Hugon. Puis les trente-cinq bâtiments de l'escadre de réserve (capitaine de vaisseau Lemoine), l'escadre de débarquement (dix-sept vaisseaux) sous les ordres du capitaine de vaisseau Dubreuil, l'escadre de bataille (17 vaisseaux de ligne) avec l'amiralissime, le contre-amiral Ducamp de Rosamet, commandant en second, le contre-amiral Mollet, major général, prirent le large.
------Les hauteurs qui dominent la rade étaient couvertes d'une foule bariolée qui agitait mouchoirs et chapeaux, saluant de ses acclamations la flotte la plus considérable qui fût sortie d'un port français. Des navires qui s'éloignaient, les musiques des dix-huit régiments d'infanterie répondaient à ces vivats.
------A la nuit tombante, l'armée navale était complètement formée, les commandants de chaque division marchant en tête avec un fanal au grand mât. Le lendemain, la flotte apparut en bon ordre, naviguant sur quatre immenses colonnes formant, dans la mer, autant de sillages d'une blancheur éblouissante qui se perdaient à l'infini : l'escadre de bataille, flanquée, à gauche, par le convoi, à droite par les escadres de débarquement et de réserve. Chaque vaisseau ne pouvait conserver son rang dans la colonne qu'à la condition de manoeuvrer continuellement. Il devait tantôt forcer, tantôt diminuer les voiles. Les frégates et les bâtiments légers semblaient avoir peine à retenir leur élan, tandis que les vaisseaux à deux ou trois ponts s'avançaient avec une pesante régularité. Au milieu, les bateaux à vapeur allaient et venaient en tous sens pour porter les ordres de l'Amiral. L'un d'eux, le "Sphinx", avec ses 120 chevaux, passaient pour le chef-d'oeuvre du genre.
------Ce n'est point ici le lieu d'entrer dans les détails de la navigation. Le 14 juin, au petit jour, la première division de l'armée est mise à terre. Le débarquement du reste des troupes et du matériel se poursuit rapidement malgré la tempête du 16. Les 1er et 3 juillet, la flotte canonne les batteries échelonnées de la Pointe- Pescade au môle d'Alger : simple démonstration à effet moral. Le 4 juillet, l'armée bombarde le Fort l'Empereur qui saute. Le lendemain, le Dey Hussein accepte l'ultimatum du Général de Bourmont. La Méditerranée est libérée de la piraterie.
------Les relations d'Alger avec le monde s'établissent sur le plan de la civilisation. On songe au mot de Corneille : "Un grand destin commence".

G. Esquier