L'ALGÉRIE ET LES CHEMINS DE FER 
          A VOIE ÉTROITE
          PROGRAMME RATIONNEL DU RÉSEAU ALGÉRIEN
          PAR M. A. FOUSSET
          
        INTRODUCTION
        Il  paraîtra sans doute 
          étonnant, qu'en l'année 1882, après plus de cinquante 
          années d'occupation française, on soit encore à 
          rechercher le régime des chemins de fer le mieux approprié 
          aux besoins de l'Algérie.
          
          Il faut bien le reconnaître cependant, jusqu'à présent 
          on a marché au jour le jour, procédant par espèce 
          et uri peu au hasard, sans suivre aucun programme d'ensemble.
          
          Particularité frappante à noter : toute l'administration 
          de la Guerre, commandement et génie, est favorable à la 
          voie étroite de 1 mètre à 1m,10, qu'elle déclare, 
          après expérience , largement suffisante pour répondre 
          à tous les besoins stratégiques en Algérie ; au 
          contraire, l'administration des Travaux publics avait toujours préconisé, 
          jusque dans ces dernières années, la voie de 1m,45.
          
          Mais on doit rendre cette justice aux ministres et fonctionnaires actuels, 
          qu'ils veulent sortir enfin de cet état d'indécisions 
          et de tiraillements, et qu'ils cherchent très consciencieusement 
          les moyens d'éclairer la question, d'une façon complète, 
          pour la résoudre d'une manière définitive.
          
          Désormais le réseau Algérien doit-il être 
          construit à voie large ou .à voie étroite?
          
          Telle est la grande question mise à l'ordre du jour par les deux 
          ministères, de la Guerre et des Travaux publics.
          
          A la date du 7 mars 1882, le Ministre de la Guerre adressait aux autorités 
          militaires de l'Algérie, - généraux commandant 
          l'armée et directeurs du génie, - une lettre circulaire, 
          dont nous donnons ci- après quelques extraits textuels, en soulignant 
          les passages les plus saillants, pour bien faire ressortir son caractère 
          et sa portée.
          
          " M. le Ministre des travaux publics vient de me consulter, dit 
          M. le Ministre de la Guerre, sur la question de savoir si, au point 
          de vue des intérêts militaires, on pourrait se contenter 
          de la voie étroite d'un mètre d'écartement pour 
          le chemin de fer de .......
          " Profitant de cette circonstance pour étendre la question, 
          il m'a demandé en même temps quelle était, d'une 
          manière générale, l'avis du département 
          de la Guerre au sujet de la nature de la voie, large ou étroite, 
          à adopter désormais pour les nouvelles sections du réseau 
          Algérien.
          " Jusqu'ici cette question n'a point été examinée 
          d'ensemble, et le département de la Guerre n'a eu à se 
          prononcer que par espèce, chaque fois qu'il a été 
          consulté à propos de l'ouverture des lignes nouvelles.
          " C'est ainsi que, tout dernièrement, l'avis avait été 
          émis que la section de Souk-Ahras à Ghardimaou devait 
          être construite à voie large, c'est-à-dire dans 
          les mêmes conditions que les sections qu'elle est destinée 
          à réunir, afin d'éviter les inconvénients 
          d'un changement de voie sur le chemin de fer stratégique destiné 
          à relier les trois provinces entre elles et avec la Tunisie, 
          depuis Oran jusqu'à Tunis ..............................
          " Quant aux lignes perpendiculaires au littoral, les solutions 
          ont varié, et on peut dire néanmoins qu'en général 
          la voie étroite avait la préférence. Je n'en veux 
          pour preuve que ..................
          " Cette dernière disposition (voie étroite) s'appliquant 
          à deux lignes s'enfonçant du Tell vers le Sahara, permettrait 
          de réaliser une notable économie et d'abréger en 
          même temps la durée d'exécution. De plus, les transports 
          de troupes et de matériel vers le sud de l'Algérie, devant 
          toujours être assez limités, on avait pensé que, 
          même construites à voie étroite, ces lignes pourraient 
          suffire à tous les besoins des colonnes expéditionnaires, 
          ainsi que cela venait d'avoir lieu dans le Sud-Oranais, le rôle 
          de ces voies ferrées devant être identique à celui 
          du chemin de fer du Kreider.
          " En présence de l'insistance de M. le Ministre des Travaux 
          publics à revenir sur cette question, il importe d'être 
          exactement et définitivement fixé sur les inconvénients 
          et les rvantages que peut présenter, pour les opérations 
          militaires en Algérie, l'emploi des différents types de 
          largeur de voie. "
        ***************************************
        C'était vers la fin de la campagne du Sud-Oranais, 
          à l'époque où nous terminions la ligne militaire 
          de Kreider-Mecheria, à l'écartement de 1,10 m, comme le 
          chemin de fer d'Arzew à Saïda, dont elle est le prolongement. 
          L'autorité militaire nous fit l'honneur de nous adresser la dépêche 
          ministérielle, en nous demandant " notre opinion, non seulement 
          sur les diverses questions posées par le Ministre, mais aussi 
          sur l'intérêt qu'il y aurait, tant au point de vue de la 
          construction qu'à celui de l'exploitation, à substituer 
          au début la voie étroite à la voie normale, sur 
          toutes les lignes, en Algérie. "
          
          Certes notre conviction était faite depuis longtemps et affermie 
          chaque jour d'avantage par ]es résultats indiscutables de l'expérience 
          acquise, - expérience faite d'ailleurs, il lfaut bien le dire, 
          surtout à l'étranger.
          
          Et puisqu'il s'agit ici, avant tout, d'une question stratégique, 
          est-il donc quelqu'un dont l'esprit ne soit pas frappé par les 
          immenses résultats militaires obtenus à cette heure même 
          :
               1° Par l'armée française, 
          en Algérie, dans la campagne du SudOranais, avec le chemin de 
          fer de 1m,10, qui s'enfonce vers Figuig, d'Arzew à Saïda, 
          Kreider et Mecheria, sur une longueur de 352 kilomètres;
               2° Par l'armée autrichienne, 
          en Bosnie, avec la petite voie improvisée de 0m,76, allant de 
          Brood à Zenica et Sarajevo, sur une longueur de 270 kilomètres 
          !
          
          On nous saura gré de citer ici quelques phrases de la lettre 
          que M. W. Nordling, lui-même, vient d'adresser à la Société 
          des Ingénieurs civils de France au sujet de cette dernière 
          voie.
          
          A peine l'armée autrichienne avait-elle envahi la Bosnie, en 
          automne 1878, dit M. Nordling, qu'elle éprouva les plus grandes 
          difficultés de ravitaillement. L'Intendance payait jusqu'à 
          3 fr. 60 par tonne et par kilomètre, et ne pouvait pas répondre 
          de la subsistance du corps d'occupation, car les routes ouvertes à 
          l'armée par le génie militaire menaçaient de devenir 
          impraticables. Dans cette extrémité, le Ministre de la 
          Guerre décida l'établissement d'un chemin de fer provisoire, 
          partant de la place de Brood-sur-la-Save, et se dirigeant à peu 
          près du nord au sud, vers la capitale, Bosna-Séraï 
          ou Sarajevo. Pour aller plus vite, on devait utiliser des voies et wagons 
          au faible écartement de voie de 0m,76, restés disponibles 
          d'une entreprise de terrassement.
          
        On construisit ainsi 190 kilomètres de chemin 
          de fer, avec des rayons de 50 et même de 40 mètres, avec 
          des déclivités de 14 millimètres par mètre, 
          franchissant quatre fois la rivière de Bosna sur des ponts de 
          130 à 190 mètres de débouché et aboutissant 
          à la petite ville de Zenica.
          
        Ce chemin de fer improvisé, qui ne devait transporter 
          que les munitions de guerre et les subsistances militaires, et qui, 
          une fois l'occupation consommée et assurée, devait disparaître, 
          se vit bientôt entraîné à effectuer des transports 
          de troupes et à ouvrir ses gares aux voyageurs civils et aux 
          marchandises du commerce. Il subsiste encore aujourd'hui et, à 
          force de renouvellements et de parachèvements, il est devenu 
          l'artère principale de ce pays de 500 myriamètres carrés, 
          arraché à l'inertie orientale.
          " 
          Zenica n'étant pas un terminus convenable, on travaille en ce 
          moment avec la plus grande activité à prolonger la ligne 
          d'environ 80 kilomètres, jusqu'à Sarajevo. L'ouverture 
          de ce prolongement doit avoir lieu au mois de septembre prochain. On 
          aura alors 270 kilomètres de voie étroite ! 
          
          N'est-il pas étrange et vraiment humiliant, d'être obligé 
          de constater que ces grandes conquêtes sur la routine, au lieu 
          d'être le résultat d'une initiative raisonnée et 
          hardie, sont le plus souvent imposées par les exigences brutales 
          de la nécessité, plus forte que les prévisions 
          de l'homme ; - Trop heureux encore, quand le génie humain, en 
          enregistrant ces progrès forcés a, du moins, le bon sens 
          de profiter de ces grandes leçons.
          
          Notre conviction profonde est que la voie large n'est pas à sa 
          place en Algérie : tout le réseau algérien devrait 
          être à voie étroite; ce principe nous paraît 
          hors de conteste.
          
          Nous ajouterons, mais sans être aussi absolu, que ce réseau 
          algérien à voie étroite devrait être établi, 
          savoir :
               1° Le réseau stratégique 
          à l'écartement de 1 m 10, le matériel de cette 
          voie se prêtant à une admirable utilisation pour les transports 
          de la guerre, comme nous le verrons plus loin;
               2° Le réseau agricole, 
          - et il faudra y songer dans un avenir plus rapproché qu'on ne 
          pense, - à l'écartement plus réduit de 0 m ,75.
          
          La voie très économique de 0 m ,75, qui est considérée 
          aujourd'hui comme étant la limite inférieure la plus convenable 
          pour les lignes agricoles ouvertes aux services publics, est appelée 
          dans l'avenir à un développement important en Algérie, 
          pour favoriser les exploitations agricoles, minières, etc...
          
          Quant à la voie de 1m,10, dont le matériel se prête 
          si avantageusement aux transports militaires, c'est précisément 
          le terme moyen entre la petite voie de 0 m 73 et la voie large de 1m 
          45 : 0 m 75 + 1m ,45 / 2 = 1,10 m
          
          Cet écartement de 1 m 10 , qui est exactement la moyenne entre 
          la voie de 0 m ,75 et la voie de 1 m 45, se trouve aussi être 
          précisément l'équivalent de la voie étroite 
          anglaise de 1m,067 si répandue dans les colonies.
          
          Ces largeurs de 1 m 10 et de 0m ,75 semblent donc convenir tout particulièrement 
          à l'Algérie.
          
          Mais, qu'on ne s'y trompe pas : dans la discussion actuelle, nous ne 
          voulons point nous attacher exclusivement à telle ou telle voie 
          étroite. Il ne faut pas perdre de vue, en effet, que le débat, 
          plus général et plus élevé, porte avant 
          tout sur le principe même de l'emploi de la voie étroite. 
          C'est donc sur le principe que nous voudrions voir les opinions se mettre 
          d'accord.
          
          Au cours de cette discussion de principe, chacun apportant, sans parti 
          pris, des renseignements précis sur les avantages de telle ou 
          telle largeur de voie étroite, dont il a plus particulièrement 
          l'expérience, cette grande question se trouvera complètement 
          élucidée.
          
          C'est en nous plaçant à ce point de vue que nous avons 
          rédigé le mémoire ci-après, qui nous a été 
          demandé par l'autorité militaire.
          
          Ce travail, ayant pour but spécial de répondre à 
          une demande précise du ministre de la guerre, ne traite naturellement 
          que du réseau stratégique, le premier dont il convienne 
          de s'occuper du reste.
        Arzew (province d'Oran-Algérie), 
          juillet 1882.