LES CHEMINS DE FER ALGÉRIENS DE
L'ÉTAT
Le Réseau algérien
de l'État comporte les lignes le moins favorables de la Colonie,
celles dont le profil est le plus accidenté et le trafic le moins
rémunérateur. Le rachat est devenu obligatoire lorsque
les Compagnies privées qui poursuivent un résultat financier
n'ont pas cru devoir engager inutilement les dépenses importantes
qu'exigeait l'intérêt général. Pour la Compagnie
privée, la création et l'exploitation d'un chemin de fer
constituent un placement de fonds à objectif limité :
obtenir à bref délai un revenu aussi élevé
que possible d'un capital déterminé.
La Colonie peut voir plus grand et plus loin. Elle associe le chemin
de fer aux autres éléments de la prospérité
collective : la sécurité, l'exploitation des richesses
naturelles du sol et du sous-sol, le développement de la colonisation.
Le prolongement de la ligne oranaise jusqu'à Colomb-Béchar.
par exemple, a assaini la vaste région saharienne des confins
du Sud-Marocain, dont la police exigeait antérieurement l'entretien
fort onéreux de forces militaires, cependant qu'étaient
multipliées les relations commerciales avec les Oasis et le Soudan...
La ligne de Bône à Tébessa, dont la capacité
est prodigieusement augmentée, va permettre l'exploitation d'un
bassin minier d'une richesse unique, et si l'outil a coûté
cher, les revenus en seront fort beaux que constitueront les droits
d'extraction et d'exportation des produits des mines, indépendamment
du développement simultané de la colonisation et du commerce.
Mais il est, pour le réseau d'État, des contingences qu'ignore
la Compagnie privée. L'entrepreneur qui construirait sur une
rivière un grand pont avec pour tout paiement privilège
de droit de péage dans une région peu peuplée se
ruinerait ; l'État construit le pont et permet le peuplement
et la mise en valeur de la région. La communauté recueillera
dans 10, 15 ou 20 ans les intérêts du capital de premier
établissement.
C'est pourquoi des gens fort sensés et pas du tout étatistes
estiment néanmoins que les pays neufs, dont la mise en valeur
est à réaliser, ont tout à gagner au développement
d'un réseau d'État. C'est une création à
supporter par la communauté au même titre que les routes,
les ponts, les écoles et l'alimentation en eau.
Les rachats successifs des lignes qui composent aujourd'hui notre réseau
d'État ont été envisagés et réalisés
pour permettre les améliorations reconnues nécessaires
et auxquelles les Compagnies privées se refusaient, surtout pour
des motifs d'ordre financier. Il fallait mettre les chemins de fer en
harmonie avec les besoins croissants du trafic, abaisser les tarifs
pour favoriser le développement de la colonisation, exécuter
des travaux complémentaires reconnus indispensables à
l'essor du pays, assainir le profil, renforcer ou renouveler les voies,
augmenter et améliorer le matériel roulant et de traction,
en un mot, moderniser l'outil déjà vétuste, frappé
de cristallisation en quelque sorte depuis sa création, et partant
en retard de quelques bons lustres sur la situation réelle de
l'Algérie.
L'uvre était considérable. Les réseaux avaient
été constitués à l'origine avec des programmes
restreints, dans des régions souvent ingrates, et paraissent
aujourd'hui avoir été dès leur début sous
l'influence d'une incompréhension systématique de leur
propre avenir.
On se mit au travail et, dans la limite des disponibilités, on
réalisa progressivement les améliorations les plus urgentes,
les plus nécessaires.
Pour ne considérer que la période antérieure à
la guerre, c'est-à-dire prenant fin au 31 décembre 1913,
les dépenses de premier établissement s'élèvent
:
1° Sur le réseau oranais (de 1902 à 1913), à
12 millions 206.663 fr. 89, dont 6.787.000 francs de travaux complémentaires
sur les lignes en exploitation depuis plus de cinq ans, et 4.264.000
francs d'acquisition de matériel (36 locomotives, 3 wagons-restaurants.
29 voitures à voyageurs, 11 fourgons à bagages et 200
wagons de divers types) ;
2° Sur le réseau de l'Est-Algérien. à 27 millions
288.481 fr. 77, dont 15.544.000 francs de travaux complémentaires
et 10.076.000 francs d'acquisition de matériel.
Sur le réseau Oranais, le profil fut rectifié, la voie
constituée par les rails en fer de 20 kilogs au mètre
courant, fut établie en rails d'acier de 25 kilogs, sur traverses
métalliques dans les parties favorables, les ponts furent renforcés
pour permettre la circulation des nouvelles locomotives, des gares et
arrêts nombreux furent créés au fur et à
mesure du développement des centres agricoles, le matériel
fut renouvelé et accru, les horaires améliorés
et complétés, des wagons-couchettes et des wagons-restaurants
furent mis en service. Enfin, un vaste programme- d'acquisition de locomotives,
voitures à voyageurs et wagons est en cours d'exécution,
cependant qu'on prépare le projet de la future gare d'Oran, pour
laquelle les terrains nécessaires ont déjà été
acquis.
Entre Maison-Carrée et Constantine, l'ancien rail de 25 kilogs
500 a été presque partout remplacé par du matériel
de 42 kilogs 130 au mètre courant sur traverses métalliques,
ce qui favorise la circulation de trains rapides remorqués par
les puissantes machines Pacific.
Pour le trafic minier et des céréales, des wagons nombreux
et de grande capacité ont été acquis et permettent
de satisfaire à tous les besoins actuels du trafic.
Enfin, les voitures à voyageurs ont été choisies
du type le plus moderne ; le confort du matériel affecté
aux lignes principales est particulièrement apprécié
par les visiteurs étrangers. La grande voie du tourisme va d'Alger
à Tunis, avec embranchement sur Biskra ; les trains y offrent
toutes les commodités désirables : compartiments spacieux
et élégants à vaste couloir latéral, wagons-restaurants
et wagons-lits. C'est postérieurement au rachat qu'a eu lieu
l'adjonction des wagons-restaurants aux trains directs circulant entre
Alger et Constantine, et qu'ont été rendus quotidiens
les trains de nuit, antérieurement tri-hebdomadaires, de la même
section.
Dernier venu dans la famille, ce réseau, malgré les difficultés
de toutes sortes ayant accompagné la guerre ou issues d'elle,
a déjà reçu des améliorations considérables.
De Kroubs à Bône, les voies ont été renforcées,
et on a entrepris le renouvellement de la partie comprise entre Guelma
et Hammam-Meskoutine ; de Duvivier à Souk-Ahras, en vue du trafic
des minerais du Sud Constantinois, la ligne a été entièrement
reconstituée en rails de 45 kilogs, cependant que de nombreux
travaux d'assainissement étaient réalisés dans
les régions accidentées que la voie traverse.
Enfin, une nouvelle ligne à voie large a été construite
sur 60 kilomètres de Souk-Ahras à Oued-Kébérit
et sera continuée jusqu'à Clairfontaine, puis Tébessa.
Un embranchement de 25 kilomètres, à voie large également,
a été créé par la
Société de l'Ouenza, dont les minerais sont
transportés directement de la mine au port de Bône, dans
ses propres wagons.
La Compagnie des Phosphates de Constantine désire intensifier
son exploitation du
Kouif et, dans ce but, a pris toutes les mesures nécessaires
de concert avec l'administration des Chemins de fer algériens
de l'État.
Les phosphates en provenance du Kouif seront acheminés sur Bône
avec transbordement soit à SoukAhras comme précédemment,
soit à Oued-Kébérit, et utilisation, à partir
de cette gare, de la nouvelle voie normale récemment créée.
Cette solution provisoire, en attendant l'achèvement de la ligne,
va permettre de doubler à bref délai l'importance du rendement
du gisement du Kouif.
Les voies du port de Bône ont été considérablement
développées ; ou y construit également, une gare
de triage et une gare maritime qui permettront de diriger directement
sur les quais d'embarquement des immenses terre-pleins, conquis à
Bône sur la mer, tous les produits miniers qui s'y déversent.
Enfin, un projet de grande gare est en préparation pour cette
ville, origine de trois lignes (État, Bône - Saint-Charles,
Bône-La Calle appelées à être centralisées
dans une installation commune.
Outre les wagons propres aux Sociétés minières
(Ouenza et Kouif), le réseau de l'État a acquis des machines
Decapod à grande puissance, des wagons à marchandises
(400), et poursuit la réalisation d'un programme complémentaire
qui intéresse en particulier les voitures à voyageurs.
Tels sont les résultats déjà obtenus sur ce réseau
racheté le 1er avril 1915.
Il ne faut pas conclure de la contexture pénible du réseau
de L'État et du caractère désintéressé
de son institution, que son exploitation constitue en quelque sorte
une bonne uvre nécessairement déficitaire.
Si l'époque que nous traversons est particulièrement dure
pour les chemins de fer, nous voyons approcher la dernière des
vaches maigres et il est bon de rappeler qu'en des temps normaux l'exploitation
par l'État a donné en Algérie des résultats
brillants.
Si on compare, en effet, la situation avant et après le rachat,
on constate que, sur le Réseau Oranais, les recettes sont passées
de 4.207.000 francs en 1902 à 8.354.000 francs en 1913, cependant
que les dépenses passaient de 3.005.000 francs à 6.103.000
francs et le produit net de 1.141.391 francs à 2.190,.00 francs.
Pendant la période considérée, le produit net s'est
élevé à 16.848.000 francs, somme supérieure
de 4.642.000 francs au total des dépenses de premier établissement
engagées pour améliorer le réseau.
D'autre part, sur le réseau de l'Est-Algérien, les résultats
des trois années ayant, précédé et suivi
le rachat (1908) sont les suivants :
RECETTES DÉPENSES EXCÉDENT
1905 9.437.000 6.496.000 2.941.000
1906 10.892.000 6.727.000 4.164.000
1907 10.823.000 7.506.000 3.316.000
1908 Rachat le 12 mai 1908
1909 11.321.000 8.664.000 2.656.000
1910 12.602.000 8.916.000 3.685.000
1911 14.684.000 10.315.000 4.368.000
Mais il ne suffit pas de constater les résultats bruts de l'exploitation
de ce réseau. Il faut faire apparaître toutes les conséquences
du rachat pour l'Algérie.
Avant celte opération, en effet, la Colonie supportait annuellement
au titre de la garantie d'intérêt, des dépenses
qui se sont élevées à :
7.308.000 francs en 1905
6.277.000 - en 1906
6.449.000 - en 1907.
Or, le rachat une fois réalisé, la Colonie a versé
une annuité déterminée à la Compagnie de
l'Est-Algérien, mais a, par contre, fait recette du produit net
du réseau. La charge que la Colonie a finalement supportée
a été de :
7.220.000 francs en 1909.
6.316.000 - en 1910.
5.925.000 - en 1911.
Dans ce dernier (5.925.000 francs) sont compris 494.729 francs, représentant
l'intérêt des sommes dépensées en travaux
complémentaires et en acquisition de matériel roulant
depuis le rachat.
Ainsi donc, les tarifs avaient été baissés, le
trafic considérablement développé, on avait acheté
32 locomotives avec tenders, 14 voitures à voyageurs, 100 wagons
à 40 tonnes et 400 à 10 tonnes, augmenté de 1.100.000
francs les dépenses du personnel (améliorations de traitement
et des institutions de prévoyance) et, finalement la dépense
annuelle de l'Algérie avait été réduite
de plus de 500.000 francs pour un réseau dont le rendement avait
été multiplié. Le trafic de petite vitesse était
passé de 6.030.000 tonnes en 1907 à 8.080.000 tonnes en
1910, et la recette par tonne réduite cependant de 9 fr. 21 à
8 fr. 29, ce qui correspond à une économie de 7.433.600
francs pour le public en 1910.
Le rachat avait été une bonne affaire pour les finances
de l'Algérie et une heureuse opération pour les usagers
du chemin de fer.
Au début de 1914, le Réseau de l'État permettait
les plus brillantes espérances. L'amélioration de. l'état,
des lignes et l'enrichissement du matériel répondaient
aux besoins d'un trafic constamment en progression et, à tous
les points de vue, la Colonie allait tirer un heureux parti de l'outil
dont elle avait accru la puissance.
La guerre survint. Le trafic subsista intense les premières années
et les matières premières conservèrent une valeur
normale. Puis la raréfaction de la production accrue des difficultés
de ravitaillement consécutives aux torpillages et les restrictions
de tout ordre ralentirent les transports et, en 1917, le Réseau
de l'État enregistra un déficit. Les premières
années de paix furent caractérisées par des récoltes
déficitaires en même temps que l'application de la journée
de huit heures, la mise en vigueur d'échelles de traitement sensiblement
relevées et les prix effrayants des matières premières,
notamment du charbon, aggravaient les charges des chemins de fer et,
par suite, l'insuffisance de leurs recettes comparées à
leurs dépenses.
Il a d'ailleurs été clairement démontré
que cette situation déficitaire n'a pas été spéciale
au Réseau algérien de l'État, les mêmes causes
ayant entraîné les mêmes conséquences défavorables
pour toutes les exploitations de chemins de fer, non seulement dans
la Colonie, mais encore dans la Métropole et dans tous les pays
du monde.
Il est bon de préciser que la tonne de combustible, dont le prix
de revient fut de 31 fr. 95 en 1914, coûtait 458 fr. 24 en 1920.
Cette augmentation de 1.300 % du prix d'un élément essentiel
de dépense du chemin de fer doit être mis en parallèle
avec la majoration de 125 % qu'ont subie les tarifs, et dont on envisage
d'ailleurs la réduction prochaine.
Les résultats de l'exercice 1921 se traduisent par un déficit
de 50 millions, et non de 90 ou de 127 millions comme certains l'ont
avancé.
En 1922, si la récolte est normale, les évaluations les
moins optimistes permettent d'envisager une dernière insuffisance
d'une vingtaine de millions. Pour 1923, un produit net est escompté
Les Chemins de fer algériens de L'État s'intéressent
aux uvres favorisant l'essor de l'Algérie. Dans la limite
d'un budget limité par suite des circonstances actuelles, ils
apportent leur concours financier aux manifestations ou créations
qui font connaître la Colonie ou lui attirent des clients.
C'est ainsi qu'ils ont alloué une subvention à l'Exposition
d'Alger (1921), à la prochaine Exposition Nationale Coloniale
de Marseille et à la Compagnie Générale Transatlantique
qui va organiser un bel | hôtel moderne à Figuig pour développer
le tourisme dans le Sud de l'Oranie.
Leur appui financier va aussi, en Algérie, aux uvres d'enseignement
technique, aux écoles manuelles d'apprentissage, aux écoles
professionnelles, c'est-à-dire aux centres de formation d'ouvriers
et de techniciens parmi lesquels se recrutent leurs futurs mécaniciens,
contremaîtres et piqueurs. Là encore, c'est pour l'Algérie
de demain que le Réseau algérien de l'État sème
aujourd'hui.
En terminant cette étude d'où nous nous sommes efforcés
de bannir, dans la mesure du possible, toute aridité technique,
nous considérons comme un devoir de rendre un hommage éclatant
à l'homme qui a été l'âme de ce réseau
des Chemins de fer algériens de l'État, nous voulons parler
de M. Rouzaud. Bien souvent l'institution vaut surtout par celui qui
la dirige. Pour le bonheur de la Colonie, nous trouvons là -
une fois n'est malheureusement pas coutume - the right man in the right
place, l'homme qu'il faut à la place qui convient. Puissions-nous
l'y posséder encore longtemps.