Géographie de l'Afrique du nord
Le Titteri des Français
1830-1962
Première partie : présentation générale - historique jusqu'en 1846
Documents et textes : Georges Bouchet
mise sur site le 24-10-2008

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PREMIERE PARTIE : PRESENTATION GENERALE

HISTORIQUE

     ·         6°/  Le Titteri, origine et cœur du royaume ziride : 936-973

   Ce royaume et cette dynastie ont été créés par Ziri ibn Menad. Ce Ziri était le chef d’une tribu ou d’un groupement de tribus sanhadja de la région de Boghar.  Cette tribu appartenait à une confédération de tribus présente dans tous les monts du Titteri ; de l’Ouarsenis jusqu’au Hodna, voire au-delà vers l’est. Vers le sud ses terres étaient en contact avec les terres de parcours des nomades Zénètes, leurs ennemis traditionnels.

   C
e grand chef tribal avait été choisi par le calife abbasside, résidant alors à Bagdad, comme gouverneur du Maghreb central. Mais dans les années 930  Ziri décida de changer de maître en prenant parti pour le  nouveau calife dissident et hérétique fatimide. Ce calife devait avoir à ses yeux l’avantage d’être très hostile aux zénètes qui avaient été tentés par une autre hérésie, celle du Kharédjisme. Le calife et Ziri étaient en quelque sorte unis par des ennemis communs : les Zénètes kharédjites. Il était aussi plus proche car il demeurait à Mahdia, sur une presqu’île de la côte  de l’Ifrikiya, non loin de Kairouan,  où il s’était d’abord établi en 909.

   En 936 Ziri résolut de faire de la ville d’Achir, près du Kef Lakhdar  (le rocher vert) sa capitale. J’ignore la date précise de l’aménagement de ce site, bien placé pour surveiller les steppes ; mais en 935 son palais forteresse était déjà bâti. Etrangement les ruines de cette ville, dispersées en fait sur trois emplacements proches mais différents, ne sont citées ni par le guide Michelin, ni par le guide bleu ! Et sur la carte au 1/200 000 (feuille de Médéa) les trois points noirs localisant les ruines sont associés au toponyme El Benia. En 936, ou un peu plus tard, Ziri obtint du calife la reconnaissance  d’Achir, comme ville capitale : ce qui revenait à  admettre que Ziri était à la fois souverain et vassal. C’est l’origine de la dynastie ziride. Bien sûr Ziri avait déjà adopté le chiisme des Fatimides.

   Ziri ne fut pas un ingrat. En 944 et 945 il vint sauver le calife assiégé dans sa capitale Mahdia par des tribus kharédjites dirigées par un chef, Abou Yazid, qui s’était réfugié à Sédrata après la chute de Tahert en 911. Ziri avec ses cavaliers berbères réussit à ravitailler les assiégés de Mahdia, et à renforcer la garnison.  Au bout de huit mois, les Kharédjites venus d’Ouargla, de l’Aurès et du Hodna, levèrent le siège.

   Ziri put alors développer son emprise sur le Titteri et sur ses abords, surtout vers le nord, jusqu’au rivage de la Méditerranée. Son fils aîné Bologhine ibn Ziri l’aida efficacement dans cette tâche. C’est lui qui, vers 950, fit renaître et fortifier trois villes  tombées en profonde décadence :

          Médéa alors appelée Lembdia, et qui avait été un poste de relais romain ;
          Miliana, l’ancien Zuchabar  romain, sur les pentes du Zaccar pour surveiller la vallée du Chéliff ;

          Djazaïr Beni Mezghana, ancien port, ancien Icossim, ancien Icosium et futur Alger.

Achir surveillait les steppes, on l’a vu, et Hamza (futur Bouira) gardait la route vers les vallées de l’Isser et de la Soummam. Par contre Auzia disparaît des chroniques de cette époque.

    La vallée du Chéliff fut parcourue par les armées Zirides qui allaient combattre dans le Maghreb el-Aksa (Tlemcenois et Maroc) le calife Omeyyade installé à Cordoue depuis 929. C’est au retour de l’une de ces expéditions lointaines que Ziri fut tué au combat. C’est Bologhine qui lui succéda. Mais ce dernier ne resta pas longtemps à Achir. En effet en 973 le calife fatimide quitta Mahdia pour Le Caire en Egypte. Il confia à Bologhine la mission de tenir l’ensemble du Maghreb oriental et central, c’est-à-dire de maintenir les tribus dans l’obéissance et de lever les impôts. Bologhine quitta Achir pour une résidence proche de Kairouan, celle de Sabra-Mansouria.

   Achir n‘est pas abandonné ; mais son heure de gloire est passée. Ce n’est plus qu’une ville des confins du royaume ziride, proche de ses limites orientale et surtout méridionale. Bologhine confia à l’un de ses fils, Hammad, le soin de défendre ces frontières. Hammad s’acquitta très fidèlement de cette mission jusqu’à la mort de son père en 984. Mais ensuite il comprit que le Titteri et la Kabylie étaient bien trop loin de Mansouria pour que son frère Mansour, qui avait remplacé son père à Mansouria, puisse s’opposer à son ambition d’organiser peu à peu les bases d’une future indépendance. Nous dirons quelques mots de cette entreprise qui le mit en conflit avec son frère, puis avec son neveu Badis, dans le prochain paragraphe consacré aux Hammadides.

   La dynastie ziride abandonna de fait la souveraineté sur le Titteri en 1014, mais  continua à dominer l’Ifrikiya et ses abords jusqu’en 1052.

l’extension maxima du territoire tribal originel,

En théorie, en tant que gouverneur abbasside du Maghreb central, Ziri  dominait toutes les régions montagneuses du Tell du Zaccar à l’Aurès. Ce croquis n’a pour but que de définir l’extension maxima du territoire tribal originel, et son expansion sous le règne de Ziri.
Toutes ces limites sont très approximatives vers l’est, du côté de la Kabylie et du Hodna
.

 
emplacements des ruines de la capitale Ziride Achir
Les emplacements des ruines de la capitale Ziride Achir sont situés entre la montagne du kef Lakhdar et le toponyme El Benia.
La route est celle de Boghari à Sidi-Aïssa. 
   
     ·   7°/ Le Titteri sous les Hammadides : 973-1014-1152

   On se souvient que Bologhine ibn Ziri quitta Achir en 973 et qu’il laissa la ville et la province du Titteri à la garde de son fils Hammad ibn Bologhine.  Mais à la mort de son père, en 984, Hammad desserra progressivement les liens de dépendance vis-à-vis de la dynastie ziride de son frère Al Mansour. Son véritable dessein était de profiter de l’éloignement d’Achir par rapport à l’Ifrikiya, pour se rendre indépendant de cette autorité lointaine et de transmettre ce pouvoir à ses fils.

   En 984 il resta dans son palais d’Achir

   Mais dès 1007 il déménagea pour le palais forteresse qu’il avait fait bâtir, un peu plus vers l’est, sur le flanc sud de la chaîne du Hodna, au nord-est de M’Sila. Il en fit sa capitale qui prit tout simplement le nom de Kalaa Beni Hammad. En 1014 il se déclara indépendant du pouvoir ziride de Kairouan ou de Mahdia. Il abandonna également la calife fatimide et le chiisme pour reconnaître la légitimité du calife abbasside de Bagdad et de l’orthodoxie sunnite. Son frère Al Mansour ne réagit pas ; le calife fatimide non plus.

   Mais la situation changea à la mort d’Al Mansour. Badis ibn Mansour, son fils et successeur  vint  en 1015 mettre le siège devant la Kalaa de son oncle Hammad. Mais il mourut en 1016 sans avoir pu s’emparer de la ville. Hammad avait vraiment gagné son indépendance car le successeur, Al Muizz ibn Badis n’avait que 8 ans et son entourage lui conseilla  de mettre fin à l’expédition. Devenu adulte, Al Muizz ne tenta rien contre son grand oncle.

   Le Titteri était donc devenu une province marginale du royaume Hammadide qui, vers l’est englobait tout le Constantinois. La frontière entre les royaumes « cousins » ziride et hammadide courait, du sud au nord, de Tébessa à Bône. A vrai dire seul le nord du Titteri appartenait au royaume hammadide. Plus au sud les steppes et les monts des Ouled Naïl restaient le domaine de tribus zénètes  sans autre maîtres que leurs chefs traditionnels.

   Mais au milieu du XIè siècle la situation fut bouleversée par deux interventions extérieures.

Au sud commencèrent, en 1051, les invasions d’Arabes bédouins venus d’Egypte. Elles atteignirent d’abord les Monts de l’Atlas saharien et presque aussitôt les steppes. Il en sera question dans le paragraphe suivant. 

Au nord ce sont les Almoravides venus du Maroc, qui entamèrent la conquête du Maghreb central. Après les  campagnes de Yusuf ibn Tachfin, le Titteri des Hammadides avait perdu, vers 1080, toute la région de Médéa ainsi que la côte avec Djazaïr (Alger) et le Zaccar avec Miliana. (voir croquis).

   Non seulement le Titteri avait perdu son indépendance ; mais il était partagé entre deux royaumes

   On peut noter qu’aucun de ces souverains étrangers ne se maintint longtemps au pouvoir, car ils furent tous deux balayés par les Almohades qui firent l’unité de toute l’Afrique du nord, ainsi que du sud de l’Espagne, en 1162.  Cette date est aussi emblématique du sort futur du Titteri, et de tout le Maghreb central : la dépendance vis-à-vis de conquérants extérieurs : de 1162 à 1962 cela fait 800 ans de dépendance « tout rond » .   

voies d'invasion
En teinte plate le territoire enlevé aux Hammadides par les Almoravides.
En hachures le territoire conservé. Tobna est une ancienne forteresse byzantine
     ·   8°/ Le Titteri face au cataclysme hilalien ; son arabisation.

   Pour faire court j’appelle cataclysme hilalien l’ensemble des vagues successives d’envahisseurs arabes bédouins à partir de 1051. Ces nomades chameliers originaires du Hedjaz, avaient été cantonnés en Haute Egypte, à l’ouest du Nil, par les califes fatimides du Caire. S’ils en sont partis pour aller s’installer au Maghreb, c’est à cause, d’abord, d’une décision malheureuse du dernier souverain ziride, Al Muizz.

  Comme le calife Al Mostancir n’avait pas réagi contre Hammad lorsque celui-ci avait répudié le chiisme, Al Muizz, qui savait ses sujets restés fidèles à l’orthodoxie sunnite, multiplia les provocations contre son lointain souverain et contre ses représentants en Ifrikiya. Et en 1045 il franchit le seuil de non-retour en rompant officiellement avec Le Caire.

   Al Mostancir ne régit pas brutalement mais très efficacement tout de même. Sur les conseils astucieux de son vizir El Yazouri, il fit don à ces tribus trop  turbulentes de Haute Egypte « de la province berbère insoumise en leur remettant par avance les actes officiels qui légitimeraient leurs conquêtes éventuelles ». Il espérait se débarrasser de la sorte de ses pillards encombrants, tout en punissant le prince coupable de trahison.

   Ainsi fut fait. Un grand nombre de tribus dont Ibn Khaldoun énumère consciencieusement les noms, se mirent en marche avec dromadaires, tentes, cheptel, enfants et femmes. L’histoire a retenu les noms de deux confédérations, celle des Beni Hilal et des Beni Soleïm ; et a résumé les événements sous le titre « invasions hilaliennes ». Les nomades chameliers suivirent le littoral de Tripolitaine pour entrer en Ifikiya. Ceux qui ne tournèrent pas à droite pour s’attaquer à Al Muizz, poursuivirent leur chemin vers l’ouest par les oasis du Djerid, le pied de l’Aurès et des monts du Zab. Ils franchirent aisément les monts des Ouled Naïl et se dispersèrent dans les steppes pour aborder le Titteri des sédentaires du Tell. On aurait tort d’imaginer des armées disciplinées parties combattre les souverains du lieu ; on croit plutôt à une multitude de pillages et de destructions accomplies au hasard des rencontres, et parfois avec l’aide de chefs berbères alliés pour un temps avec les Arabes contre un ennemi commun. Les Hammadides de Kalaa furent dans ce cas, avant de déménager en 1091 à Bougie, ville plus facile à défendre et moins accessible pour les Arabes et leurs montures.

   Les conséquences de ces « invasions hilaliennes » furent, dans le Titteri, les mêmes qu’ailleurs ; précoces au sud, un peu plus tardives au nord dans le Tell.

   Il est commode et habituel de souligner : 
     o         Le déclin des campagnes cultivées, due notamment à la destruction des vergers et des équipements hydrauliques, parfois hérités des Romains,
     o         La diffusion du nomadisme et du semi-nomadisme au nord des steppes,
     o         La diffusion de ferments d’anarchie, le pouvoir politique essentiel étant celui des chefs de tribus, ou parfois du chef d’un regroupement de tribus censés descendre d’un ancêtre commun.
     o         Et enfin et surtout l’arabisation. Il est venu peu d’Arabes, 100 000 ? 200 000 ? personne ne le sait au juste ; en tous les cas pas assez pour submerger les Berbères. Pourtant les descendants de ceux-ci se croient presque tous arabes lorsqu’ils parlent arabe. L’arabisation a été totale chez les Zénètes, et très majoritaire mais pas totale chez les Sanhadja du Tell. Comment expliquer ce succès de l’arabisation sans écoles, sans instituteurs et sans obligation ? On évoque les nécessités religieuses (mais l’islamisation du VIIè siècle les avait ignorées), la compénétration des genres de vie, facile pour les tribus de l’Atlas saharien et des steppes déjà « nomadisantes », les mariages mixtes. En pareil cas c’est l’arabophone qui domine car sa langue est celle du chef tribal et celle du Coran. A vrai dire l’arabe qui est concerné n’est pas celui du Coran, mais l’arabe des bédouins que nous appellerons plus tard, arabe dialectal. On souligne aussi la tradition du clientélisme qui permet à un groupe client d’une famille arabe, de prendre le nom de son protecteur. Il est sûr enfin que l’ascension sociale exigeait de s’assimiler au groupe dominant, donc aux Arabes. Les Berbères qui ont réussi ne se sont pas contentés de bien parler l’arabe bédouin ; ils se sont inventés une généalogie qui leur permettait de revendiquer le titre envié de Chérif.

   Ce processus est donc allé jusqu’à son terme dans les régions d’élevage nomade. Mais dans les montagnes autour de Tablat et Médéa il n’aurait pas été achevé en 1830, si l’on en croit les rapports des militaires français qui qualifiaient de Kabyles les populations de ces monts, lorsqu’elles venaient piller les fermes de la Mitidja.

   Deux siècles plus tard un autre mouvement de migrations nomades, celui des Beni Maqil et des Beni Hassan, n’intéressa que marginalement l’extrême sud du Titteri car ces peuples poursuivirent leur chemin le long des montagnes sahariennes jusqu’en Mauritanie. Ce dernier pays a comme langue  commune le Hassaniya, c’est-à-dire le dialecte arabe introduit par les Beni Hassan au XVIIIe siècle.

      ·   9°/ Le Titteri   du XIIe  au XVIe siècle : une région disputée et soumise

   Après les troubles provoqués par les invasions hilaliennes le Titteri, tout comme l’ensemble du Maghreb central, ne fut plus jamais souverain. Il fut un territoire disputé entre les empires berbères de l’est (l’Ifrikiya des Hafsides) et de l’ouest (Almohades et Mérinides du Maroc, Zianides de Tlemcen). Tous avaient le dessein de refaire l’unité du Maghreb : seuls les Almohades et les Mérinides y parvinrent.

   Le Titteri fut donc d’abord la voie de passage obligée des armées en marche. Mais le détail des opérations est obscur. Seul le nom de Médéa (souvent jumelé avec celui de Miliana proche mais hors du Titteri) apparaît à l’occasion d’un événement bien daté. Il faut dire que Médéa est une place d’où l’on peut surveiller, et la plaine de la Mitidja, et la vallée du Chéliff. Il est très probable que ces allées et venues de bandes armées plus ou moins disciplinées ont été, pour les populations locales, source de nombreux et graves désagréments ; ou pire.

   En 1155 les Almohades prennent  la ville et font  reconstruire ou réparer son aqueduc.

En 1289 c’est le sultan Zianide (on dit aussi Abdelwadide) de Tlemcen qui met le siège devant la ville, sans succès.

En 1303 les Mérinides qui sont en train d’unifier le Maghreb, s’emparent de tout le Titteri tellien et steppique. A Médéa ils renforcent les murailles et ajoutent une citadelle. Ils y restèrent au moins jusqu’en 1348.

   La main mise d’un conquérant signifie pour les populations qu’elles devront lui payer le Kharaj, impôt territorial en céréales et en monnaie. Les tribus préfèrent ne pas payer. Elles payent ou ne payent pas à un pouvoir toujours très lointain (à Tunis, ou Tlemcen, ou Fès, ou Taza, voire Marrakech) selon que ce dernier est capable de se faire craindre. Plus on en proche d’une garnison, celle de Médéa étant la principale, plus il est prudent de payer. Il est probable que les Ouled Naïl de l’Atlas saharien se sentaient à l’abri des mauvaises surprises.

     ·   10°/ Le beylik turc du Titteri : 1548-1830

   L’arrivée des Turcs dans ces montagnes est un contrecoup inattendu de la présence d’une forteresse espagnole sur un petit îlot de le baie d’Alger, le Penon. La ville d’Alger était à portée de canon de cet îlot tout proche de la côte. Les Algérois, du moins leur « roi » Salem Tasmi, sollicitèrent l’intervention d’un corsaire grec renégat entouré d’un halo d’invincibilité : Baba Aroudj. Ce dernier s’était retiré à Djidjelli.

   En 1516 Aroudj et son frère Kheir ed Din (plus tard surnommé Barberousse par les Chrétiens) accoururent. Ils ne purent s’emparer du Penon, mais du roi (qu’ils tuèrent) et de la ville, oui. Une fois maîtres de la ville ils occupèrent leurs compagnons à conquérir les environs. Ce furent des conquêtes étonnamment faciles. Au bout de deux ans ils avaient soumis les tribus de la Mitidja, du Dahra, de l’Ouarsenis, du Chéliff oriental et du Titteri avec Médéa. Aroudj était peut-être invincible, mais pas invulnérable. Il mourut au retour d’une expédition à Tlemcen, tué par les Espagnols qui tenaient Oran. Sa tête fut d’ailleurs envoyée au Gouverneur espagnol d’Oran.

   A Alger, son  frère Kheir ed Din lui succéda et pensa qu’il serait prudent de se placer sous la protection théorique du sultan de Constantinople. Il fit donc l’hommage des territoires conquis à Sélim Ier. Ce dernier lui attribua le titre envié de beylerbey (bey des beys) et  lui envoya 2000 janissaires armés de mousquets modernes « il n’était plus un simple chef de pirates ; il avait derrière lui toute la puissance de l’Empire ottoman ».  Grâce à ces renforts Kheir ed Din, en 1529, s’empara de la forteresse espagnole. Il la démolit, et avec les pierres récupérées construisit une jetée reliant tous les îlots d’El Djezaïr (les îles). Ainsi Alger eut un port bien protégé des vents du nord et qui put devenir, pour trois siècles, un repaire de corsaires barbaresques inviolable. Kheir ed Din mourut à Constantinople, en 1546.

C’est son fils Hassan pacha qui hérita, et de son pouvoir en Afrique, et de son titre de beylerbey. Il était né d’une mauresque d’Alger : il fut donc l’un des tout premiers koulouglis. Deux ans plus tard à peine, en 1548, Hassan pacha créa un beylik dans les montagnes qui dominaient la Mitidja avec pour chef-lieu la ville de Médéa. Le premier bey s’appelait Ahcène Redjeb, le dernier, celui que la France eut à combattre en 1830 s’appelait Mustapha Bou Mezrag. Entre eux deux, 15 autres beys seulement en près de 300 ans. L’emploi était finalement assez stable dès lors que le bey apportait tous les trois ans  en personne, à Alger, la quantité de pièces d’or ou d’argent que le dey et son entourage attendaient.

La première mission du bey du Titteri (c’était son titre officiel) était de dissuader les montagnards d’aller piller les haouchs de la plaine si proche. Mais tout comme les Romains bien avant eux, ils furent amenés à  occuper très vite tout l’Atlas tellien ainsi que le nord des steppes.

 Les limites du Titteri n’ont jamais été matérialisées ; elles furent floues et d’ailleurs très fluctuantes en fonction des rapports de force entre le bey et les tribus. Pour schématiser leurs évolutions, le mieux est de dessiner un croquis.  Pour ce   faire j’ai pris appui sur deux cartes, celle de L.Rinn antérieure à 1930 et celle que Georges Duby a publiée en 1987 dans son atlas historique. Il faut savoir que toutes les limites qu’on y voit sont approximatives, mais en cohérence avec les textes lus.

Limites du Titteri
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Limites du Titteri

Le beylik du Titteri englobait à l’origine des régions qui lui ont été enlevées en 1770 : celles de Tablat, du Dirah et de Grande Kabylie. Il englobait aussi une partie du Sersou le long du Nahr Ouassel, branche amont du Chéliff, ainsi qu’une partie de la vallée du Chéliff en face de Miliana, cette dernière ville échappant assez vite à la tutelle de Médéa.

   Au début du XVIIIè siècle les Turcs prirent le risque de s’avancer jusqu’au Sahara, ne serait-ce que pour protéger les régions du nord contre les divagations des troupeaux des semi nomades des monts Ouled Naïl ; c’est un problème récurrent de l’histoire des confins du Tell et des steppes. En effet le nord des steppes est fréquenté l’été par les troupeaux des tribus de l’Atlas saharien. Les contacts sont donc inévitables avec le pouvoir en charge du Tell et de ses cultures. A vrai dire le pouvoir turc sur ces tribus du sud fut des plus faibles. Elles restèrent quasi indépendantes, mais furent soumises au paiement des impôts traditionnels en pays musulman.

   Les tribus  sont classées par les Turcs en trois groupes selon une hiérarchie militaire et fiscale. Il y a les tribus du makhzen supérieur, celles du makhzen inférieur et les tribus raïas.

Les tribus du makhzen supérieur doivent un appui militaire en cas de besoin. Cela signifie qu’elles doivent être capables de fournir un contingent de soldats et de chevaux à n’importe quel moment. En échange elles sont dispensées du paiement des impôts non coraniques. Elles sont propriétaires de leurs terres et ne doivent aucun fermage. Sur le territoire, ces tribus sont disposées de telle sorte qu’elles contrôlent les axes les plus commodes pour traverser les montagnes du nord au sud ou de l’ouest vers l’est. Ce sont les mêmes axes que ceux qui avaient été jadis sécurisés par les Romains.

Les tribus du makhzen inférieur ne doivent le service militaire qu’à titre exceptionnel. Elles sont dispensées d’une partie seulement des impôts. Elles payent un impôt territorial, le kharadj ou hokor, qui est une sorte de droit d’usage des terres.

Les tribus raïas payent tous les impôts, y compris les exceptionnels : lors de la nomination d’un nouveau bey, par exemple !

Les tribus quasi indépendantes du grand sud ne payent pas au bey   les impôts traditionnels, coraniques ou pas. Mais elles ont toujours dû payer, même avant leur incorporation à l’Empire ottoman, un droit d’usage lorsque leurs animaux  venaient paître sur les terres de parcours du nord des steppes et du Sersou, et un droit de fréquentation des marchés du Tell, lorsqu’elles venaient acheter des grains ou vendre des moutons ou de la laine.

Il existait enfin des tribus « artificielles » (les smalas ou zmoul) formées de soldats de métier indigènes auxquels on a distribué des terres qu’ils doivent cultiver tout en restant disponibles en cas d’urgence. Ils fournissent le plus souvent un gîte d’étape pour les officiers des troupes en déplacement. Il y avait une smala à 2 km à l'est de  Berrouaghia, à l’emplacement  du futur pénitencier agricole français.

Bien sûr le bey avait aussi à sa disposition des janissaires pour tenir les bordjs et  assurer la sécurité de la mehallah (collecte annuelle des impôts). L’organisation du service de ces soldats de métier était étrange ; un an en poste fixe dans un bordj ou une nouba (garnison urbaine) ; un  an à parcourir le pays au hasard des besoins de surveillance ou d’enquêtes ; un an de repos.

   L’administration turque du Titteri était très légère.

A MEDEA, il y avait, au sommet, le Bey et ses principaux adjoints.

Le bey est nommé par le dey d’Alger pour trois ans renouvelables. Il doit descendre à Alger tous les trois ans, à la tête d’une caravane bien escortée, de 20 chevaux chargés de pièces d’or et d’argent destinées au dey et à sa cour. Si le « cadeau » est favorablement apprécié, le bey peut être reconduit dans ses fonctions. Il reçoit alors un yatagan d’or et une splendide gandoura brodée. Il est aussi invité à reprendre le chemin de Médéa au bout d’une semaine.

Tous les vendredis il doit tenir dans son palais de Djenan el bey, futur hôtel de la subdivision militaire française, une grande audience judiciaire publique.

Il a de nombreux pouvoirs de nomination : des cadis, des aghas, des hakems et du khaznadar.

Les Cadis sont les juges principaux : il y en a quatre.
Les Hakems sont des gouverneurs de villes, sortes de maires.
Les Aghas sont les chefs des janissaires  et, à l’occasion, des renforts fournis par les makhzens
Le Khaznadar est le trésorier chargé de la collecte et de la garde des impôts. Lors des tournées de collecte, il doit être accompagné d’un comptable et caissier, le Saïdji, qui est juif. C’est le moment de signaler l’importance de la communauté juive de Médéa. Elle dispose de trois synagogues et fournit au bey des conseillers plus ou moins occultes. Les impôts principaux permanents étaient l’achour, le hokor, le zakat et le lezma.
L’Achour est une sorte d’impôt foncier sur les surfaces (et non les récoltes) plantées en céréales.
Le Hokor est payé par les usufruitiers de terres Azel (terres du beylik). C’est une sorte de fermage pour les utilisateurs de terres domaniales. Il s’ajoute à l’achour.
Le Zakat est un impôt sur le bétail
Le Lezma est un droit payé pour la fréquentation des marchés.

A cela pouvaient s’ajouter, surtout pour les tribus raïas, des livraisons en nature à l’occasion du passage des officiers et fonctionnaires d’autorité. Il leur fallait nourrir les gens et leurs montures.

Et pour être complet il faut ne pas oublier les « cadeaux » d’usage à chaque investiture d’un bey.

EN PROVINCE la faiblesse de l’encadrement turc avait laissé subsister un maillage tribal aux limites reconnues par la tradition. Et chaque tribu, ou parfois fraction de tribu (ferka)  avait pour chef un Cheikh choisi par le Caïd de l’outhan (district) concerné, dans l’une des familles riches et influentes. Pour la forme le conseil de la Djemaa était invité à proposer ou ratifier ce choix. Ce cheikh était astreint à résider dans sa tribu. Il était théoriquement dépendant du caïd nommé par le bey , mais astreint, lui, à résider à Médéa. Il ne se rendait dans « ses tribus » que pour précéder les collecteurs d’impôt et réunir les sommes dues. Ces caïds pouvaient être turcs ou indigènes ; ils étaient chargés de surveiller, de Médéa, un outhan qui regroupait plusieurs tribus.

A chaque nomination il était d’usage que le bénéficiaire fasse un cadeau à celui qui l’avait choisi : le cheikh au caïd, le caïd au bey et le bey au dey. C’était la forme ottomane de la vénalité des charges en usage en France à la même époque.  Le payeur qui se trouvait à la base de cette pyramide de cadeaux était le fellah.

Qu’obtenait-il en échange de tous ses impôts et redevances ? Je ne sais trop quoi au juste ; mais pas grand chose sûrement. Le bey n’avait pas le souci de faire construire des ponts, des écoles ou des hôpitaux. Dans une Régence d’Alger sous-équipée en général, le Titteri l’était plus encore, à l’exception sans doute de Médéa. Dans le bled le  bey et ses soldats pouvaient garantir la fin des guerres inter tribales, la bonne tenue des marchés et les prières du vendredi avec bénédiction du sultan et du dey. Le bled el Makhzen (sécurisé) s’était étendu aux dépens du bled el Baroud (de la guerre).

     ·   11°/ Le Titteri d’Abd el-Kader : 1835-1847

   Abd el-Kader n’est ni né , ni décédé dans le Titteri : il est né près de Mascara et meurt à Damas. Mais il a beaucoup parcouru les diverses  régions du Titteri. De 1835 à 1847, il a énormément compté pour les tribus du Titteri, et le Titteri a énormément compté pour lui dans sa lutte contre l’installation de la France et des Français.

   Le Titteri était au centre géographique de l’émirat qu’Abd el-Kader s’était constitué à partir du traité Desmichels de 1834 ; et qui s’étirait de Tlemcen à Sétif, avec même une antenne éphémère vers Biskra. Le nord du Titteri, avec Médéa, fut le point de départ des combattants du Djihad qu’il lança sur la Mitidja le 20 novembre 1839. Quatre ans plus tard c’est bien dans le sud du Titteri, celui des steppes, qu’il subit sa première grave défaite, avec la perte de sa smalah près de l’oued Touil.

   Durant ces 12 années le Titteri appartint tout à la fois à l’histoire d’Abd el-Kader et à l’histoire de France. Néanmoins dans le paragraphe ci-dessous, je ne traiterai pas des circonstances de la conquête ou de la création des villes et villages par la France. Je réserve cet aspect de notre histoire à la deuxième partie de ce travail ; celle qui sera consacrée aux monographies des principales localités.

  En 1830, lorsque les Français « montent » à Médéa pour la première fois, et pour peu de temps, Abd el-Kader et son père viennent de rentrer d’Arabie où ils étaient partis en pèlerinage en 1827. Le père était mokadem (responsable religieux) de la confrérie des Kadriya. Autant dire qu’Abd el-Kader était né dans une famille musulmane très religieuse et très attachée au respect et à la défense de l’Islam, dans sa version sunnite malékite. Au début de 1832 il  partage les ambitions de son père qui aurait bien aimé combattre contre trois groupes étrangers : les Turcs, les Koulouglis présents en force à Tlemcen, et les Français installés à Oran ; d’autant que les Français ne se contentent pas d’Oran et qu’ils nouent des alliances avec d’anciennes tribus makhzen de la région. Abd el-Kader et son père vivent le plus souvent à Mascara.

   Le 21 novembre 1832 trois tribus de la plaine des Eghris, près de Mascara, après avoir hésité entre le père et le fils, choisissent le fils pour être le sultan auquel on confiera la mission de chasser les infidèles et de punir leurs « collaborateurs ». En effet il y eut toujours, du tout début à l’extrême fin, des algériens qui choisirent le parti de la France. Hadj Abd el-Kader ould Madhi el-Din (c’est son nom complet: hadj rappelle qu’il a fait le pèlerinage de La Mecque et ould signifie fils de) refusa le titre de sultan qui aurait pu contrarier le sultan du Maroc et choisit, entre autres titres, celui d’ Emir el Mouminin (émir des croyants).

   Son premier succès est d’ordre diplomatique. En effet le Général Desmichels commandant à Oran, accepta, le 26 février 1834, de signer un texte de paix proposé par Abd el-Kader. Sans l’avoir compris Desmichels venait d’élever Abd el-Kader au rang de souverain. Il admettait aussi qu’ Abd el-Kader puisse acheter des armes transitant par les ports tenus par les Français. L’émir el Mouminin eut désormais les mains libres pour s’armer et régler ses comptes avec les tribus rivales ; et imposer à toutes le paiement des impôts traditionnels.

Mouvements de troupes
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Mouvements de troupes

Légende
Les hachures serrées délimitent le territoire d'Abd el-Kader de 1835 à 1840
Les hachures plus larges délimitent le territoire conservé jusqu'en 1843
Les lignes vertes schématisent les mouvements d'Abd el-Kader
La ligne la plus épaisse concerne le " raid " de 1845-1846
Les lignes rouges schématisent les mouvements des troupes françaises
Les carrés verts situent des chefs-lieux de Khalifalik
Les croix vertes situent les deux arsenaux d'Abd el-Kader dans la région
Signification des lettres accompagnant les lignes des mouvements
D A = duc d'Aumale B A = Baraguey d'Hilliers d'A = d'ArbouvilleM =Marey

   1835-1836 : Le Titteri est soumis par Abd el-Kader

   Pour Abd el-Kader l’intérêt du Titteri est de dominer la Mitidja où des Français ont commencé à s’installer. Il est aussi très proche d’Alger. Médéa est, avec Miliana, l’une des deux « clés » de la Mitidja, dit-on à l’époque. De surcroît le Titteri et son chef-lieu, Médéa, sont vacants. Les  Turcs n’y sont plus et les Français pas encore, malgré deux tentatives ratées d’occupation durable en 1830 et en 1831.

   En avril 1835 Abd el-Kader remonte la vallée du Chéliff, contrôle Miliana, puis prend la route qui monte à Médéa. Mais un illuminé, Bou Hamar, accuse Abd el-Kader d’impiété et de trahison pour avoir accepté de traiter avec des infidèles. Il occupe Médéa. Abd el-Kader doit livrer bataille ; avec succès. Il fait une entrée triomphale à Médéa, coupe quelques têtes de notables suspects de s’être compromis avec Bou Hamar ou avec les Français, et nomme Khalifa du Titteri l’un de ses partisans. Le Gouverneur Général Drouet d’Erlon accepte, sans le dire, le fait accompli. Mais son successeur Bertrand Clauzel, trois mois plus tard exprime son opposition de principe. Et, en 1836, il  tente en vain une troisième occupation de Médéa : elle dure moins d’une semaine car Paris avait décidé d’alléger le corps expéditionnaire d’Algérie. Le khalifa El Berkani reprend la ville et fait prisonnier le beylik Ben Hussein que Clauzel avait laissé à Médéa.

   Le khalifa El Berkani entreprend alors de soumettre toutes les tribus makhzen et raïas afin de les contraindre au paiement des impôts au nouveau souverain.

   1837-1839 ; Le Titteri est organisé par Abd el-Kader

   Du 30 mai 1837 au 20 novembre 1839 règne une fausse paix, à laquelle Valée a cru, doublée, pour Abd el-Kader, d’une veillée d’armes. Le Titteri devient la province centrale du vaste émirat anti français qui a été reconnu légitime par le traité de La Tafna qui a été signé par le Général Bugeaud (alors simple général commandant les troupes d’Oranie) le 30 mai 1837. Dès le 8 mai Bugeaud, qui ne croit pas encore à l’Algérie française, a tenu à recevoir en grande pompe le frère d’Abd el-Kader. L’émir sait qu’il peut jouer sur les rivalités entre les Généraux français Bugeaud et Damrémont. Ce texte reconnaît à Abd el-Kader la souveraineté d’un vaste territoire. 

 Je choisis de souligner quelques propositions extraites de ce traité

          Article 2 : La Mitidja (française) est limitée au sud par la première crête du petit Atlas.

          Article 3 : L’émir administrera la province d’Oran, celle du Titteri et la partie de celle d’Alger qui n’est  pas comprise dans la limite indiquée dans l’article 2.

          Article 7 : L’émir achètera en France la poudre, le soufre et les armes dont il aura besoin.

   Etrange traité qui traite Abd el-Kader, non seulement en souverain, mais presque aussi en allié.

   Le siège d’Aïn Madhi dans le Djebel Amour en 1838

   La sollicitude des responsables français eut l’occasion de se manifester dès 1838, lorsque l’émir alla assiéger Aïn Madhi où se trouvait la zaouïa des Tidjaniya confrérie rivale de la sienne. Aïn Madhi est une oasis du djebel Amour située 70 km à l’ouest de Laghouat, en bordure du Titteri. Elle a de solides murailles. Abd el-Kader demande au marabout Sidi el Tidjani de lui verser le montant des impôts. Tidjani, qui en 1826 a réussi à repousser une attaque turque, refuse. Abd el-Kader veut l’y contraindre. C’est, entre les deux chefs, une querelle de prestige autant que d’intérêt.

   Le siège s’éternise, de juin à novembre 1838, car les murailles sont solides et l’artillerie de l’émir défaillante. C’est alors que Valée fait parvenir à Abd el-Kader la poudre et les 400 obus que celui-ci demande en vertu du traité de la Tafna. Grâce à cet apport , deux européens au service d’Abd el-Kader, Léon Roches et un légionnaire déserteur hongrois, organisent le creusement de tunnels au-dessous de la citadelle où ils amassent la poudre. Averti du danger qui le menace, Tidjani accepte les conditions d’une capitulation honorable. Le 3 décembre il quitte librement Aïn Madhi pour Laghouat, mais en laissant un fils en otage auprès d’Abd el-Kader. Un mois plus tard Abd el-Kader fit sauter la citadelle. Les Tidjaniya furent ainsi conduits à choisir plus aisément le camp français.

   Cette préférence fut illustrée par un fait de toute petite histoire que je me permets d’exposer, car la petite histoire y croise la grande. En 1870 un cheikh, parent de Sidi el Tidjani, vint en France pour féliciter les tirailleurs algériens qui s’étaient bien battus à Wissembourg. Il aperçut chez le député de la Marne, Steenakers, une jeune lorraine, Aurélie Picard, fille d’un officier qui avait reçu la Légion d’honneur pour sa participation, en 1843, à la prise de la Smalah d’Abd el-Kader !  Il dut y avoir, du moins pour le cheikh, quelque chose comme un coup de foudre. Il fit savoir à l’officier français qui l’accompagnait pour lui servir d’interprète, qu’il souhaitait l’épouser. L’interprète contacta le père d’Aurélie qui comprenait suffisamment l’arabe pour discuter des conditions d’une éventuelle union. Le demandeur offrait entre autres 400 chameaux, des bijoux et la répudiation de toutes ses concubines. Aurélie consultée, accepta de partir en Algérie. Le mariage fut célébrée en 1871 à Alger par Monseigneur Lavigerie et par le grand mufti Bou Kandoura. Aurélie eut beaucoup d’influence sur son époux (décédé en 1897) et sur son beau-frère ensuite qui avait noué avec elle un mariage de tradition afin qu’elle puisse rester à Aïn Madhi et  continuer à oeuvrer pour la confrérie des Tidjaniya. Après son deuxième veuvage elle passa deux ou trois ans à Alger ou en Lorraine ; mais elle revint en 1924 à Aïn Madhi où elle mourut en 1933. Elle est enterrée près du mausolée de son époux , à Kourdane, près d’Aïn Madhi.  Dans cette oasis en bordure du désert elle a sûrement eu une influence favorable à la France. Elle fit  ainsi ouvrir une école de garçons à Aïn Madhi dès 1882, c’est-à-dire très tôt pour un « bled » si éloigné de la côte et sans résidents européens autres que l’instituteur, sans doute la première de l’Atlas saharien dans ce cas.

Palais que le maraboutSidi Ahmed Tidjani fit bâtir à l'écart du ksar d'Aïn Madhi dans les années 1880 au lieu-dit Kourdane
Palais que le marabout Sidi Ahmed Tidjani fit bâtir à l'écart du ksar d'Aïn Madhi dans les années 1880 au lieu-dit Kourdane.
Tombeau du marabout Sidi Ahmed Tidjani (mort en 1897) et de son épouse Aurélie
Tombeau du marabout Sidi Ahmed Tidjani (mort en 1897) et de son épouse Aurélie Picard (morte en 1933).

   Abd el-Kader a tenté d’organiser un véritable état moderne en améliorant le système turc. Bien sûr il a éliminé ce qu’il pouvait rester de responsables turcs ou koulouglis, et n’a nommé aux fonctions d’autorité que des indigènes, choisis de préférence parmi les marabouts et les cheurfas (familles religieuses) plutôt que parmi les djouabs (familles de tradition guerrière). Il partagea son territoire en 8 khalifaliks ; chaque khalifa étant aidé par des aghas qui commandaient à des caïds qui supervisaient les cheikhs, chefs de tribus ou de ferkas (fraction de tribu). A Médéa le khalifa du Titteri fut El Berkani. Le croquis montre qu’il avait deux collègues très proches, Ben Allal (khalifa du Zaccar) à Miliana et Ben Salem (khalifa du Sébaou) à Hamza. Ces trois khalifaliks entourent  et surplombent la Mitidja. Ils sont les mieux placés pour attaquer la Mitidja, et au-delà, Alger. Dans ce but aux impôts traditionnels, Abd el-Kader ajoute la Maouna, impôt spécial et provisoire destiné à financer les troupes et les armes destinées à chasser les Français. L’émir n’attend que l’occasion de proclamer le djihad : elle surviendra à l’automne 1839.

   Le djihad de novembre 1839 et le saccage de la Mitidja

   Du 23 octobre au 2 novembre Valée conduit personnellement les troupes qui relient pour la première fois, par voie de terre, Sétif à Alger, en traversant des régions qu’Abd el-Kader considère comme siennes en vertu de l’article 2 du traité de la Tafna. Le 2 novembre il envoie une lettre à Valée pour l’informer qu’il est contraint d’entrer en guerre. Valée tente de l’en dissuader en envoyant à Médéa, où se trouve l’émir, son interprète Ben Duran chargé d’une mission de conciliation. Abd el-Kader  se retranche derrière la volonté unanime de ses khalifa pour refuser. De toute façon il avait déjà donné l’ordre à El Berkani, à Ben Allal et à Ben Salem de saccager la Mitidja et d’y massacrer les chrétiens, civils et militaires

   Le 20 novembre un convoi surpris est massacré et le lendemain une unité perd 105 soldats près d’Oued el Alleug. Les Hadjoutes, tribu makhzen de la Mitidja restée fidèle aux Turcs et hostiles aux Français, emportent 98 têtes. Il convient de savoir, pour apprécier l’exploit, que la gloire n’est grande pour le Hadjoute, que s’il a décapité et saisi la tête de sa victime sans descendre de cheval. Pour compléter ce tableau des usages en cours, je signale que les autorités françaises ne décapitaient que les chefs abattus pour exposer leur tête 2 ou 3 jours afin que circule une information incontestable. Les têtes étaient ensuite rendues aux familles gratuitement, et non vendues comme chez les Hadjoutes.

   Décembre fut un mois désastreux pour la Mitidja. Le Gouverneur Général fit évacuer tous les postes militaires sauf 4 et tous les colons rescapés. Il souffla un vent de panique jusqu’aux abords d’Alger qui ne fut levée que par l’occupation du repaire des Hadjoutes à la Saint-Sylvestre 1839.

   Abd el-Kader a dû éprouver le sentiment d’être en train de gagner ; en réalité il avait enclenché le processus qui allait conduire à son échec. En effet il avait donné au roi de France, Louis-Philippe, la possibilité d’envoyer les renforts qui permettraient le choix d’une stratégie offensive visant à chasser Abd el-Kader des territoires cédés par le traité de la Tafna désormais caduc. On commença par Médéa.

   1840-1843 : le Titteri est perdu par Abd el-Kader et conquis par Valée, puis Bugeaud

   Pour la quatrième fois les soldats français grimpent les pentes du tenia (col) de Mouzaïa à 1043m d’altitude. Valée est présent ; Abd el-Kader aussi. L’émir doit se replier et laisser les Français entrer à Médéa ; cette fois-ci avec l’intention d’y rester. Il n’est plus question d’y nommer un chef indigène. On laisse au Général Duvivier 1500 hommes pour tenir la ville et ses environs. La place est aussitôt encerclée par les soldats d’El Berkani : il est dangereux d’en sortir (le 2 août une patrouille surprise a 62 tués), et elle est difficile à ravitailler. Mais elle tient.

   A la fin 1840 Bugeaud est nommé en remplacement de Valée : il arrive à Alger le 22 février 1841. A peine débarqué il renvoie Duvivier en métropole, pour divergence de vue : Duvivier est hostile à la colonisation et Bugeaud lui est devenu très favorable. Il renforce la garnison de Médéa et confie le soin d’élargir jusqu’aux steppes la zone contrôlée par la France, au duc d’Aumale, lieutenant-colonel, et au Général Baraguey d’Hilliers.

   A Baraguey d’Hilliers revient le mérite de franchir le col de Ben Chicao et d’aller détruire, dès 1841 les deux arsenaux qu’Abd el-Kader avait installés à Taza et à Boghar sur des hauteurs dominant la steppe.

   Pour raccourcir le trajet d’Alger à Médéa, Bugeaud choisit le tracé le plus court, par les gorges de la Chiffa.  Les travaux sont rondement menés, par des militaires surtout, dès l’été 1842. On ne passera plus le col de Mouzaïa à 1043m, mais celui d’El Hadjer à 960m. La route est plus courte et le col plus bas. Cette route « Bugeaud » est l’actuelle RN 1.

   Au duc d’Aumale revient la gloire de prendre la smalah d’Abd el-Kader le 16 mai 1843. Le duc était cantonné à Boghar lorsqu’il fut informé de mouvements importants dans le triangle Tiaret, Boghar, djebel Amour. Il se mit en route vers le sud dans la direction d’Aflou, à tout hasard. Après Chabounia la chance lui sourit. Il surprit la smalah près de Taguine et l’attaqua sans trop réfléchir au danger. La chance lui sourit une seconde fois ce même jour : Abd el-Kader et les troupes régulières de son escorte étaient absents. Ce fut la panique dans le camp encombré d’enfants, de femmes, de bétail et de personnes non armées. Abd el-Kader y perdit ses richesses, ses archives, du bétail, 3000 hommes faits prisonniers … et sa réputation d’invincibilité.  Le duc ravitailla les femmes et les enfants et les laissa partir vers le nord.

   Pour autant le Titteri n’est pas entièrement conquis ; il reste à soumettre les tribus de l’Atlas saharien et aussi Abd el-Kader qui, malgré la perte de ses villes dans le Titteri et ailleurs, continue de lutter 3 ans encore.

   1844-1846 : le Titteri et l’espoir de la Grande Insurrection (novembre 1845- juillet 1846)

   Pendant 9 mois Abd el-Kader traversa plusieurs fois le Titteri (voir croquis) dans l’espoir de provoquer un soulèvement général. Il échoua en Kabylie mais réussit souvent ailleurs et notamment dans les monts des Ouled Nail où un cheikh, Si Chérif ben Lahrèche, accepta le titre de Khalifa et la fonction de chef militaire local. Ce furent 9 mois de razzias, de harcèlements, de craintes permanentes. Bugeaud était alors en congé en France. Il revint d’urgence et mit sur pied 18 colonnes chargés de pourchasser Abd el-Kader et ses partisans, afin de les empêcher de pénétrer dans le Tell, hormis le Tell kabyle que nous n’occupions pas encore. Les colonnes opérant dans les steppes du Titteri furent confiées aux Généraux Marey (qui en 1844 avait poussé une pointe jusqu’à Laghouat) et d’Arbouville (qui avait reconnu la piste de Bou Saâda) ainsi qu’au duc d’Aumale qui avait gagné à Taguine ses étoiles de général de division.

   Ces campagnes de 1845-1846 furent, paraît-il, les plus pénibles avec marches et contremarches incessantes à la recherche d’un ennemi insaisissable. Beaucoup d’escarmouches, de peur, de fatigues ; mais aucune bataille d’envergure. La consigne d’Abd el-Kader était de les éviter. Au bout de 9 mois Abd el-Kader, sans s’avouer encore vaincu partit se réfugier au Maroc par le chemin très méridional du Djebel Amour et des monts des Ksour.

   Quand Abd el-Kader se rendit au Général Lamoricière le 24 décembre 1847 le Titteri avait été parcouru dans tous les sens par nos soldats, mais pas encore totalement conquis. Les dates officielles des conquêtes de Bou Saâda et de Laghouat, avec maintien d’une garnison à demeure, sont  respectivement de 1849 et de 1852.

   De 1838 à 1840  Médéa fut l’une des capitales d’Abd el-Kader ; en 1848 elle devint l’un des chefs-lieux d’arrondissement français, pour un peu plus d’un siècle.