Géographie de l'Afrique du nord
Le Titteri des Français
1830-1962
Première partie : présentation générale - historique jusqu'en 911
Documents et textes : Georges Bouchet
mise sur site le 24-10-2008

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PREMIERE PARTIE : PRESENTATION GENERALE

HISTORIQUE

     ·         1°/ Avant Rome

   Le Titteri n’entre dans l’histoire qu’avec les écrits des historiens romains,  notamment Tite-Live et Tacite, et grâce aussi aux inscriptions latines gravées dans la pierre et déchiffrées par les archéologues après 1830. Nous savons peu de choses assurées et précises sur le Titteri avant 44, date de l’annexion officielle, par l’Empereur Claude, du royaume de Maurétanie.

    Les Carthaginois ne tenaient pas à annexer des territoires loin des côtes, difficiles à protéger, défendre et administrer. C’eût été trop de soucis et de dépenses pour ce peuple de navigateurs et de commerçants qui se contentait d’escales rapprochées sur le littoral. Néanmoins ces refuges maritimes modestes, avec leurs marchandises entreposées, auraient fourni aux tribus berbères de l’arrière pays des buts de razzia faciles, si les Carthaginois, et avant eux les Phéniciens, n’avaient noué aucun lien avec les populations locales. Il est cependant impossible de définir la nature des liens avec les tribus du Titteri ou de préciser la localisation des implantations carthaginoises loin des côtes ; à une exception près : Auzia (Aumale) qui était une agglomération allogène bien avant la chute de Carthage en 146 avant J-C. Mais « le passé punique de l’Algérie est enfoui sous les ruines de son passé romain ».

   Pour les Romains la Maurétanie fut d’abord un royaume protégé. La Maurétanie, Titteri compris, est alors le pays des Maures. Mais ce terme est très ambigu : sous Auguste il est synonyme de Berbère, plus tard il servit à désigner les nomades turbulents des steppes au delà du limes, après la reconquista il désigna les musulmans chassés d’Espagne et réfugiés en Algérie. Maintenant il concerne des populations musulmanes des confins du Mali, du Sénégal et de Mauritanie. Ce royaume correspondait à l’Algérie centrale englobant les montagnes de l’Atlas tellien, mais pas les hautes plaines steppiques plus au sud. Sa capitale était Iol, la future Caesarea (Cherchell)

   A vrai dire Rome n’attendit pas 44 pour intervenir directement dans ce royaume, implantant des colonies dès le règne d’Auguste. C’est un légat romain, Publius Cornelius Dolabella qui vint mettre un terme à la révolte de Tacfarinas. Ce dernier avait enlevé au roi Juba II Icosium (Alger) Ténès et même Caesarea : Rome ne pouvait pas ne pas venir sauver son protégé. La bataille décisive eut lieu dans le Titteri, entre Auzia et la future Bouira. Tacfarinas se serait suicidé sur le champ de bataille. Sa révolte avait duré 7 ans de 17 à 24. Juba II était mort depuis un an. Il serait inhumé à Stephane Gsell (Hakimia). C’est son fils Ptolémée qui lui succéda et qui fut dépossédé par les Romains.

     ·         2°/ Le Titteri romain  44-429

   Il  fit partie de la province de Maurétanie Césarienne qui garda sa capitale Caesarea.
On peut choisir deux dates pour la création de cette province : 40 ou 44.
40 c’est l’annexion de facto quand Caligula élimina Ptolémée en le faisant assassiner à Lugdunum,
44 c’est la date officielle de l’annexion par Claude.

   Son Statut

   Cette nouvelle province n’étant ni riche, ni stable, ni assez romanisée, ne pouvait être  sénatoriale comme la Narbonnaise : elle fut donc impériale comme l’Aquitaine ou la Lyonnaise. Ceci signifie qu’elle fut administrée par deux procurateurs (et non par un légat).Un procurateur s’occupait de l’administration et de la sécurité, et l’autre, subordonné au précédent, était responsable des finances, donc des impôts. Un procurateur est alors un haut fonctionnaire obligatoirement issu de l’ordre équestre, mais qui n’avait pas le droit de commander des légionnaires romains.

Il n’a à sa disposition que des soldats auxiliaires (en l’occurrence gaulois ou  pannoniens et ensuite de plus en plus souvent indigènes, donc berbères). Ces soldats étaient astreints à 25 ans de service (au lieu de 20) et pouvaient ensuite, s’ils le désiraient, bénéficier d’un lot de terrain à cultiver dans un village de vétérans situé près d’une frontière menacée ou sur une route stratégique ; par exemple dans le Titteri à Rapidum (Masqueray). Ils participaient ainsi à la protection du limes qui, ici, était proche des steppes habitées par des tribus nomades.

Toutes ces troupes appartenaient à la  troisième légion, la  Tertia Augusta, dont l’Etat-Major se trouvait en Numidie, à Lambèse.

   Ses Limites  et sa défense

   L’empereur Claude se contenta d’occuper le littoral et de maintenir la colonie et la garnison d’Auzia, et sans doute aussi le Castellum Auziense (Aïn-Bessem) qui secondait le camp d’Auzia. Très vite les Romains aménagèrent la route principale de l’axe ouest-est, une sorte de rocade, qui reliait toutes les provinces d’Afrique, de la Tingitane (Maroc) à la Numidie (Constantinois) et à la Proconsulaire (Tunisie) ; et au-delà à l’Egypte. Cette voie montait de la vallée du Chéliff vers Ad Medias (Médéa) et passait par Tirinadi (Berrouaghia) Rapidum (Masqueray) et Auzia. Après Auzia trois routes conduisaient vers la côte à Saldae (Bougie), Sitifis (Sétif) et Vescera (Biskra). Ce fut l’axe le plus commode pour le déplacement des troupes loin du littoral et près du limes. Ad Medias (Médéa) n’était encore qu’un gîte d’étape, Tirinadi était dominé par un grand camp, celui de Thanaramusa castra, Rapidum hébergeait une cohorte. La garnison principale demeurait à Auzia. En cas de menace exceptionnelle, des soldats romains pouvaient venir rapidement de Lambèse ; mais alors leur commandement échappait au procurateur

   Jusqu’au IIIè siècle la mission essentielle des légionnaires fut de préserver la sécurité des routes et surtout de verrouiller le limes qui protégeait les zones cultivées par des colons romains ou indigènes contre les incursions des nomades des steppes, appelés Gétules, puis Maures, puis Zénètes. Dans le Titteri ce limes est un avatar simplifié du Fossatum africae aménagé au sud de l’Aurès. Ici pas de fossé continu, pas de remblai de terre ou de muret de pierres, mais des fortins abritant des numeri exploratores, unités de reconnaissance surveillant les mouvements des nomades. On sait localiser à coup sûr deux de ces fortins : celui de Boghar qui surveillait la percée du Chéliff, et celui de la cluse de Saneg plus à l’est(voir carte).

   Son extension vers le sud

   Les Romains n’ont pas installé de colonies de vétérans au sud du limes, mais ils ont établi des postes militaires en bordure de l’Atlas saharien afin de mieux surveiller les nomades ainsi encadrés par deux lignes de fortins, une au nord et une autre au sud des steppes. En 198 ils ont même poussé une pointe jusqu’à l’orée du désert avec Aïn Rich et Messaâd. Le fort de Messaâd est le Castellum Dimidi créé par Septime Sévère  (empereur africain, 193-211)). C’est d’ailleurs sous les Sévère, avec Septime et Caracalla (211-217) que le Titteri romain fut le plus étendu.

Castellum Dimidi devait être difficile à tenir. On y envoya finalement des soldats syriens spécialistes du tir à l’arc : les archers palmyréniens.

Ce poste et celui d’Aïn Rich ne tinrent que 40 ans. Gordien Ier (226-244) décida l’évacuation, soit par incapacité de maintenir des liaisons sûres avec des garnisons aventurées aussi   loin,  soit par changement de stratégie en privilégiant la protection du Titteri utile, celui de l’Atlas tellien.

Le Sahara est à deux pas : 20 km environ

Le Sahara est à deux pas : 20 km environ. Il suffit de suivre les méandres, à sec le plus souvent, de l’oued Messaâd. Le chaînon du djebel Sba el Hadid est le dernier chaînon de l’Atlas saharien vers le sud..
L'oued Messaâd se jette dans l'oued Djedi qui est tributaire du chott Melrhir

oued saneg Le fortin de l'oued Saneg surveillait la cluse de l'oued conduisant au bassin d'El Fahis.
Cette cluse coupe le long crêt qui, sous des noms divers, domine les hautes plaines steppiques.
Elle est située à 13 km de la vallée du Chéliff à l'ouest; et à 20 km d'Aïn Boucif, plus à l'est.
La colonie romaine d'Uzinasis y fut créée en 205.

   La christianisation

   Elle est tardive, mais au IIIè siècle elle est attestée par la présence d’évêques de Maurétanie césarienne à divers conciles, notamment celui de Carthage en 256. Auparavant l’Afrique avait connu ses premiers martyrs, en 180, mais hors du Titteri. Vers 250 la nouvelle religion est bien implantée chez les Berbères  des milieux populaires. Elle a ses églises et son clergé. Mais elle a aussi à souffrir, ici comme partout dans l’Empire, des contradictions de la politique impériale :

          persécutions sous Dioclétien, de 303 à 305 ;
          liberté sous Constantin à partir de 313 (édit de Milan) ; 
          interdiction par Julien l’Apostat en 361 ;
          obligation avec Théodose Ier  à partir de 380.

  Ces incohérences entraînèrent l’apparition de mouvements schismatiques : en Maurétanie et dans le Titteri, ce fut le Donatisme créé par Donat, un diacre de Carthage ulcéré par la réhabilitation accordée aux évêques qui avaient failli lors des persécutions de Dioclétien. En effet certains d’entre eux, pour sauver leur vie ou leur confort, avaient accepté de détruire des objets du culte et des livres sacrés. L’Eglise, vu les circonstances difficiles de la période 303-305, leur avait pardonné.

  En 313 Rome condamna l’attitude donatiste. Le concile d’Arles confirma cette condamnation en 314. En 317 Constantin ordonna leur exclusion des églises et la confiscation de leurs biens. Sûrs d’avoir raison, les donatistes ne se soumirent pas et se joignirent aux circoncellions qui troublaient gravement les campagnes.

   Les troubles des IIIè  et IVè  siècle

   Avec l’affaiblissement du pouvoir impérial durant la période dite de l’anarchie militaire à partir de 225, les paysans des confins furent de plus en plus souvent victimes des incursion des nomades. L’économie fut désorganisée et un processus d’insoumission vis-à-vis d’une autorité défaillante apparut chez certains Berbères du Titteri. Une première révolte survint en 253 qui ne fut vraiment jugulée que 20 ans plus tard.

   A partir de 340 les donatistes ajoutèrent leurs pillages à ceux des circoncellions en s’en prenant aux propriétaires qu’ils contraignaient à libérer leurs esclaves (lesquels se retrouvaient alors sans maître et sans ressources) et à annuler les dettes de leurs débiteurs. Les circoncellions (ceux qui tournent autour des granges) sont des Berbères ouvriers agricoles sans emploi qui attaquent les fermes et les villages parfois : ils pillent les réserves, incendient les bâtiments et parfois tuent le fermier. L’insécurité s’étend en même temps que la misère. Les premières victimes furent les riches Berbères romanisés.

   Cette convergence des donatistes et des circoncellions aboutit à une situation que l’on peut qualifier de Jacquerie et de Schisme (mais pas d’hérésie). Certains Kabyles croient y déceler comme un début de revendication indépendantiste ; mais j’estime que c’est pousser leur bouchon de liège un peu loin.

  Quoi qu’il en soit, en 372, les uns et les autres vinrent prêter main forte à la révolte de Firmus.

   La révolte de Firmus 372-375

   Firmus est un général maure et chrétien donatiste qui, au cours d’une rixe, avait tué l’un des participants. Le représentant de l’empereur l’accusa de meurtre et le menaça de poursuites judiciaires. Firmus appela les Berbères de Maurétanie césarienne à se soulever : ce qu’ils firent. Les rebelles prirent Ténès, Icosium et même Caesarea, et tinrent solidement les montagnes du Titteri.

    Firmus s’installa à Auzia, pour y attendre les troupes que Rome finirait par envoyer. Celles-ci débarquèrent à Igilgili (Djidjelli) et remontèrent la vallée de la Soummam. Elles étaient commandées par Théodose l’Ancien (père du futur Empereur) qui s’établit au Castellum Auziense (Aïn Bessem), un peu au nord d’Auzia. Firmus ne fut pas vaincu sur un champ de bataille, mais livré aux Romains par un de ses alliés berbères. Firmus se donna la mort en prison.

   Cette victoire romaine ne mit pas fin aux désordres ; en 397 un frère de Firmus se rebella à son tour contre Honorius, après le partage de l’empire en 395 entre Rome et Byzance. Bientôt les Vandales allaient mettre fin à ce qui restait de pouvoir romain.

Croquis du Titteri romain vers l’an 200 
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Croquis du Titteri romain vers l’an 200 
  L’Atlas tellien avec le tracé de la rocade est en orange. Les noms des établissements romains sont  ceux de l’époque romaine.
  Le tracé du limes est en vert.
  Les garnisons romaines de la steppe et de l’Atlas saharien sont localisées par des croix . Leurs noms sont ceux de l’époque française.
     ·   3°/ Le Titteri sous les Vandales : 429-533

     Dans cette région les Vandales ne firent que passer, en 429 ou en 430. Ce peuple germanique avait traversé le Rhin en 406, pillé la Gaule en 407 et franchi les Pyrénées en 408. Par contre il fit une longue halte de vingt ans (409-429) dans le sud de l’Espagne, dans cette province, l’Andalousie, qui porte aujourd’hui son nom en français et en arabe (Al Andalus).

   Les Vandales (50 000 à 80 000 personnes) franchirent le détroit de Gibraltar en 429 sous la conduite de leur chef Genséric (428-477) pour trois raisons qui se complètent. En Espagne ils étaient soumis à la pression des Wisigoths et ils connaissaient la réputation de richesse de l’Afrique romaine orientale. L’occasion du départ leur fut fournie par un appel à l’aide d’un gouverneur romain de Maurétanie (Boniface) révolté contre l’autorité en place à Rome (Placidie). Ils traversèrent le détroit sur des navires romains car ils avaient reçu le statut de « fédérés ». 

   Une fois débarqués près de Tanger, ils se mirent aussitôt en marche vers l’est. Après avoir rasé les murailles de Caesarea ils traversèrent à coup sûr le Titteri par la voie romaine de Tirinadi à Auzia.

   En mai 430 ils sont à Hippone (Bône), et en 439 ils prennent Carthage. Entre temps ils avaient obtenu de Rome, en 435, la confirmation du statut de peuple fédéré avec possession de la Maurétanie césarienne, et donc du Titteri qui en fait partie. Mais cette province peu développée n’intéressa guère Genséric qui multiplia les expéditions de pillage maritime, en Corse, en Sardaigne, et même à Rome saccagée en 455 ! Il semble néanmoins qu’Auzia posséda une garnison vandale permanente.

   Malgré les mérites de mon maître Christian Courtois  qui soutînt en 1955 sa thèse de doctorat sur «  Les Vandales et l’Afrique » (hommage soit rendu à ce professeur de l’Université d’Alger, sans conteste le plus brillant du département d’Histoire), je n’ai point de certitudes sur le sort du Titteri sous les Vandales. Le plus probable est que Genséric ait confié ce territoire à des chefs de tribus berbères qui bénéficiaient d’une indépendance de fait, à l’exception de la place stratégique d’Auzia.

   C’est ainsi que l’éloignement par rapport à Carthage a sans doute évité aux catholiques d’être persécutés par les Vandales adeptes de l’hérésie arienne.  En effet là où ils étaient présents, les Vandales fermèrent ou livrèrent les églises au culte arien et déportèrent les évêques dans le Hodna.

   Les successeurs de Genséric s’avérèrent incapables de maintenir l’héritage de Genséric : les révoltes berbères se multiplièrent et affaiblirent leur pouvoir qui fut aisément balayé par la reconquête byzantine.

   Il est possible, mais pas sûr, qu’à partir de 496 ou de 508 le Titteri ait été partiellement intégré au royaume de Masuna qui s’était proclamé « Roi des Maures et des Romains » en Maurétanie césarienne.

     ·   4°/ Le Titteri sous les Byzantins : 533-647

   Durant ce siècle le Titteri est une province oubliée par l’histoire. Elle était en marge du royaume vandale ; elle est ignorée par la reconquête byzantine qui ne concerna que l’actuelle Tunisie  (alors appelée Africa) et la Numidie. La reconquête fut facile ; les Berbères auraient probablement chassé eux-mêmes les Vandales sans l’aide des généraux de l’empereur Justinien : Bélisaire, puis Solomon. Au-delà de Sétif, les Byzantins n’occupèrent vers l’ouest que quelques points sur la côte, notamment Caesarea, mais pas du tout l’arrière-pays.

   Comme le Titteri sort de l’histoire écrite (notamment par Procope), on ne peut que supposer qu’il a échappé aux troubles des provinces tenues par les Byzantins : persécutions des Ariens, exactions fiscales, mutineries de soldats et insurrections des tribus. Il n’a pas non plus été agité par les nouvelles querelles théologiques sur la double  nature humaine et divine du Christ (crise du monophysisme). Il n’a, par contre, sûrement pas été épargné par les incursions des nomades désormais appelés Zénètes et montés sur  des dromadaires qui effrayaient les chevaux byzantins.

   Le résultat dut être une sorte d’anarchie politique et d’appauvrissement économique. Les Byzantins se heurtèrent aux mêmes tribus que naguère les Carthaginois, puis les Romains. En dehors des villes (il n’y en avait plus dans le Titteri)  le pouvoir s’est comme éparpillé et a repris ses formes tribales ancestrales.

   On peut noter avec étonnement, ici comme ailleurs dans cette Afrique restée romaine pendant plusieurs siècles, que lorsque Byzance eut cédé la place aux envahisseurs arabes, il ne resta rien de l’occupation vandale, et seulement des ruines de la période romaine. La langue latine n’a laissé aucune trace en Algérie, alors qu’elle a donné naissance au français, à l’espagnol et au portugais. Le christianisme n’avait pas disparu en 647 mais il avait sérieusement commencé à reculer, en partie peut-être à cause des persécutions croisées entre Donatistes, Ariens et Catholiques. A l’époque les Byzantins qui parlent grec sont encore catholiques : la séparation catholiques-orthodoxes étant de 1054.

    Finalement dans toute l’Afrique romaine « l’extérieur avait été romain, mais le fond était resté berbère ».  Rome a laissé des pans de murs, des bouts de routes et de rues, quelques monuments, quelques statues, quelques inscriptions en latin qu’en  647 plus personne ne comprenait : mais ni sa langue, ni sa religion, ni ses institutions. Le Berbère s’était révélé parfaitement inassimilable. Les Vandales et les Byzantins  n’ont été que des passants, et pas vraiment bien accueillis. Il est resté des chrétiens en Irak et au Liban, au cœur du monde mausulman, jusqu’à nos jours : mais pas au Maghreb. Etonnant.

     ·   5°/ Le Titteri médieval de 647-911

   Nous ne traiterons dans ce paragraphe que les trois premiers siècles d'une longue période médiévale de 900 ans durant laquelle le Titteri a connu les mêmes évolutions que les autres régions de l’Afrique du Nord : islamisation au VIIè siècle et arabisation à partir du XIè  siècle. Le Titteri est devenu une partie du Maghreb central ; et une partie modeste et quasi « marginale » malgré son emplacement central car ce sont les villes de l’ouest marocain ou de l’est tunisien (l’Ifrikiya des Arabes) qui se sont disputé la souveraineté sur les tribus nord-africaines.

   Une exception brillante néanmoins dans cette histoire bien terne, les 35 ans du règne de Ziri ibn Menad pendant lesquels le Titteri montagneux de l’Atlas tellien fut indépendant de fait et interventionniste jusqu’en Ifrikiya. Je précise « Atlas tellien » car les trois régions naturelles du Titteri (Atlas tellien, Steppes, Atlas saharien) n’ont pas vécu exactement la même histoire, ou pas au même rythme ou aux mêmes dates.

   Les populations sont quasi exclusivement berbères car les Romains, les Vandales et les rares Grecs qui avaient vécu ici, étaient partis ou avaient été assimilés par des mariages mixtes. Mais il est tout à fait nécessaire de distinguer deux grands groupes de tribus berbères : les Sanhadja et les Zénètes.
            Les Sanhadja sont au nord, dans l’Atlas tellien,

                                   sont sédentaires et agriculteurs,
                                   reconnaissent les califes abbassides, puis fatimides,  
                                   adoptent l’Islam sunnite, puis chiite, puis sunnite à nouveau.
            Les Zénètes vivent plus au sud, sur les terres de parcours steppiques,
                                   sont semi nomades et d’abord éleveurs de moutons,  
                                   reconnaissent les califes omeyyades,
                                   adoptent l’hérésie kharedjite dans un premier temps.

Ces deux groupes sont en contact tout au long  d’une ligne suivant approximativement l’emplacement de l’ancien limes romain. Et leurs rapports furent le plus souvent difficiles, voire conflictuels.

   Le Titteri est islamisé à partir des années 680

   Les premiers conquérants arabes, ceux qui ont commencé à éliminer les Byzantins à Sbeitla en 647, sont retournés en Egypte au bout de 14 mois sans même s’être approchés du Titteri. Ce dernier a dû être traversé par les soldats participants aux deux expéditions d’Okba ben Nafi en 669 et en 681. Les cavaliers d’Okba ont sûrement choisi les chemins les plus commodes ; celui des steppes et celui des larges couloirs des monts Ouled Naïl de l’Atlas saharien. Les Zénètes ont sans doute été mis en contact avec la nouvelle religion avant les Sanhadja. On considère néanmoins que le processus d’islamisation était à peu près achevé dans tout le Maghreb central en 711 lorsque des Berbères ont suivi Tarik pour partir à la conquête de l’Espagne, puis de la France. Les Byzantins avaient perdu Carthage en 693.

   Okba n’avait aucun projet de colonisation ; il menait un djihad et proposait la conversion aux vaincus païens, juifs ou chrétiens. Les conversions ont,  pense-t-on, été aidées par le fait que les Berbères christianisés ou judaïsés étaient préparés à l’acceptation d’un nouveau monothéisme. Certains chrétiens ont pu croire que l’islam était une nouvelle hérésie chrétienne et qu’il n’y avait pas lieu de contrarier les nouveaux maîtres. Accessoirement la conversion permettait d’échapper à deux impôts spéciaux, une capitation et un impôt territorial. Elle permettait aussi aux  plus belliqueux et aux plus aventureux de devenir soldats de l’Islam et de participer aux conquêtes et aux pillages en cours en Europe. Elle les mettait également à l’abri de la mise en esclavage.

   J’ignore si des communautés chrétiennes ont persisté dans le Titteri aussi longtemps  qu’en Ifrikiya. J’ignore aussi si le Titteri a reçu quelques unes des  familles juives du Yémen ayant suivi les armées arabes. Quoi qu’il en soit, en 1830, il n’y avait plus aucun chrétien dans la région, mais il y avait une forte communauté juive à Médéa et une autre, arabophone, à Bou- Saâda.

   Le Titteri dans le royaume kharédjite des Rostémides de Tahert : 761-911

   Ce paragraphe ne concerne que les Berbères Zénètes des steppes. Ils sont les seuls à voir leur territoire intégré au royaume  (ou à l’Imamat ?) créé par Abderrahman ben Rostem. Ce personnage avait été un haut fonctionnaire persan travaillant à Kairouan pour le souverain Aghlabide d’Ifrikiya. Mais il avait déplu et avait été destitué. Il trouva refuge chez  les Zénètes, en même temps que son entourage persan. Les Zénètes avaient choisi l’hérésie kharédjite. Rostem fut séduit par cette hérésie qui permettait à n’importe quel bon musulman d’être choisi comme calife, alors que les Sunnites (la majorité) réservaient le califat à un arabe de la tribu du prophète, celle des Koraïchites. Rostem fut aussi attiré par les aspects très rigoristes et très égalitaires de cette doctrine. Les Kharédjites se sont avérés  être à la fois des musulmans puritains et des négociants redoutables.

   Malgré ce choix pas orthodoxe (kharédjite signifie « qui est sortant», sous-entendu ; de l’orthodoxie) les Kharédjites ont montré un attachement aux califes Omeyyades, refusant toute légitimité aux Abbassides et aux Fatimides : ce qui les distinguait, une fois encore, de leurs voisins Sanhadja.

   Rostem établit sa capitale à Tahert (aujourd’hui Tagdempt près de Tiaret) et étendit son royaume à travers les steppes, du chott ech Chergui au chott el Hodna (voir croquis). Le Titerri steppique était au centre de cet état qui côtoyait les sédentaires Sanhadja des monts du Tell. Il y eut durant deux siècles de perpétuels conflits de voisinage, pour des raisons économiques d’abord, mais aussi politiques.

   C’est dans la tribu sanhadja des Kotama de Kabylie (plutôt celles des Babors que celle du Djurdjura) que les Rostémides eurent leurs plus redoutables opposants. Cette tribu, à la suite d’un pèlerinage à la Mecque de quelques chefs, fut instruite par des missionnaires chiites ayant accompagné les pèlerins de retour d’Arabie. Il furent sûrement éloquents et persuasifs car les Kotama devinrent des soutiens fanatiques du Chiisme. Ce sont eux qui, entre 908 et 911, attaquèrent et pillèrent la ville de Tahert, mettant ainsi fin au pouvoir des Rostémides. Un grand nombre de citadins purent cependant fuir. Sous la conduite d’un imam ils partirent vers le sud et s’établirent près d’Ouargla, où ils fondèrent la ville de Sédrata. Plus tard  leurs descendants s’installèrent dans le région de Ghardaïa : on les appelle aujourd’hui Mozabites.

  Les hachures rouges délimitent l’extension maxima du royaume rostémide  
 
 Les noms des villes situées hors du royaume rostémide ne sont là que pour servir de points de repère
Leur présence ne signifie pas que ces villes existaient déjà  à cette époque.