
A PROPOS DE L'ORIGINE DU TOMBEAU DE LA
CHRÉTIENNE
On a parlé souvent
de ce mausolée dominant, d'une croupe du Sahel, toute la plaine
de la Mitidja. Jusqu'à ce jour on en était réduit
à des conjectures sur son origine et sur l'époque à
laquelle il fut élevé. Seul un texte de quelques mots,
d'un géographe du Ier siècle, indiquait, en signalant
les principales villes de l'Afrique septentrionale de son temps, ce
monument qui, à cette époque, avait son importance, par
ces simples mots Monunentum commune regiae gentis (Monument commun de
la famille royale). Depuis cette unique mention du tombeau, rien n'est
venu éclaircir son histoire. Ces derniers temps, lors de la restauration
partielle de ce mausolée par le Service des Monuments historiques
et sous la direction de M. Marcel Christofle, architecte de ce service,
de nouvelles découvertes paraissant au premier abord insignifiantes,
éclairèrent d'un jour nouveau l'histoire de ce monument.
Il s'agissait de traits tracés sur un certain nombre de pierres
d'assises du tombeau, que M. Marcel Christolfle prit soin de recueillir
au fur et à mesure de leur découverte.
Or, sur les monuments élevés dans la période antérieure
à l'occupation romaine et les édifices indigènes,
se retrouvent les mêmes signes que ceux rencontrés sur
les pierres d'appareillage du Kober Roumia ou Tombeau de la Chrétienne.
En identifiant l'alphabet d'où proviennent ces signes, on pourra
déterminer l'époque à laquelle ce mausolée
fut élevé. En les comparant avec les caractères
de l'alphabet phénicien ou punique (car il ne faut pas oublier
que le punique était le phénicien des colonies africaines
avant l'occupation romaine, ainsi que le mentionnent des historiens
tels que Strabon, Procope et Saint-Augustin), on s'aperçoit qu'ils
ressemblent étrangement aux caractères phéniciens
ou puniques. Il y a toutefois une remarque très importante à
signaler, c'est que ces signes ne sont pas isolés et forment
des phrases écrites comme les écrivaient les Tamahou,
ancêtres des Numides, en relation étroite avec les Égyptiens,
dont ils avaient emprunté le système graphique, encore
conservé chez les Touaregs, et spécialement réservé
aux inscriptions funéraires. En dehors de la similitude des caractères
relevés sur les pierres du Tombeau avec l'écriture en
usage de nos jours chez les Touaregs, il y a lieu de noter qu'une certaine
analogie existe entre le genre de sépulture du Tombeau et celui
pratiqué parmi les tribus nomades des Chambaa. Il existe, dans
les monuments funéraires de ces peuplades sahariennes, la même
orientation Nord-Sud du caveau central, avec petit plateau à
l'Est précédant l'entrée et allée tournant
autour de la crypte, comme au Tombeau de la Chrétienne ; les
mêmes caractères d'inscriptions funéraires s'y remarquent
aussi.
Il n'y a rien d'impossible à ce qu'à une époque
très lointaine les ancêtres des maîtres du désert
aient habité les bords de la mer et que, par suite de refoulements
successifs, ils aient été repoussés dans le désert.
Si l'on relève, sur la carte archéologique, les emplacements
signalés des tombeaux indigènes, depuis la Tunisie jusqu'au
désert, on peut suivre la marche des anciens peuples indigènes
et constater leur refoulement progressif, ainsi que les endroits où
ils ont séjourné le plus longtemps ; ces endroits sont
marqués par un grand nombre de bazinas, chouchets et djeddars.
Parmi ces tombes, il y en a de plus importantes les unes que les autres,
cylindriques comme le Médracen et le Tombeau de la Chrétienne,
avec des diamètres supérieurs à 50 mètres,
mais n'ayant pas les mêmes décorations et qui ont pu, elles
aussi, être les tombes des principaux chefs indigènes du
pays. Il serait utile, pour l'histoire, de faire une étude approfondie
de ces nombreuses nécropoles et de se rendre compte si elles
appartiennent au même peuple dont le mausolée du Kober
Roumia abrita la dépouille de l'un des principaux rois.
Nous donnons ci-contre les principaux signes trouvés sur les
pierres d'assises du Tombeau. Nous nous sommes efforcés d'en
faire la traduction au moyen d'un dictionnaire Tamaheq ; ils reproduisent
assez exactement les termes en usage avant le premier siècle
chez les tailleurs de pierre. Le signe n° 1 parait signifier auprès,
à côté, contre ; le n° 2, qui est un caractère
composé d'un V et d'un D, signifierait dans cet endroit-là
; ce même signe se retrouve sur les pierres de l'amphithéâtre
d'El-Djem, en Tunisie. II y aurait là un certain rapprochement
à faire pour déterminer l'époque de la construction
de ces deux édifices. Le n° 3 parait marquer une destination
: le n° 4 se traduit par enfoncer auprès ; le n° 5, enfoncer
contre. Un certain nombre de pierres portent le signe n° 6, qui
parait se traduire par le verbe excéder, outrepasser, aller au
delà ; ce signe se retrouve principalement sur les tambours des
colonnes qui entourent le monument ; l'interprétation de outrepasser,
excéder et aller au delà serait donc assez justifiée.
Le n° 7 signifierait à la place de : la suivante, n°
8, à côté de ; le n° 9, à la place de
; le n° 10, envelopper ; le n° 11, rouler ; d'autres, sous les
n° 12 à 16 reproduisent des caractères purement phéniciens,
mais dans le genre de l'écriture des Tamalous, et paraissent
former des phrases ; des n° 17 à 22 sont simplement des caractères
phéniciens séparés.
D'après ces nouvelles découvertes, on est à même
de voir que ce mausolée porte sur lui la signature de ceux qui
l'ont élevé à la gloire de leur chef, mais ces
empreintes ne nous donnent pas, malheureusement, la date de son érection...
Ce qui est certain, c'est que ce Tombeau, par ses signes, est certainement
d'origine punique et qu'il existait déjà vers l'an 45
de noire ère, époque où Pomponius Mela vivait.
Dans un prochain article nous verrons en quel honneur ce Tombeau fut
élevé et vers quelle époque.
N. D. L. R. - Il n'est pas dans nos intentions le discuter les hypothèses
hardies de notre excellent collaborateur, M. Henri Murat, et nous accueillerons,
avec le plus vif intérêt, les données nouvelles
qu'il apportera sur le mausolée mystérieux. Rappelons,
toutefois, qu'à ce jour l'histoire et les légendes le
plus généralement admises de ce tombeau sont les suivantes
:
" Ce mausolée dont un auteur latin du Ier siècle
après J.-C, Pomponius Mela, constate l'existence, dit M. Monmarché,
a servi de sépulture à une famille de rois maures, monumentum
commune regiae gentis. On admet d'ordinaire, mais sans preuve, certaine,
qu'il représente un tombeau punique datant du Iième siècle
avant J.-C.
Le peuple arabe a sa légende du Tombeau de la Chrétienne.
Un Arabe de la Mitidja, nommé Ben Kassem, ayant été
fait prisonnier de guerre par les chrétiens, fut emmené
en Espagne, où, vendu comme esclave à un vieux savant,
il ne passait pas de jour sans pleurer sur sa captivité. "
Écoute, lui dit un jour son maître, je puis te rendre à
ta famille et à ton pays, si tu veux me jurer de faire tout ce
que je vais te dire. Tout à l'heure, tu t'embarqueras ; quand
tu verras ta famille, passe trois jours avec elle ; tu te rendras ensuite
au Tombeau de la Chrétienne, et là, tu brûleras
le papier que voici, sur le feu d'un brasier et tourné vers l'Orient.
Quoi qu'il arrive, ne t'étonne de rien et rentre sous sa tente.
Voilà tout ce que je te demande en échange de la liberté
que je te rends. " Ben Kassem fit ponctuellement ce qui lui avait
été recommandé ; mais à peine le papier
qu'il avait jeté dans le brasier fut-il consumé, qu'il
vit le Tombeau de la Chrétienne s'entr'ouvrir pour donner passage
à un nuage de pièces d'or et d'argent qui s'élevait
et filait du côté de la mer, vers le pays des chrétiens.
Ben Kassem, immobile d'abord à la vue de tant de trésors,
lança bientôt son burnous sur les dernières pièces,
et il put en ramener quelques-unes. Quant au tombeau, il s'était
refermé de lui-même. Ben Kassem garda longtemps le silence
; mais il ne put à la fin se retenir de conter une aventure aussi
extraordinaire qui fut bientôt connue du pacha lui-même.
La légende veut que ce pacha ait été Salah Raïs,
qui régna de 1552 à 1556. Salah Raïs envoya aussitôt
un grand nombre d'ouvriers au Tombeau de la Chrétienne, avec
ordre de le démolir et d'en rapporter les trésors qu'ils
y trouveraient. Mais le monument avait été à peine
entamé qu'une femme, apparaissant sur le sommet de l'édifice,
étendit ses bras sur le lac, au bas de la colline, en s'écriant
: "Halloula ! Halloula ! à mon secours !" Et aussitôt
une nuée d'énormes moustiques dispersa les travailleurs
qui ne jugèrent pas à propos de revenir à la charge.
Plus tard. Baba Mohammed ben Othmane, pacha d'Alger, de 1766 à
1791, fit démolir à coups de canon, et sans plus de succès,
le revêtement Est du Tombeau de la Chrétienne. "