Alger,Tipasa
La côte de turquoise

A cause des belles colorations bleues glauques qu'y revêtent tout ensemble les eaux de la mer, le profil des douces collines ou le brusque escarpement des rochers farouches, c'est de ce nom que les Algériens ont baptisé la partie du littoral comprise entre la Pointe-Pescade et le Chenoua, autant dire entre Alger et Cherchell.

Depuis le promontoire de la Bouzaréa au flanc duquel est bâtie Alger et qui jette à la mer les avancées des caps Pescade. Acrata et Sidi-Ferruch, paquets de vieilles roches cristallines subsistant de la Tyrrhénide, aujourd'hui effondrée sous les trois mille mètres d'eau de la Méditerranée, se développe, sur près de cent kilomètres, une vaste baie en faucilles bordée de dunes, de plages, d'ondulations se haussant à rattraper cette ligne de hauteurs du Sahel derrière quoi, jusqu'à l'Atlas blidéen et le Zaccar, s'étale la cuvette alluvionnaire de la Mitidja.

Favorisée par le climat, en hiver mouillée de pluies suffisantes, en été rafraîchie par les souffles du large, cette région est une des plus belles, des plus riches et des plus peuplées de notre territoire nord-africain. Là, dès le début, l'Afrique apparaît sous l'aspect d'un bienheureux jardin, d'un verger ininterrompu, au gré des saisons verdoyant ou fauve, sillonné de routes où s'assoient, dans la paix des arbres, de coquets villages ou blanches fermes au cœur des cultures. La terre est rouge, fertile, souple comme une farine ; venus de Mahon, des huertas d'Espagne, des vergers de la Narbonnaise ou de la Sicile, les Latins accourus là se fondre en peuple et retrouver, après deux mille ans d'histoire, l'unité spirituelle que leur enseigna Rome ; les hommes sont joyeux, vifs, bruyants de fougue exubérante et leur sang, dans leurs veines, est chaud comme le soleil qui les éclaire, capiteux comme la liqueur que mûrissent leurs vignes. Gars solides aux larges épaules, belles filles aux chairs dorées, dahlias et roses d'Espagne ou d'Italie, avec ça et là, taches blondes, quelques-uns de ces lys transplantés du Nord, où les femmes, comme a dit Le Goffic après Renan, ont les yeux aussi bleus que des claires fontaines où se mirent, sous le frisson des vents, les gouttes d'or des étoiles.

(suite dans l'article)

Afrique du nord illustrée du 18-8-1923 - Transmis par Francis Rambert

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La côte de turquoise
La côte de turquoise

LA COTE DE TURQUOISE

A cause des belles colorations bleues glauques qu'y revêtent tout ensemble les eaux de la mer, le profil des douces collines ou le brusque escarpement des rochers farouches, c'est de ce nom que les Algériens ont baptisé la partie du littoral comprise entre la Pointe-Pescade et le Chenoua, autant dire entre Alger et Cherchell.

Depuis le promontoire de la Bouzaréa au flanc duquel est bâtie Alger et qui jette à la mer les avancées des caps Pescade. Acrata et Sidi-Ferruch, paquets de vieilles roches cristallines subsistant de la Tyrrhénide, aujourd'hui effondrée sous les trois mille mètres d'eau de la Méditerranée, se développe, sur près de cent kilomètres, une vaste baie en faucilles bordée de dunes, de plages, d'ondulations se haussant à rattraper cette ligne de hauteurs du Sahel derrière quoi, jusqu'à l'Atlas blidéen et le Zaccar, s'étale la cuvette alluvionnaire de la Mitidja.

Favorisée par le climat, en hiver mouillée de pluies suffisantes, en été rafraîchie par les souffles du large, cette région est une des plus belles, des plus riches et des plus peuplées de notre territoire nord-africain. Là, dès le début, l'Afrique apparaît sous l'aspect d'un bienheureux jardin, d'un verger ininterrompu, au gré des saisons verdoyant ou fauve, sillonné de routes où s'assoient, dans la paix des arbres, de coquets villages ou blanches fermes au cœur des cultures. La terre est rouge, fertile, souple comme une farine ; venus de Mahon, des huertas d'Espagne, des vergers de la Narbonnaise ou de la Sicile, les Latins accourus là se fondre en peuple et retrouver, après deux mille ans d'histoire, l'unité spirituelle que leur enseigna Rome ; les hommes sont joyeux, vifs, bruyants de fougue exubérante et leur sang, dans leurs veines, est chaud comme le soleil qui les éclaire, capiteux comme la liqueur que mûrissent leurs vignes. Gars solides aux larges épaules, belles filles aux chairs dorées, dahlias et roses d'Espagne ou d'Italie, avec ça et là, taches blondes, quelques-uns de ces lys transplantés du Nord, où les femmes, comme a dit Le Goffic après Renan, ont les yeux aussi bleus que des claires fontaines où se mirent, sous le frisson des vents, les gouttes d'or des étoiles.

Là, au diapason de la mer sonore, les hommes chantent ; la musique coule à leurs lèvres : romances et siciliennes, appuyées par la résonance des guitares et l'allègre claquement des castagnettes. Les bourgades elles-mêmes, ont des noms d'harmonie : Staouéli, Fouka, Castiglione. Quelle randonnée plus joyeuse, au glissement de l'auto, que d'aller courir, par la poussière dorée du soir où l'azur fluide des nuits d'été, au long de ces routes, la corniche dominant les ondes rougies de soleil couchant ou pacifiées de clair de lune ! Pureté des lignes, transparence de la lumière, rythme sans fin de la mer, harmonie, calme et sérénité, chaque coin du paysage est composé comme un tableau, chaque site nous remet aux yeux quelque chose de l'antique beauté jadis éclose sur ces rives africaines du contact de la force romaine et de la grâce hellénique.

A côté de cette fête perpétuelle du décor s'obstine le labeur de tout un peuple. Certes le soir ramène les chansons, mais tout le jour les paysans s'acharnent aux cultures. Ainsi, par-dessus le prestige de ce cadre latin, se superposent les activités de notre civilisation, laquelle a bien sa grandeur aussi avec ses mécaniques trépidantes, ses fièvres, ses bourdonnements de ruche. Double caractère : des fresques à la Puvis, des morceaux à la Ponsoin, des coins de campagne où l'on ramène les bergers de Théocrite ; au bord de la vague d'où l'on ne serait point surpris que surgisse tout à coup l'Anadyomène des bosquets où, tout comme au bord du golfe grec, aurait pu venir s'asseoir Platon et, par là dessus, les spectacles de la plus moderne Europe : des usines, des cheminées, des battements de moteurs, des norias électriques ; sur les routes, des autobus et des camions ; sur la mer, au lieu des trirèmes aux blanches voiles, des steamers pressés, noirs, tristes et beaux quand même, laissant à la traîne un panache de fumée.

L'économie est florissante. La proximité d'une grande ville et les besoins de son alimentation ont développé l'exploitation horticole, le maraîchage. A mesure cette activité, s'est muée en industrie ; la mer a cessé d'être un obstacle et, sur cette côte, se groupent toutes les cultures méditerranéennes ; à l'abri des haies de roseaux, par hectares, les haricots, les tomates, les pommes de terre, les chasselas précoces, tous légumes et fruits primeurs qui arrivent avec un mois d'avance sur le carreau des halles parisiennes.

De cette production, la contrée tire la moitié de sa richesse, l'autre étant fournie par les vins qu'elle donne en abondance. Réputés parmi les meilleurs et très recherchés par le commerce, ceux-ci sont riches, étoffés, chauds en alcool et susceptibles, si nous possédions ici les fraîcheurs des hivers européens, de s'égaler aux meilleurs crûs français. Dans les caves coopératives ou particulières dotées de tous les perfectionnements qu'exige la chimie vinicole, leur fabrication est devenue un art véritable. Au temps des vendanges, quand la splendeur d'automne commence à rougir les pampres et que les premiers labours éventrent les velours du sol, tout le pays se parfume d'enivrants effluves et nul terroir de Bourgogne ou d'Anjou n'apparaîtra plus opulent.

Aux produits du sol viennent encore se joindre les récoltes non moins précieuses qu'on ramasse dans la mer, éternel réservoir de formes vivantes. Poissons divers, fixes ou migrateurs, tels que sardines et anchois prêtent à l'industrie de la pêche et aux fabrications des conserves. A côté des paysans de jardins, dans ce pays de peuplement dense et de propriété morcelée sur quoi ne viendront point mordre, nous l'espérons, les méfaits du latifundium et de l'immense domaine capitaliste, dans Bongaroun, Chiffalo, Castiglione aux noms d'Italie, voici les hommes de la mer, avec leur âme éternellement jeune et leur admirable plastique de statues vivantes, ces Grands-Grecs, en qui Frédéric Metschze, esthéticien et poète formidable, se complut à reconnaître le plus beau type d'humanité.

En plus de ces ressources, l'argent, le travail, le mouvement d'échange qu'amènent, dans la contrée, les étrangers venus estiver, gens de plaines et des plateaux, citadins accourus chercher un peu d'air au bord des plages, familles que rebutent les fatigues des longs voyages et les difficultés des traversées. Du Sahel, de la Mitidja, des Hauts-Plateaux, tout le monde s'abat là ; camps volants, tentes, marabouts, cabanons, villas, châteaux, chaque crique, chaque recoin d'eau se peuple de baigneurs, d'amateurs de pêche, qui retrouvent la joie, la force de leurs bras et la santé de leurs poumons à appâter le mérot et caler des palangres. Au soleil, dans les exhalaisons d'iode et de sel marin, chevauchant la vague avec la même intrépidité, s'en vont les " pastères " qui coûtaient trente-cinq francs avant la guerre et des yoles d'acajou qui valent dix mille francs !

Tout au long de la côte de Turquoise, au bruit des chansons, des musiques et des cornes d'autos, tout l'été c'est la fête, des frairies, des banquets, la joie des vacances enfantines. Et, sous ces aspects bien aimés de la vie moderne, les vestiges du plus glorieux passé ! Car là, après Castiglione et ses belles plages, après Bérard perdu dans ses bosquets de bananiers, subsistent les plus vivants témoignages qu'ait écrit dans le sol, avec les pierres de ses maisons, les frontons de ses temples et les marbres de ses palais, l'antiquité latine : au fond de sa baie, sous la masse énorme du Chenoua assiégé par la cavalerie des vagues, voici Tipasa la Chrétienne, son forum, ses basiliques et la nécropole qu'abrite, sous la végétation passée des lentisques et des myrtes, la colline de Salsa ; voici Tipasa, dont Gsell, Boisier, Paul Monceaux, Waille, Carcopino, Albertini et tant d'autres ont retracé ou retracent chaque jour l'histoire.
Et derrière le formidable éperon du Chenoua, au milieu de ses jardins de vignes, de cyprès et de roses, voici Cherchell : Césarée de Maurétanie, la ville de Ptolémée et de Juba ; voici, par la paix du doux rivage, les ruines d'une cité qui fut, durant quatre siècles, le fastueux honneur d'être la capitale de la Maurétanie ; mis à jour par Waille, voici les Thermes, une des ruines les plus imposantes de l'Afrique du Nord, le musée dont notre ami Glénat est le conservateur ; le port, dont le temple à Neptune et les arsenaux se distinguent encore aujourd'hui sous les flots, puis ce qui demeure et que nous montrons du gigantesque aqueduc long de trente kilomètres qui amenait l'eau potable aux citernes encore existantes de Césarée d'Afrique.

Tout a été dit là-dessus et avec trop d'éloquence, par exemple, par Louis Bertrand, dans son Jardin de la Mort, qu'on ose s'attarder à retracer les titres d'une métropole unique par le luxe, la somptuosité et la valeur d'art. Un tel dessein outrepasserait du reste les bornes d'un simple article, et plus soucieux des nécessités de demain que des antiques splendeurs révolues, en regard de gravures évoquant des fastes passés, il nous a paru meilleur que ce petit texte s'efforçât d'exalter les promesses d'avenir en puissance dans les quotidiens labeurs, tout au long de la côte de Turquoise accomplis par nos marins et nos agriculteurs...

Une vie intense anime cette côte bénie qui est loin d'ailleurs d'être mise en valeur comme il conviendrait qu'elle le fût. Mais nous savons que déjà des personnalités éminentes ont entrepris l'œuvre française et hautement humaine de ressusciter la côte de Turquoise dans sa splendeur d'autrefois. Bientôt de nouvelles ruines seront découvertes ou restaurées, bientôt de nouvelles initiatives exhumeront de l'oubli les beautés de ce rivage au passé si plein de splendeur et de charme. Et cet effort de résurrection est à encourager, car il symbolise, sous la forme la plus directe et la plus pure, le génie créateur et l'activité réparatrice de l'esprit colonial républicain. Nous nous ferons un agréable devoir de signaler, dans ce journal, et d'encourager toutes les manifestations dont le but tendra à la prospérité de cette splendide région de l'Afrique du Nord.