TIDDIS la ville de MITHRA
Un nom comme un ramage
" ...On voit déjà se
dessiner la physionomie d'une ville très différente du type
habituel de la cité
romaine et qui, par son assiette, ses monuments, ses rues, ses places
et ses maisons, donne assez
bien une idée de ce que pouvait être une ville numide comme
Cirta, par exemple, sa voisine et son chef- lieu ".
Louis LESCHI,
Directeur des Antiquités algériennes.
TIDDIS : deux syllabes mélodieuses
comme un appel d'oiseau. Libyque comme Thibilis aux portes de Guelma,
et comme Volubilis, aux portes de Meknès, ce nom a la douceur d'un
ramage de mésange. Et lorsqu'on sait la rudesse de la vieille langue
locale, dont la raucité, rien qu à l'entendre, nous éraille
le pharynx, on s'émerveille de lui trouver ces inflexions fondantes,
aussi inattendues que pourrait l'être un sourire sur la face d'une
Gorgone.
" L'appellation Tiddis ne se rencontre dans aucun document ancien
et il n'y a pas de raison de dire Tiddis plutôt que Tiddi ou Tiddit
", a écrit M. André Berthier, lequel ajoute : "
C'est cependant la forme qui tend à devenir usuelle " Souhaitons
qu'elle le demeure, par préférence euphonique.
Une Constantine en réduction
A u temps que " Colonia Cirta " était la capitale de
l'" Africa nova ", toute une constellation de municipes, de
" villettes ", eût dit Montaigne, montait la garde autour
d'elle. Au nombre de ceux-ci, outre ceux du Chettaba dont j'ai parlé
lundi, il y avait Tiddis, dont voici le nom ancien gravé sur une
pierre millénaire retrouvée " in situ " dès
1853 : Respublica Tidditanorum. Et la configuration du paysage est telle,
en aval du Rhumel, à 30 kilomètres au nord-ouest de Cirta,
que les musulmans nomment ces ruines Ksantina-el-Kédima : la Vieille
Constantine. Dénomination abusive, car le " kreneg "
que voici n'est qu'une imitation avortée du canyon auquel on le
compare, chef-d'uvre orographique qui n'a pas de réplique.
Je signale, en passant, l'existence d'une autre Ksantina. C'est le village
européen de Gastu, à 34 kilomètres de Guelma, à
134 de la vraie Constantine. Enfin, dans l'Aurès, à 10 kilomètres
au sud-est de Timgad, se trouve le " Foum Ksantina ", mot à
mot : la Bouche de Constantine, défilé nommé ainsi
à cause, également, de sa ressemblance avec les gorges du
Rhumel. C'est dans ce Foum que se trouvent les " Sebaâ Ergoud
" : la Caverne des Sept Dormants, que l'on
rencontre également au voisinage de Philippevllle.
La chance de Tiddis
Tiddis était connue dès les premières années
de l'établissement des Français dans l'Est constantinois,
et des fouilles fragmentaires avaient été opérées.
Mais, en 1941, des travaux méthodiques et de grande envergure ont
été entrepris et depuis cette époque le déblaiement
continue au rythme lent qu'imposent ce délicat travail, mais surtout
la modicité des crédits disponibles. Et l'infirmité
de ceux-ci n'est pas ce qui m'étonne. C'est que, si minimes soient-ils,
ils existent. Exhumer des villes mortes lorsque tant de vivants ne savent
où se terrer, n'est-ce pas là un prodige ? Et bien digne
de la France.
La chance de Tiddis, c'est de n'avoir pas été occupée
par les Européens et aussi d'être isolée dans l'intérieur
des terres, je veux dire à l'écart des agglomérations
ou des fermes modernes. Grâce à cette situation excentrique,
ses vestiges n'ont pas été déplacés ni détruits
comme ceux de Constantine et des " pagi " du Chettaba voisin.
Écroulés, gisants depuis des siècles sous un linceul
de terre, il a suffi de piocher le remblai protecteur. épais de
4 à 7 mètres, pour retrouver les amorces de l'antique castellum.
Une autre chance de Tiddis, c est d'être maintenant reliée
à la route départementale par une voie particulière.
Ce tronçon tout neuf, qui rend ses ruines accessibles aux voitures
de tourisme, fut construit par les Ponts et Chaussées. Est-ce pour
racheter les destructions commises par eux dans d'autres sites ? Je leur
indique une occasion de parfaire cette réparation : qu'ils relient,
par une
chaussée semblable, Thibilis à Guelma et à Hammam-Meskoutine.
Tous les touristes leur en seront reconnaissants.
Un savant agissant : M. André Berthier
Mais la chance suprême de Tiddls, c'est que ses fouilles soient
placées sous la direction de
M. André Berthier, archiviste paléographe, dont la personnalité
n'a fait que s'affirmer depuis une dizaine d'années. D'abord, dans
l'organisation du musée de Constantlne, dont il est le directeur,
puis par la publication d'ouvrages d'érudition et de vulgarisation,
tels que " L'Algérie et son
passé " et " Le Bellum Jugurthinum " de Salluste
et le " Problème de Cirta ". Car il y a un problème
de Cirta ! Je n'en dis rien aujourd'hui, faute d'en pouvoir dire assez.
Mais parler de Constantine et le taire serait une faute professionnelle,
je prends l'engagement ici de ne pas la commettre.
M. Berthier est également l'auteur d'une monographie de Tiddis,
publiée par la Direction de l'Intérieur et des Beaux-Arts
du Gouvernement général de l'Algérie. C'est cette
étude claire et docte, où le talent rivalise avec l'érudition,
qui sera mon " vade-mecum " dans ma visite à la "
Vieille Constantine ".
Un enfant de Tiddis préfet de Rome
Conduit par M. Idou, un confrère local, jovial et obligeant, cette
excursion, par cet après-midi
d'octobre, est une promenade pleine d'agrément et sans la moindre
fatigue.
Peu avant d'atteindre Tiddis, mon compagnon fait halte pour m'indiquer,
sur la droite de la route, en contre-bas, le mausolée des Lollii,
cylindre de 10 m. 20 de diamètre et de 5 m. 50 de haut, construit
par Lollius Urbicus, " le plus glorieux des enfants de Tiddis ",
pour les membres de sa famille. Entré dans la carrière sénatoriale,
cet Urbicus obtint une lance d'honneur et une couronne d'or en récompense
de ses exploits dans l'expédition de l'empereur Hadrien dirigée
contre les Juifs.
Comment, ici, ne pas évoquer l'épée et la monnaie
d'or que la ville de Constantine vient d'offrir au maréchal Juin,
Juin le Numidique, " Fils de la Cité ", et commandant
en chef des forces terrestres alliées ? Dix-huit siècles
passent et les mêmes fastes se renouvellent, couronnant les mêmes
mérites !
Une pépinière de grands
hommes
Devenu préfet de Rome sur la fin de sa vie, ayant, comme fera Juba
II, composé une histoire de son temps, Urbicus. âme bien-née,
n'oublia jamais son municipe natal lequel, reconnaissant de ses bien faits
et glorieux de sa gloire, lui éleva une statue sur l'esplanade
de son forum. Ces honneurs locaux ne doivent pas nous faire sourire, car
ils sont légitimes. Songez-y : être né à Tiddis,
bourg obscur de Numidie, et devenir préfet de l'URBS, la capitale
du monde, c'était ascensionner du nadir au zénith, une vraie
apothéose.
L'effigie de Lollius a disparu, mais sa base, sur laquelle était
gravée la dédicace, a été retrouvée.
C'est grâce à elle que nous connaissons son " cursus
honorum ". Et ceci nous démontre l'utilité des épigraphes.
Devant celle-ci je penserai à cet Antistius le plus glorieux des
enfants de Thibilis, dont j'ai parlé un jour, lequel contemporain
de Lollius Urbicus, devint, comme lui, un des premiers personnages de
l'Empire. Et je rappelle que le Cirtéen Fronton, vers la même
époque, était le maître
d'éloquence de l'empereur Marc-Aurèle.
Comment douter - et j'en passe - que la Numidie romanisée fut,
dès le second siècle, une pépinière d'hommes
supérieurs ?
Une ville pyramidale
Ce qui charme d'emblée c'est la couleur du sol, une argile rutilante.
Pas ocre, ni terre de Sienne, comme on en voit ailleurs, d'un rouge vif
de cinabre et de blessure saignante, qui fait cligner les élis.
Une argile à poterie, dont il y eut, précisément,
des chantiers à Tiddis, comme il y eut des fabriques de tuiles,
de tuyaux de canalisation et peut-être de verre. Autre singularité.
la bourgade s'étageait sur le versant d'un plateau aérien.
Plus qu'amphithéâtre, elle apparaît pyramidale, comme
certaines mechtas de l'Aurès et de la Kabylie, comme l'El Djezaïr
turque et la Bougie de toujours.
La porte franchie, dont les piliers étaient sans ornements, et
dont l'arc unique est effondré, on suit une voie dallée,
comme à Timgad et partout, mais tortueuse et étroite (sa
largeur n'excède pas 3 m. 60) et l'on aboutit à une place
minuscule. Celle-ci passée, l'artère majeure continue, taillée
dans la roche vive et de moins en moins large. Selon les indications du
plan, cette voie passait sous un
arc dont il ne reste que la clef de voûte et le tronçon d'un
pilier. D'ici, par des degrés rocheux et des terrasses successives,
on atteint le forum, lequel, à l'échelle de l'ensemble,
frappe par son manque d'ampleur : 30 mètres de longueur sur 10
mètres de largeur.
Si j'ajoute, citant André Berthier, que des murs compartimentaient
cette esplanade exiguë, et que, comme dans toutes les cités
romaines d'Afrique, un peuple de statues, dont celles de Lollius Urbicus
et d'un préfet de la Jeunesse de Cirta, la réduisait encore,
on partagera mon impression
dominante que tout, ici, était pressé et compressé,
sans faste et sans grandeur, et que l'épithète de "
somptueuse " dont M. Carcopino a gratifié Tiddis, est si immodérée
qu'elle semble irréfléchie ou de pure complaisance. Ce que
M. Berthier reconnaît honnêtement, lequel écrit textuellement
: " On n'y trouvera certes pas la " somptuosité "
de Timgad et de Djemila. "
Un centre rural, un bourg fortifié, voilà, je crois, l'Image
exacte de Tiddis, que définit d'ailleurs sa double appellation
de castellum et de pagus.
Il est vrai que Thibilis n'était pas autre chose et qu'elle a belle
allure comparée à ceci, avec sa large voie et sa porte à
deux baies. Mais la structure du sol y est pour quelque chose. Là-bas,
les géomètres avaient leurs coudées franches. Ici,
la géographie leur a imposé sa loi, l'espace ses restrictions.
La Tiddis primitive était une "
guelaâ "
Le plateau aérien où nous voici maintenant, acropole naturelle
comme la casba de Constantine, mais moins bien défendue, parait
être à l'origine de l'établissement humain, qui fut
une " guelaâ " libyque, puis numide, et sans doute phénicienne.
Des dolmens, des lampes et des stèles ornées du sigle de
Tanlt, la vieille Astarté tyrienne, des monnaies carthaginoises
enfin, attestent du passé pré-romain et néolithique
de Tiddis, ce qui accroît son importance historique.
Par la suite, l'acropole se doubla d'un haut lieu religieux où,
comme partout, une kyrielle de génies et de divinités avaient
leurs prêtres et leurs autels : Saturne et Cælestis, épigones
romains de Baâl et de Tanit, Vesta, les Cereres, Cybèle,
Mithra. plus tard, Tiddis connaîtra Jésus, un Jésus
falsifié par le schisme donatiste, et plus tard encore, Allah...
Ainsi, toutes les croyances ont eu ici leurs dévots, et Tiddis
est morte quand même !
Mithra, dieu solaire
Ce qui accroche l'attention, dès la porte franchie, c'est la présence
de grottes taillées dans le rocher, dont le sol est perforé
d'excavations coniques. Parmi les cassons d'inscriptions découverts
sur les
lieux, M. Berthier a pu lire un fragment d'épigraphe portant mention
de Mithra et d'un collège de ses adorateurs. Beaucoup d'autres
grottes, disséminées parmi les ruines, cavernes naturelles
ou creusées par les hommes, taraudent l'escarpement, et "
rares sont celles, précise André Ber-thier, qui n'ont pas
abrité un culte ".
Et ce culte troglodyte ne peut avoir été que celui de Mithra,
qui est le dieu des spélonques, comme ce Bacax du Chettaba et du
Taya dont je parlais lundi, lequel, ici, paraît être inconnu.
Plutarque dit que les pirates de Cilicle, capturés par Pompée,
avaient apporté à Rome le culte de Mithra, en 70 avant notre
ère, d'où les Légions l'auraient propagé en
Afrique.
Pour moi, j'ai l'impression qu'il est bien plus ancien. Divinité
solaire, apparentée au mazdéisme de la vieille Iranie. c'était
l'Agnl de l'Inde, l'Hélios des Grecs, l'Osiris égyptien,
l'Adonis de Syrie, le Baâl de Carthage.
Le culte de Mithra en Berbérie
Les dédicaces à Mithra, soit sur les monnaies, ces dernières
innombrables, soit sur des monuments, ont été recueillies
dans toute la Berbérie. A Cirta-Constantine. à Rusicade-Philippeville,
à Thagaste-
Souk-Ahras, à Téniet-el-Haâd, à Affreville-Malllana,
à Sitifis-Sétif, à Lambèse, à Mascula-Khenchela.
A Timgad, au musée, j'ai vu une statuette du dieu, debout, la plante
du pied droit appuyée au mollet de la jambe gauche. Enfin, le Médra-cen,
où certains historiens voient le tombeau de Syphax, aurait été
consacré à Mithra l'invincible : Deo soli invicto Mithras.
Dieu des empereurs et des soldats
Mithra était le dieu des armées, mais surtout des empereurs
qui, comme lui, se croyaient invincibles, éternels, augustes, divins.
On sait que la Rome païenne, pratiquant le syncrétisme, n'excluait
aucun dieu. Je pense à cet empereur (Alexandre Sévère)
qui, dans son laraire domestique, groupait toutes les divinités,
de Jupiter jusqu'à Jésus Et n'est-ce pas dans la crainte
d un oubli involontaire que l'on voit les Romains, sous l'appellation
générale de " dieux maures " (Sancti Mauri) honorer
comme les leurs tous les dieux indigètes ?
Ce que le profane sait moins, c'est que Constantin le Grand, bien que
converti au Christ après sa vision du Labarum, était représenté,
sur les médailles de son règne, sous l'image d'un adolescent
debout, levant la main droite qui tient le globe du monde, et ceint d'un
diadème radié, attribut de Mithra (et d'Hélios).
A l'avers, on voit te monogramme grec du Christ avec les lettres P. A.
(Pater
Augustus); au revers : Soli invicto comiti.
Personnellement, j'ai rapporté de Médenine (Sud tunisien)
une monnaie de cuivre où je lis : avers : lmp (erator) Constantinus,
P (ater), P (atriæ), Aug (ustus); revers : Soli in victo comiti.
Ceci prouve péremptoirement que le héros éponyme
de Constantine, le fils de sainte Hélène, soit par manque
de ferveur, soit par politique, n'avait pas rompu en visière avec
le paganisme. Comme Alexandre Sévère, il s'était
contenté d'ajouter Jésus au panthéon des vieux dieux.
On est tenté de s'exclamer : Homo duplex ! Mais on se ressaisit
et dit plus chrétiennement : Ne jugez pas afin de n'être
pas jugé.
La voix des ruines
Mais déjà c'est le soir, un crépuscule d'automne
sans la moindre féerie. Il faut laisser Tiddis, que Mithra n'a
pas défendue, à sa solitude agreste. Quand nous quittons
l'acropole pour rejoindre
l'auto, un oiseau invisible -alouette ou chardonneret - répète
sans se lasser et comme à notre adresse : - Tiddis ! Tiddis ! Tiddis
!
Et, plein de mélancolie, ému pour la première fois,
je m'arrête pour l'écouter..
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