ALGER
ÉVOCATION PITTORESQUE DE LA VIE ALGÉRIENNE EN 1900
PAR PAUL ACHARD
Illustrations de Charles BROUTY

Algeria et l'Afrique du nord illustrée, revue mensuelle, janvier 1950, n°12.Édition de l'Office Algérien d'Action Économique et Touristique (OFALAC), 26 bd Carnot ou 40-42, rue d'Isly, Alger
sur site le 12-9-2005

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----------Les Éditions Baconnier viennent de rééditer le livre truculent de Paul Achard : " SALAOUÈTCHES " - dont la première édition, chaleureusement accueillie, était épuisée depuis longtemps.
----------Les types algériens de 1900 qu'il évoque, ces
salaouètches ", Paul Achard les a parfaitement connus ; il a partagé leur existence tumultueuse et revendique même l'honneur d'avoir appartenu à ce monde hétéroclite qui vivait, ou plutôt se laissait vivre, il y a un demi-siècle - " à une époque unique, dans un pays unique ", écrit l'auteur, non sans mélancolie, au cours de l'avant-propos de son livre.
----------Qu'étaient-ils au juste, ces Salaouètches ? Paul Achard nous l'explique : " Du mauvais garçon des bars de la Casbah avec son visage tailladé de coups de rasoir, jusqu'au plus ,authentique " fils de bonne famille ", tous les enfants de cette génération ont été plus ou moins, une fois ou mille fois, des salaouètches
----------On retrouvera quelques-uns de ceux-ci, avec leur parler savoureux, rabelaisien... et leurs gestes, dans les deux extraits que nous publions ci-après.
----------Ce livre Brouty seul pouvait l'illustrer. Il l'a fait magistralement, ainsi qu'on en jugera par les deux dessins que nous avons également extraits du livre et que nous reproduisons avec le texte dont ils sont inséparables, qu'ils illustrent, au sens le meilleur du terme.


MARINES

----------TORDS-Y la calotte ! " Ces mots sonnent comme un cri d'alerte. Ils annoncent qu'un des hommes qui " font des moules " ou plongent pour cueillir des oursins, est aux prises avec un poulpe. Le fait est assez fréquent, mais l'attraction qu'il offre n'en est pas moins passionnante pour cela. Et, cette fois, il s'agit d'un match entre deux personnalités également décidées à ne pas se laisser faire.
----------- Qué papass de poulpe !
----------- Madona ! il est foutu, Ramonette !
----------- Penses-tu ! Régarre...
----------Sur un roc isolé, le plongeur d'oursins, demi-nu, le buste enveloppé par une pieuvre de grande taille, cherche la " calotte ", au milieu du fouillis visqueux et grouillent des tentacules. La bête a bien deux mètres d'envergure, mais l'homme, rompu aux secrets de ce genre de bataille, a eu le temps de sortir de l'eau
et le poulpe ne peut s'accrocher au rocher. Ramonette lutte contre le monstre, tel Héraclès contre l'Hydre, mais, ayant les bras en partie paralysés par le huit serpents enroulés, il ne parvient pas à retourner la " calotte ", hideux casque de Minerve où luisent deux yeux bleus de noyé ; tordre ce sac gris et nerveux malgré son apparence flasque, c'est tuer le monstre et il y faut la force du colosse dont le corp s'épuise sous les ventouses des longues pattes dont les suçons aspirent son sang.
----------Le plongeur halette en grinçant des dents.
----------La lutte peut durer encore longtemps et Ramonette sait son adversaire infatigable. S'il glisse sur les algues et rentre dans l'eau, il est perdu, le poulpe gagne la bataille. En pareil cas, la résistance et le courage sont inutiles. L'homme jette vers les pêcheurs les plus proches un regard impérieux.
----------- Cuchillo ! réclame-t-il, et de peur que le mot castillan ne soit pas compris des gamins, il réitère sa demande en mahonnais : Oun ganivett ! "
----------Un couteau, tout le monde a ça, mais comment approcher du rocher et risquer d'être pris à partie par la pieuvre ou quelque autre de ses congénères ? L'homme, voyant les garçons hésiter, ouvre la bouche, montre une mâchoire formidable. Un long couteau vole aussitôt dans les airs, lancé avec adresse par l'un de ces vauriens, si habiles au jeu du " jeté " ; Ramone le saisit entre ses dents et pousse la lame vers le tentacule le plus proche de son cou. Le poulpe s'enroule autour de l'acier et Ramonette, faisant pression à l'aide de son épaule, arrive à tronçonner l'une des pattes gluantes et coriaces. En un clin d'oeil son bras est couvert d'encre. La bête lâche son " noir " ce qui indique que jusque là elle ne s'est pas sentie en danger de mort. Un sursaut permet à l'homme de dégager sa main droite, de saisir le couteau et de poursuivre sa rude besogne de boucher : la lame n'entame pas facilement la chair, semblable à du caoutchouc ; la pieuvre commence à desserrer son étreinte, à descendre vers le ventre et les cuisses du plongeur. Ramonette redouble d'ardeur ; deux tentacules suivent la première et un jet d'encre gicle sur le visage du plongeur.
----------C'est la défaite et la bête glisse en masse sur le rocher. Telle une monstrueuse araignée elle ondule, se hâte vers l'eau libératrice. Maintenant le poulpe glisse entre les doigts de l'homme, il échappe déjà, lorsque Ramon le fixe d'un violent coup de couteau en pleine viande. Aussitôt, plongeant ses larges mains à intérieur de la calotte, il la retourne, d'un seul coup. La bête à l'agonie n'est plus qu'une chose informe.
----------Ramon, triomphant, la traîne jusque sur les pieres du môle où elle s'aplatit comme un gros tas de gélatine.
----------Tandis qu'on admirait, qu'on touchait et qu'on estimait la pièce, le plongeur se lavait.

----------- Vingt kilos elle fait !
----------- Qu'est-ce que tu vas te tabasser, Ramonette,ça ? avec un riz à l'espagnole, c'est mortel, les doigts tu te lèches !
----------- Tu sais comment il faut le faire cuire ? D'abord avec un roseau fendu, tu le tapes, jusqu'à tant qu'il vient tendre... et après...
----------- Gare de là, bande de " bazouks " ! tranche le plongeur, à vot'père vous voulez apprendre comment c'est qu'on fait le " pourpe ! " D'abord aucun il a été capabe à venir m'aider.
----------- N'empêche que si je t'avais pas jeté la " faca ", là-bas encore tu serais, " engantché " avec cette saloperie-là.
----------- Ça c'est vrai, Nanouss. Le courage ti as pas, mais louette ti es.
----------Le danger passé, le Murcien avait lâché sa langue natale, qui lui était remontée à la gorge à l'instant critique ; et il reprenait le parler " pataouète ". II rigolait maintenant en rangeant sa prise à côté des oursins empilés dans sa corbeille. Généreux, il ajouta :
----------- Tiens, " bouznik ", voilà des oursins et trois pattes pour ta mère. " Battel " vous soupez !
----------- Et le couteau, dis ?
----------- J'oubliais, " rédéo " ! tiens le voilà.
----------Puis il allume une cigarette, escalade les blocs du môle cassé, amoncelés en chaos ; et, parvenu sur l'étroit chemin de pierre qui continue la jetée, hors du port, jusqu'aux fortifications, il part en sautillant pour enjamber les intervalles entre les pierres géantes, et en chantant comme s'il n'avait pas failli succomber dans un combat inégal et homérique. Le soleil, à l'horizon, s'est encapuchonné de brume. Dans l'air encore limpide et chaud, le soir s'apprête, radieux et triomphal. L'Olympe semble se pencher sur la mer sacrée. Au loin un buccinator à bord d'un " boeuf " à voile latine, souffle dans sa conque marine.

marines par Brouty

 

 

ARTISSES

----------L'ARMEE n'était pas exclue du grand mouvement
artistique dont s'honora Alger de 1890 à 1905.
----------Chaque soir, après la soupe, on pouvait voir un certain nombre de zouaves, d'artilleurs et de tringlots " figurer " au Théâtre municipal. Le cachet, primitivement fixé à un sou, fut porté à dix centimes en 1900 et atteignit, sous certaines directions, la somme de cinq sous. Mais la main-d'oeuvre militaire, excellente pour défiler, se révélait insuffisante lorsque la figuration devait faire preuve d'initiative. Dans ce cas, le Théâtre faisait appel aux civils ; toute une bande de salaouètches, guettant cette aubaine, se tenait dans les petits bars voisins de la Place Bresson, où le régisseur était sûr de les trouver en cas de besoin.

----------Les vieux Algérois n'ont peut-être oublié ni ce gros chef de claque qu'on surnommait " Piment doux " et qui s'appelait Baldafarina le père, ni l'entrepreneur de figuration qui portait le sobriquet de " Calaô ", parce qu'il avait les jambes torses.

----------Les hommes de Calaô étaient notamment appréciés lorsqu'il fallait donner en scène l'illusion d'une bagarre ou simplement d'un remous de foule.

azrtisses par Brouty

----------Ainsi en était-il dans " Lakmé " où les amis de Nilakanta, on le sait, doivent, à un moment donné, entourer le jeune Gérald. Ces gens, avait expliqué le second régisseur, un nommé " Pi-ouitt ", doivent être menaçants.

----------- Vous comprenez qu'est-ce que c'est " menaçants " ? demandait Calaô à sa troupe, après lui avoir rapporté les explications de Pi-ouitt.
----------- Y alors, qu'on comprend, affirmait Tromba, ça veut dire qu'on lui sort des ensultes et tout.
----------- Manco c'est ça, protestait le chef, il faut pas parler.
----------- Mais on peut li donner trois ou quatre coups de genoux dans le ventre, une supposition !
----------- Non plus, écoutez ça que je vous dis moi, pour la mort de vos os ! " Menaçants ", ça veut dire que ni tu parles ni tu frappes.
----------- Alors quoi on fait ?
----------- On lui jette les yeux empoisonnés, avec la figure méchante et tout, et les mains comme si tu vas le " casborer ", mais pas plus : tenez, comme ça...
----------Et Calaô prenait l'air d'un boeuf irrité en louchant effroyablement. Une voix timide demanda :
----------- Cracher on peut ?
----------- Quoi, cracher ? ti es pas fou
----------- Si on peut ni l'ensulter, ni le frapper, peut-être on peut lui cracher à la figure... aussinon, " oulla ", nous avons l'air d'une bande de...
-----------Ay ay ay ! Je vous dis : rien faire. Fair " skouza " seulement de tout ça que vous voudriez faire, mais que vous pouvez pas, sinon le Directeur il vous donne pas les cinq sous ; vous avez pas compris, non Simulacre !
----------- Simulacre, simulacre, confirma la bande.
----------Le soir, le ténor Flachat, au moment de l'agression, se vit soudain environné de conjurés grimaçants gesticulants et si redoutables quoique muets, qu'il fit un pas en arrière.
----------- Il a la " sousto " ! cria une voix au poulailler
----------Un gros rire courut dons la salle. Enhardis par ce compliment, les figurants entourèrent Gérald si étroitément que l'assassin ne put parvenir à le frapper. Le ténor n'avait plus rien à dire et attendait le coup mortel. Le chef d'orchestre, la baguette en l'air, interrogeait du regard le brahmane. Celui-ci fit un signe au plus proche des figurants, puis se voyant incompris, eut un geste que l'autre interpréta mal car il s'élança sur l'officier anglais tête baissée. On eut beaucoup de mal à le tirer des mains de l'Hindou forcené qui s'appelait d'Orta et était marchand de poisson à la Pêcherie.