-------L'ALGÉRIE,
et c'est une des curiosités de son destin, n'a connu l'approbation
unanime de l'opinion publique métropolitaine que dans les périodes
où elle prodigua son sang. Zouaves et turcos de Solferino ou de
Freeschwiller, le 19e corps d'armée pendant la grande épreuve
de 1914-1918 et, plus près de nous, les " Africains "
de la campagne d'Italie et de la Libération
eel laau France, tous connurent l'accueil enthousiaste des Français
et entendirent de chaudes paroles - reconnaissance..., sacrifice inoubliable...
- auxquelles ils crurent.
-------Et pourtant,
il est non moins constant que, dans les périodes difficiles, l'Algérie
a toujours rencontré l'hostilité d'une importante fraction
de l'opinion métropolitaine. Orléanistes en 1830, républicains
en 1871, partis de gauche de 1956 à 1962 en fournissent de navrants
et permanents exemples.
-------La
plus élémentaire manifestation de cette hostilité
fut de refuser au commandement en Algérie, qu'il fût civil
ou militaire, les crédits et les troupes indispensables à
la mission dont il était chargé. Aussi fut-il souvent contraint
de demander à la population algérienne les effectifs que
lui refusait le pouvoir central.
-------Le
premier qui eut recours à cette solution fut le général
Clauzel, et ce, dès décembre 1830, cinq mois après
la prise d'Alger. A peine de retour de l'expédition qui venait
de conquérir Médéa et d'y installer Mostefa ben Omar
comme bey du Titteri, il reçut l'ordre de renvoyer en métropole
la majeure partie des régiments du corps expéditionnaire.
Certes, les zouaves - corps alors indigène - existaient déjà
mais ce n'était qu'un mince bataillon et les zouaves à cheval,
nos futurs chasseurs d'Afrique, n'étaient que trente. Le général
Clauzel eut alors l'idée de créer une milice avec la population
civile d'Alger, non point à l'imitation de la Garde nationale,
qui, en France, dépendait du ministre de l'Intérieur et
avait surtout un rôle de défense du régime, mais bien
davantage à l'image des milices coloniales qui, aux Antilles, par
exemple, avaient joué un rôle essentiel dans la défense
des îles.
-------Tous
les habitants d'Alger, français, étrangers, maures et juifs,
devaient y servir et se rassembler en armes chaque fois que la ville serait
menacée et que, à défaut de tocsin, le canon tonnerait.
-------Mais
cette première milice ne pouvait valoir que ce que valait la population
civile d'alors. Nous n'étions à Alger que depuis cinq mois.
Les Maures étaient dans une expectative dédaigneuse, les
juifs n'avaient pas encore osé prendre les armes et la population
française ou étrangère n'était guère
composée que de cabaretiers et de boutiquiers - que nos soldats
appelaient " mercantis ", le mot aura une longue et péjorative
carrière - qui étaient plus occupés à ficeler
leurs pauvres paquets et à chercher à s'embarquer qu'à
combattre.
-------On
sait l'hostilité pour l'Algérie de cette opposition qui
venait de renverser Charles X et mettre Louis-Philippe à sa place
; aussi tous étaient-ils convaincus du prochain départ de
toute l'armée.
-------Dans
ces conditions, la mise sur pied de la " milice africaine ",
qui fut ordonnée le 24 décembre 1830, était vouée
à l'échec et un malheureux essai d'élection des gradés
ne servit à rien d'autre qu'à la mieux discréditer.
-------L'idée
ne tardera cependant pas à être reprise. La situation s'étant
un peu améliorée et la population civile ayant augmenté,
le général Savary, duc de Rovigo, put, le 21 septembre 1832,
en appelant seulement les Français, constituer quatre compagnies
de cent hommes et un peloton de trente miliciens à cheval.
Hors des murs
-------A chaque
alerte, on courait aux remparts et on en défendait les accès
contre les razzieurs audacieux qui voulaient profiter de ce que la garnison
faisait colonne hors de la ville.
-------Un jour entre autres, le 17 octobre 1835,
le général Rapatel, commandant d'armes à Alger, repoussa
une attaque, puis, prenant la tête de deux escadrons de chasseurs
d'Afrique et du peloton des milices africaines, poursuivit les fuyards
largement hors des murs. Ceux-ci se reformèrent derrière
sidi M'Barek Mahieddine es-Seghir, khalifa d'Abd el-Kader à Miliana,
venu avec ses réguliers tâter nos défenses. Malgré
son infériorité numérique, le général
Rapatel fit sonner la charge, nos cavaliers culbutèrent les troupes
de sidi M'Barek et le peloton des milices africaines s'empara d'un drapeau.
-------Nommé
une deuxième fois au commandement de l'Algérie, le maréchal
Clauzel réorganisa la milice africaine en y incorporant tous les
Européens de vingt à cinquante ans et, en 1846, ce fut une
force sérieuse - deux bataillons, un escadron et une demi-batterie
d'artillerie - qui participa aux opérations qui permirent au général
Bugeaud de dégager toute la Mitidja.
-------La
guerre révolutionnaire que nous subissions ouvertement depuis 1954,
mais en réalité depuis près de trente ans par les
lents efforts souterrains des extrémistes pour détacher
de nous les musulmans, avait abouti, en 1956, à un pourrissement
créant une situation difficile à laquelle le gouvernement
Guy Mollet entreprit de faire face, notamment en donnant à Robert
Lacoste, ministre résidant à Alger, des pouvoirs très
étendus.
-------Le
premier problème était militaire. La guerre révolutionnaire
est, en effet, une considérable mangeuse d'effectifs. Pour pacifier,
il faut obtenir la confiance de la population, la délivrer de la
peur.
-------Restaurer
cette confiance implique deux impératifs. D'une part, réunir
des effectifs nombreux pour rassurer partout la population et lui apporter
la protection dont elle a besoin et, d'autre part, faire se créer
entre elle et l'armée une sympathie et une mutuelle compréhension
qui seront le véritable barrage contre la subversion.
-------Si,
pour le premier point, la solution était entre les mains de Guy
Mollet, qui, dès 1956, fit envoyer en Algérie une partie
du contingent et rappeler les " disponibles ", pour le deuxième,
la solution en revint à Robert Lacoste, qui réinventa les
milices africaines sous le nom d' "unités
territoriales ".
-------En
fait, la ressemblance entre milices africaines et unités territoriales
se limite à cette continuité historique, car les rôles
furent profondément différents. Les milices africaines agissaient
un peu comme des pompiers de village, courant au feu et reprenant leur
vie journalière dès l'incendie éteint. Les Français
d'Algérie rappelés dans la territoriale eurent au contraire
une mission durable. Groupés en bataillons dont les P.C. étaient
proches de leurs domiciles, les " U.T. ", s'ils étaient
mobilisés en permanence, n'étaient appelés à
fournir un service actif que quelques jours par semaine, deux en moyenne.
Conservant chez eux leur uniforme - sommaire - ceux qui venaient prendre
leur tour de garde trouvaient aux P.C. de leurs unités armes et
équipements et, leurs vingt-quatre heures terminées, remettaient
ces armes aux suivants.
La chasse aux paquets
-------Pour le secteur
Alger-Sahel, cela représentait un effectif total de 25 000 hommes
fournissant quotidiennement 4 000 hommes pour le fastidieux mais nécessaire
quadrillage de la ville, surveillant les écoles, les transports
en commun, opérant des ratissages, contrôlant les identités,
faisant de jour et de nuit d'incessantes patrouilles, fouillant les sacs,
les voitures, les sacoches des bicyclettes, la chasse aux paquets abandonnés,
s'efforçant partout et toujours d'entraver l'oeuvre de mort des
terroristes.
-------Toutes
ces missions étaient facilitées par la compréhension
et la sympathie de toute la population. Elles étaient, en quelque
sorte, humanisées par le fait que, opérant dans leur propre
quartier, les territoriaux connaissaient la plupart de leurs concitoyens
et apportaient ainsi à la nécessaire servitude des contrôles
une gentillesse qui rendait plus légère l'exécution
de ces missions. Le contrôlé d'aujourd'hui
était peut-être le contrôleur de la veille.
-------On
ne s'est jamais rendu exactement compte en métropole - si tant
est qu'on le sût - de la servitude que représentait pour
la population d'Algérie le service de la territoriale. Deux jours
par semaine en moyenne, l'ouvrier - payé à l'heure - abandonnait
son travail pour protéger ses concitoyens, mais aussi le commerçant,
qui devait fermer boutique, l'employé, dont le patron gémissait
de voir s'absenter son collaborateur, mais ce même patron se retrouvait,
lui aussi, au P.C. des U.T. lorsque venait son tour et devait compenser
par des heures supplémentaires ou la suppression des vacances le
temps passé à la protection commune.
-------La
" territoriale " apportait de surcroît au commandement
l'outil irremplaçable pour réaliser la symbiose armée-population
qui est la clef de voûte de toute guerre révolutionnaire,
qu'on la fasse ou qu'on la subisse. Soldats deux jours par semaine, les
territoriaux reflétaient dans leur P.C. leurs inquiétudes
ou leurs espoirs de civils mais, les cinq autres jours, ils apportaient
dans leur foyer et diffusaient dans leur entourage les mots d'ordre de
l'armée et répandaient dans toute la population la volonté
du commandement mise en forme par les 5èmes bureaux des états-majors,
les bureaux d'action psychologique.
-------Toujours
sur ce plan des U.T., un pas important fut franchi après le 13
mai 1958, lorsqu'on décida d'incorporer largement dans la territoriale
les Français musulmans. A titre de test fut créé,
le 5 juin 1958, le 20e bataillon U.T. dans la Casbah d'Alger.
Ancien officier d'active
mais aussi ancien tirailleur, je crus devoir en solliciter le commandement
avec, pour adjoint, le courageux et toujours dévoué commandant
Grisoni. Fort de 1 200 hommes, le bataillon était réparti
en trois compagnies : U.T. 141, du capitaine Chailley, avec pour P.C.
un bain maure de la basse Casbah, rue Scipion ; U.T. 142, du lieutenant
Jammy, qui occupait non loin de Barberousse la maison modèle du
centenaire de l'Algérie française ; U.T. 148, du capitaine
Alba, installée près de la cathédrale. Pour schématiser
les origines ethniques, disons que l'effectif du bataillon comptait 30
% de Lopez, 30 % de Lévy, 30 % d'Ahmed et il y avait aussi un petit
10 % de Dupont, mais au-delà de ces pourcentages statistiques,
un seul et chaleureux état d'esprit, dont je peux résumer
l'efficacité par cette seule notation : de jour comme de nuit,
j'ai toujours circulé, dans cette Casbah que d'aucuns jugeaient
inquiétante, seul, sans arme et sans jamais y avoir personnellement
vécu le moindre incident.
Dans la Casbah
-------Témoins
de la misère qui régnait dans la Casbah sous l'effet de
la guerre, mais surtout parce que, tout naturellement, se rassemblaient
là tous les déshérités, les ratés pitoyables,
toute l'écume aussi d'une grande ville, les territoriaux eurent
naturellement une action charitable (peut-être devrait-on dire "
sociale ", mais le mot est sans rayonnement et sans chaleur humaine).
Ce fut là surtout le rôle de leurs femmes, plus aptes que
leurs époux à agir avec sensibilité et tendresse,
et, sous l'égide du Mouvement de solidarité
féminine créé par Mme Massu, s'organisa dans la Casbah
une efficace cellule de ce mouvement.
-------Il
était du devoir du commandant de prévoir l'utilisation des
U.T. à d'éventuelles opérations actives. La territoriale
représentait un réservoir considérable de bonnes
volontés et les éléments les plus dynamiques s'impatientaient
de la mission indispensable mais passive qui était la leur.
-------C'est
dans cette hypothèse qu'il fut décidé, au sein des
bataillons, de grouper des volontaires choisis parmi les plus jeunes et
les plus solides dans une même unité à possibilités
opérationnelles. Ainsi furent créées les " sections
de choc ", distinguées par le port du béret "
gourka " noir.
-------L'expérience
en avait déjà été faite avec 1"U.T.B.
", unité territoriale blindée, sous l'égide
du 5e régiment de chasseurs d'Afrique à Maison-Carrée.
La participation heureuse de cette U.T.B. aux opérations menées
dans le secteur de l'Arba par le 3e chasseurs d'Afrique, que commandait
alors le colonel Argoud, incita le commandement à étendre
l'expérience. Toutefois, il ne fut pas créé de section
de choc au 20e bataillon, car sa mission dans la Casbah requérait
tous ses effectifs
Des apéritifs
et de vastes paellas
-------Tout naturellement
et parce que cela est commun à toutes les armées, mais plus
spécialement sur la base d'une population méditerranéenne,
les U.T. ne tardèrent pas à organiser entre eux des apéritifs,
de vastes paellas, voire des expositions de peinture. Tout cela, loin
de nuire à l'exécution des missions, renforçait un
esprit de corps naissant et apportait aux rapports humains une chaleur
amicale.
-------Aussi,
naturellement, il se créa à Alger, puis à Oran, des
amicales de territoriaux qui éditèrent bulletins et revues.
Le commandement voyait d'un très bon oeil se constituer de telles
associations. Le général Salan accepta d'en être le
président d'honneur. Chef du 5e bureau, le colonel Gardes eut,
le premier, l'idée de regrouper ces amicales et même d'en
augmenter largement l'audience en imaginant la création d'une Fédération
des U.T. et groupes d'autodéfense d'Algérie. En effet, à
la création des U.T. dans les villes et les villages avait correspondu
la nécessité de faire assurer la protection de la population
rurale par des éléments tirés de son sein ; ce furent
les " groupes d'autodéfense ", essentiellement musulmans,
dont on voulait consolider le bon état d'esprit en les associant
encore un peu plus étroitement aux U.T,
M. SAPIN-LIGNIÈRES
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