L' épave
du " Santa Lucia "
au large de Surcouf
par Jacques Vives
C'est en juin 1955 que Mohand, brave pêcheur professionnel,
connaissant mes activités de plongeur amateur, prit timidement,
un matin, l'initiative de me demander de l'aide pour vérifier dans
quelles conditions son filet s'était accroché à "
l'épave ".
- Quelle épave?
- Rhouia, c'est l'épave d'un bateau, énorme, coulé
au débarquement des Américains et des Anglais, pendant la
guerre !
Devant l'intérêt que je manifestais, Mohand me proposa de
m'emmener sur le site, à quelques encablures de la côte devant
la petite station balnéaire de Surcouf.
Peu sensibilisé par le risque relatif que je prenais à plonger
seul, il demeurait dans mon esprit, une forte motivation de pouvoir, à
la fois rendre service à ce brave homme et satisfaire mon appétit
de découverte... Je disposais, heureusement, à cette époque,
d'un équipement plus récent que celui que j'avais "
bricolé " à mes débuts et qui me permettrait
de faire cette plongée avec un bon coefficient de sécurité
et de confort.
L'eau était, ce jour-là exceptionnellement claire et relativement
froide, le léger vent d'est qui soufflait par petites rafales avait
chassé vers le large les eaux troubles des derniers jours. Je me
laissai glisser le long de la ligne de mouillage du rafiot de mon pêcheur
qui me servait de guide. L'émotion intense que j'avais ressentie
avant mon immersion, fit place bientôt à un total émerveillement
empreint d'une grande sérénité, lorsque je découvris,
là, sous moi, par 45 m de fond, le spectacle de cette masse de
147,5 m de long, gisant sur le côté, comme un gros monstre
endormi. Il reposait sur le flanc gauche (babord), montrant deux énormes
déchirures béantes dans la coque sur le côté
droit (tribord). Il s'en échappait des nuées de ces petits
poissons, habituels compagnons des plongeurs.
Je repérai le filet et commençai à essayer de le
libérer... Je m'obstinais jusqu'à la limite de mes forces,
quand le miracle vint... et... je pus enfin laisser le pêcheur haler
son instrument de travail.
Plus tard, j'estimais que je ne pourrai effectuer tout seul l'exploration
rationnelle de cette épave et je conviai mes camarades de la NEC
(Nouvelle équipe cinématographique) qui m'avaient précédemment
accepté dans leur groupe, prodiguant aux uns, un enseignement qu'ils
souhaitaient recevoir au travers de mon expérience de la plongée,
pendant qu'eux m'initiaient aux secrets de la prise de vue, photo ou cinéma.
En équipe, la cloche fut bientôt repérée. "
La cloche ", c'est un peu le sésame de cette caverne d'Ali
Baba, elle permet souvent d'accéder à l'identification rapide
d'une épave. Elle était absolument intacte, toujours là,
suspendue à son support et portait, gravée dans son bronze,
l'inscription " Santa Lucia 1933 " révélée
après avoir gratté une partie des épaisses concrétions
dont elle était couverte... Elle avait encore son battant au bout
duquel sa " corde " était fixée, seule corde autorisée
à porter ce nom, sur un navire, suivant la vieille coutume des
gens de la mer, les autres étant désignées par "
amarres ", " orins ", " aussières ", "
câbles ", " bouts ( Bouts
" : se prononce " boutes.), drisses " etc. L'idée
nous vint de la faire sonner, encore une fois avant de la remonter à
la surface, comme pour rendre un adieu posthume à tous ces malheureux
marins qui avaient dû périr lors des impacts de bombes ou
de torpilles. Elle restitua un son lugubre, sorte de glas, assourdi, étouffé
par la masse d'eau et l'épaisse couche de coquillages qui la recouvrait.
Avec le regret de ne pouvoir prolonger indéfiniment ce merveilleux
moment, après avoir usé les derniers litres d'air, il nous
fallut penser à rejoindre la surface. La pression diminuant, on
remonta très lentement au milieu d'un ballet de bulles rutilantes.
Capturées et emprisonnées dans un sac étanche que
nous utilisions comme un ballon ascensionnel, elles nous apporteront souvent
une aide précieuse dans la remontée de quelques modestes
trophées : lampes de coursives, hublots et principalement "
la cloche " objet précieux sans lequel cette histoire n'aurait
jamais pu être racontée.
Mon ami Charles Ely, mon aîné de quelques années,
né comme moi en Algérie, ayant de fortes attaches avec mon
village de Douéra,
issu d'une vieille famille d'origine alsacienne, assista à l'attaque
du bateau par des bombardiers de la Lutwaffe, le 8 novembre 1942, depuis
sa petite maison à laquelle il avait donné le nom de "
Clairvent ". Elle était située en haut et au bord de
la falaise qui délimite la partie habitée du village de
Surcouf, de la zone côtière. Cette situation lui permit de
suivre en direct l'agonie et le naufrage de ce beau et valeureux bateau.
Il donnera plus tard, un témoignage précis des circonstances
de ce drame dans un passionnant manuscrit relatant l'histoire de sa famille,
de son insertion en Algérie, de sa participation à la Deuxième
Guerre mondiale, affrontant sur le front tunisien les forces allemandes
et italiennes.
Il cite: " Vers 10 heures, première alerte d'avions allemands.
Une énorme torpille passe en hurlant à deux mètres
à peine au-dessus de la toiture de " Clairvent ". Elle
s'écrase sur la plage où elle fait un dégât
éruptif saisissant. Une seconde, le même jour, vers 16 heures,
fait soulever et éclater un bateau aussi gros que ceux qui, régulièrement,
faisaient les liaisons maritimes entre l'Algérie et la France.
Il s'enfonce lentement et ses superstructures restent encore visibles
tard dans l'après-midi ".
D'autres témoignages tirés des archives de l'US Navy précisent:
" Entre 16 h15 et 17 h 35, les navires à l'ancre au large
de Cap Matifou sont pris à partie par vingt-et-un " Junkers
JU 88 " et " Heinkel HE 11 ", qui visent les grands transports
de troupes. Ceux-ci ne sont pas atteints mais deux destroyers sont touchés.
L'USS " Leedstown " (ex " Santa Lucia ") est atteint
par une torpille aérienne qui détruit son gouvernail et
noie une partie de sa poupe... Ce 8 novembre, alors que les navires reçoivent
l'ordre de rentrer dans le port d'Alger, la Lutwaffe attaque à
nouveau. Le " Leedstown ", incapable de manoeuvrer, est pris
en remorque par une corvette anglaise. Il subit de nouvelles attaques
et trois bombes le manquent de très peu...
A 13h10, il est touché par deux torpilles sous-marines, tirées
vraisemblablement, par le " U 331 ", de la Kiegsmarine qui croisait
dans le secteur depuis le premier jour du débarquement.
L'ordre d'évacuation est immédiatement donné et il
est abandonné dans les dix minutes qui suivent... ".
Des témoins préciseront que certains marins qui sautaient
à la mer, étaient aspirés par l'eau qui s'engouffrait
dans les deux impacts des torpilles. Ils devaient sauter une seconde fois
par-dessus bord et être récupérés par les équipages
des barges précédemment débarquées du "
Leedstown - Santa Lucia " et qui avaient elles-mêmes subi de
gros dommages, amarrées les unes contre les autres, tout près
de la côte. A 16 h 15, le dimanche 8 novembre 1942, une nouvelle
attaque aérienne lui porta le coup de grâce.
Cette cloche et le nom du " Santa Lucia " qui y était
gravé nous permirent d'en savoir plus sur ce navire.
L'identification faite, nous avions entrepris des recherches auprès
de la Compagnie Lloyd qui nous communiqua aimablement quelques précieux
renseignements, marquant au passage toute l'émotion que l'annonce
de cette découverte leur procurait.
Ainsi, nous apprenions que le " Santa Lucia " avait été
construit en 1933, dans un chantier naval situé à Kearny
dans le New Jersey (USA).
Plus tard, et récemment, d'autres renseignements vinrent compléter
ce que nous savions déjà en compulsant le Dictionary of
American Naval Fighting Ships, qui nous donnait les renseignements ci-après:
- Avant d'être cédé à l'US Navy en date du
6 aôut 1942, rebaptisé " Leedstown " (AP 73) le
20 août 1942 et confié au lieutenant-commandant Duncan Cook,
il appartenait à la Grace Line Inc.
Le S.S. Santa
Lucia, sistership des Santa Elena, Santa Rosa et Santa Paula. Avant
d'être cédé à l'US Navy, le Santa-Lucia,
bateau de grand luxe, effectuait des croisières dans les Caraïbes.
|
- C'était alors un bateau de grand luxe, destiné à
une clientèle particulièrement aisée, offrant des
services de haute qualité au cours de croisières qu'il effectua
principalement dans les Caraïbes.
- Après cette acquisition, il fut équipé de tourelles
avec batteries antiaériennes et défense sous-marine, aménagé
en transport de troupes et de matériel, en vue d'être incorporé
dans l'armada qui fut constituée, dès l'entrée en
guerre des Etats-Unis, avec comme objectif prioritaire un débarquement
en Afrique du Nord.
Ce débarquement constituait l'ouverture d'un second front, vivement
souhaité par Staline, afin d'alléger la pression permanente
des troupes allemandes sur le théâtre des opérations
germano-soviétiques, au point que l'URSS envisageait même
de signer à cette époque, un armistice séparé
avec l'Allemagne.
Les caractéristiques du " Leedstown - Santa Lucia " sont
reprises dans les documents des archives de l'US Navy concernant les navires
américains coulés au cours de cette Deuxième Guerre
mondiale et on peut lire:
" Leedstown " (ex " Santa Lucia "); AP 73 (immatriculation
de guerre); déplacement: 8600 t; lenght (longueur) : 484' 147,5
m ; beam (largeur) : 72' 23,0 m ; draft (tirant d'eau) : 25'11 1/2"
8,0 m ; speed (vitesse) : 18 kts 18 noeuds ; troop capacity (troupe de
débarquement) : 2505 ; complément: 538 équipage et
troupe à bord.
S'il est intéressant de connaître les origines de ce navire,
son odyssée et sa fin sont particulièrement émouvantes.
Après avoir subi les transformations que nécessitaient ses
nouvelles fonctions, armement antiaérien et sous-marin, modifications
internes et adaptation des barges de débarquement en lieu et place
des habituels canots de sauvetage, de part et d'autre du bateau, il quitte
New York le 26 septembre 1942, arrive le 7 octobre à Belfast en
Irlande.
Le 26 octobre, il est chargé de matériel de guerre et de
troupes de débarquement, puis est intégré dans un
convoi de trente-sept bateaux de transport avec leurs escortes. Le convoi
progresse vers les côtes algériennes, plus précisément
de la région d'Alger avec comme objectifs les sites aux noms codés
de:
Apples Beaches (Castiglione); Beer Beaches (Sidi Ferruch); Queenie Beaches
(Cap Matifou); Charlie Beaches (Jean-Bart/Surcouf) (voir carte ci-dessous).
les sites aux
noms codés
|
Le " Santa Lucia - Leedstown " dont la poupe
et le gouvernail ont été touchés par une première
bombe, incapable de se diriger, sera assisté par la corvette anglaise
" HMS Samphire " qui l'escorte en direction de l'est, doublant
le Cap Matifou, passant devant les sites aux noms célèbres
de La Pérouse, Jean-Bart, Suffren et finalement devant le petit
village de Surcouf. C'est donc là, à quelques encablures
de la côte que ce navire, blessé à mort, mouille pour
la dernière fois une de ses deux ancres, vraisemblablement en faisant
" machine arrière toute ", dans le but de se rapprocher
le plus près de la côte et tenter de procéder à
l'évacuation des hommes et du matériel embarqué.
Nous avons, par la suite, pendant près de cinq années visité
cette épave. Chaque plongée nous apportait quelques éléments
nouveaux, nous permettant de mieux la connaître. On réalisait
difficilement que cette énorme masse inerte, endormie sur le fond
depuis vingt ans et désormais pour l'éternité, ait
pu, à un moment de sa vie sillonner mers et océans, voguer
fièrement en domptant de son étrave, les vagues et les tempêtes.
En accédant à des salles obscures, mal éclairées
par quelques hublots aux vitres incrustées de concrétions,
on découvrait, comme dans un souk mal tenu, un bric-à-brac
où se mêlaient des fusils épars ou amassés
dans un entrelacement inextricable, éléments de lits, meubles
disloqués, renversés formant parfois des obstacles rendant
notre progression difficile.
Là, tout contre une paroi, une chaussure de GI au cuir racorni,
voisine avec des pistolets-mitrailleurs encore équipés de
leurs chargeurs " camembert ", armes typiques de cette époque,
le tout mêlé à quelques gamelles qui " rutilent
" encore dès qu'on les frotte du plat de la main.
On découvrait aussi des jeeps qui avaient voyagé
sur le pont et dont certaines avaient été précipitées
par-dessus bord, lorsque le navire s'était couché. On les
retrouvait à quelques dizaines de mètres, parfois posées
sur leurs quatre roues comme prêtes à démarrer ou
alors totalement renversées, laissant apparaître leurs entrailles,
roues en l'air, pneus écrasés par la pression.
Au hasard de ces recherches, on pouvait trouver des pièces de vaisselle
en faïence, portant l'ancien nom du navire, des bocaux de produits
pharmaceutiques, des services de table en métal argenté
profondément rongés par l'oxydation, laissant encore deviner
le monogramme de la Grace Line, premier armateur propriétaire du
" Santa Lucia ".
Au cours d'une des dernières visites que je fis à mon amie
l'épave, dans le courant de l'année 1962, le coeur serré
car je savais que ma vie future ne me permettrait pas de la revoir, je
lui confiai la garde de mon sac en forte toile contenant mes outils de
" travail ". Ils me permettaient de pouvoir débloquer
une porte de coursive pour pénétrer plus facilement à
l'intérieur d'une salle ou aussi me libérer d'un emprisonnement
accidentel. J'ai accroché ce sac à la pale de l'hélice
qui se trouvait, à l'époque très dégagée,
alors que l'autre se trouvait déjà enfouie dans les fonds
sableux.
En confiant mon sac au " Santa Lucia ", je fis ce que font tous
les hommes respectueux de la mémoire, dans un instant de recueillement,
j'envoyai une pensée profonde vers tous ses marins disparus.
Un fanal, objet qui m'est particulièrement précieux, est
toujours là, tout près de moi, présent dans mon bureau,
débarrassé de sa gangue de concrétions, rutilant,
portant encore sur sa partie arrière légèrement écrasée
par la forte pression subie au cours du naufrage, quelques traces de son
séjour au fond et volontairement conservées... Fait d'un
alliage de cuivre jaune d'excellente qualité, il est périodiquement
nettoyé et je l'allume parfois dans mon bureau pour que son éclat
et sa lumière ravivent mes souvenirs et me fassent communier par
la pensée avec l'épave du " Leedstown - Santa Lucia
" couchée là-bas sous les eaux du rivage de mon pays
natal.
la
cloche fut bientôt repérée...
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