Staouéli - Alger, ses alentours :
Visite à la Trappe de Staouëli en février 1954
Algeria et l'Afrique du nord illustrée, revue mensuelle, printemps 1954, n°36. Édition de l'Office Algérien d'Action Économique et Touristique (OFALAC), 26 bd Carnot ou 40-42, rue d'Isly, Alger
par par Marcel BARBUT, Inspecteur général de l'Agriculture en Algérie
sur site le 21-9-2005

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Une partie du domaine de La Trappe de Staouéli en 1954
Une partie du domaine de La Trappe de Staouéli en 1954.

--------JE viens de refaire, à près d'un siècle de distance, la visite que Boucher de Perthes rendit en 1855 au Domaine de La Trappe. J'ai repris la route qu'il avait suivie lui-même, contemplé comme lui, des hauteurs des Tagarins (voir ce quartier) , le spectacle toujours aussi magnifique de la baie d'Alger. Je n'ai point rencontré de hussards chamarrés montant de fringants chevaux arabes, soulevant à leur passage des nuages de poussière : d'abord parce qu'il n'y a plus de hussards montés et aussi parce que les routes modernes, symbole d'une civilisation évoluée, ne connaissent plus la poussière, et l'Algérie, à ce point de vue, fait honneur au Corps français des Ponts et Chaussées.

--------Par contre, ces routes restent très animées, plus sans doute qu'à l'époque de notre voyageur, qui ne connaissait pas l'automobile, et parce que l'agglomération algéroise compte aujourd'hui plus d'un demi-million d'habitants.

--------Dès la sortie d'Alger, par El-Biar (voir ce lieu) qui n'était alors qu'un modeste quartier de jardins - ce qui explique sans doute qu'il n'en fasse pas mention - on aborde le Sahel. C'est un ensemble de collines arrondies géologiquement jeunes, se pressant entre les deux môles anciens de la Bouzaréah (voir ce lieu) et du Chenouah dressant dans le lointain sa silhouette imposante, alors qu'au sud, au delà de la plaine de la Mitidja qui n'est plus le " pays de la mort jaune ", l'Atlas offre au regard ses monts couverts de la neige tombée en abondance dans les jours précédents.

--------Dans la campagne, les oliviers ont fait place aux vignes ; le charme de Chéragas n'est pas diminué et ce n'est plus seulement aux abords du couvent que l'on peut admirer la "belle culture des champs ". Les Trappistes ont fait école et les descendants des colons de Bugeaud ont bien mérité de l'apôtre de la colonisation paysanne.

--------Pour arriver à La Trappe on emprunte touiours la route qui, en juin 1830, amena sous les murs d'Alger, de Sidi-Ferruch (voir ce lieu) où elle avait débarqué, l'armée du maréchal de Bourmont. Moins d'une demi-heure suffit pour ce trajet que la calèche de Boucher de Perthes mit plusieurs heures à parcourir. II est vrai qu'il y gagna ce pouvoir à loisir s'emplir les yeux du spectacle d'un paysage harmonieux, en même temps que réfléchir et méditer sur les leçons de notre encore récente aventure africaine.

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--------C'EST du 25 juillet 1843 que date l'acte de concession initial d'où est né le domaine actuel de la Trappe. Le maréchal Bugeaud, au nom du roi, et l'abbé de la Grande Trappe de Soligny, général des Trappistes, l'authentifièrent de leurs signatures. II portait sur " 1.020 hectares de terres et de broussailles dans la plaine de Staouéli " à mettre en valeur dans un délai maximum de 10 ans.

--------Les Trappistes furent grandement aidés dans leur tâche par Bugeaud. S'il avait vu venir sans enthousiasme ces religieux, colons-célibataires, qui ne répondaient pas à sa conception d'une colonisation de peuplement réclamant des familles nombreuses attachées au sol, il les adopta " comme des enfants intéressants de la grande famille coloniale " ; il prit la résolution de les faire réussir. La croix vint s'ajouter à l'épée et à la charrue.

--------Grâce à cet appui efficace, sous l'impulsion d'un supérieur, le Père François Régis, qui révéla des qualités certaines d'organisateur et d'agronome, l'établissement prospéra et à sa mort, en 1880, son rayonne-ment était grand. Les colons le visitaient fréquemment et s'inspiraient des méthodes de culture et de travail qui y étaient appliquées.

--------Les années qui suivirent furent moins heureuses. L'agriculture qui avait eu, jusque-là, la primauté, céda le pas à la vie contemplative. Les réserves accumulées s'épuisèrent peu à peu et vers la fin du siècle la gêne était grande au couvent.

--------C'est ainsi qu'en 1904, il y a exactement un demi-siècle, trois frères, MM. Jules, Charles et Lucien Borgeaud, se rendaient acquéreurs du domaine que les Trappistes, découragés par les médiocres résultats d'exploitation, et inquiets aussi sans doute pour l'avenir de leur Congrégation menacée par une évolution politique qui ne leur était pas favorable, avaient décidé de vendre.

--------Ce n'est certainement pas sans un douloureux serrement de coeur qu'ils abandonnèrent ces lieux où, 60 ans plus tôt, le Père François Régis, aidé par Bugeaud, avait jeté les bases d'un établissement agricole qui lui valut, en 1853, la croix de la Légion d'honneur pour avoir, dit la citation le concernant : " puissamment contribué, depuis 1843, au développement de la colonisation algérienne par la fondation d'un établissement agricole considéré, à juste titre, comme un modèle ".

--------Quelques années plus tard, en 1908, Lucien Borgeaud restait seul propriétaire et, sous son impulsion d'abord, puis sous celle de son fils, le sénateur Henri Borgeaud, que de solides études à l'Institut national agronomique avaient sérieusement préparé à sa mission, le domaine de La Trappe connut à nouveau la prospérité, et devint le joyau qu'il est aujourd'hui.

--------Le cadre ancien a été respecté. On y pénètre toujours en franchissant le porche construit par les moines et, dès l'entrée, les vieux palmiers historiques à l'ombre desquels s'élève toujours la modeste croix de François Régis, rappellent la victoire qu'y remporta le 19 juin 1830 le maréchal de Bourmont, victoire qui lui ouvrit la route d'Alger mais qui, si elle exalta son âme de soldat, meurtrit douloureusement son coeurde père, son fils, le lieutenant de Bourmont, y ayant trouvé une mort glorieuse.

--------Les anciens bâtiments, le cimetière des moines, témoins d'un passé mémorable, ont été respectés.

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--------Le domaine de La Trappe s'étend aujourd'hui sur 1.290 hectares dont 1.224 constituent l'exploitation agricole et 66 sont occupés par les bâtiments, les parcs et jardins, et le lotissement des Pins où, au bord de la mer, dans un décor de dunes, se dressent, dans une pinède, les coquettes villas de la " gentry " algéroise.

--------Comme au temps des trappistes qui l'y avaient pratiquement introduite vers 1860, en substitution aux céréales jusque-là dominantes, la vigne est reine.

-------Elle y occupe 725 ha dont plus de 500 hectares de vigne à vin qui produisent, bon an, mal an, de 25 à 30.000 hectolitres de vins rouges et blancs et de vins de liqueur dont la réputation a largement franchi les frontières, non seulement de l'Algérie, mais aussi de la Métropole. Grâce à un encépagement bien compris, qui associe aux cépages traditionnels du Sahel : Carignan, Cinsault, Grenache, Clairette, Merséguéra, etc., une certaine proportion de plants fins des grands crus de France : Petite Syrahe, Cabernet, Sauvignon, Semillon et jusqu'au Tokay hongrois, grâce aussi à une vinification qui met en oeuvre les techniques les plus modernes et fait une large place à l'emploi du froid, régulateur des fermentations, la qualité des vins de La Trappe s'est affirmée partout.

-------II en est ainsi tout particulièrement des vins de liqueurs : Grenache, Muscat, chez lesquels un vieillissement méthodique et savant développe les bouquets les plus capiteux.

--------Les caves de La Trappe sont de véritables monuments où voisinent les foudres en bois de chêne impressionnants des moines, et les cuves en ciment les plus modernes.

--------Le vignoble de chasselas produit chaque année 7 à 8.000 quintaux de raisin de table, destiné en majeure partie à être exporté après un conditionnement soigné, effectué sur place.

--------Malgré les soins dont elle est entourée, pas plus à Staouéli qu'ailleurs, la vigne n'est éternelle. Sur le plateau les ceps de tous âges offrent aux regards leur alignement sans défaut, mais sur les pentes, dans ces terres à dominante sableuse, les plantations nouvelles se font suivant les courbes de niveau, afin de les sous-traire à une érosion qui ruinerait peu à peu le sol et le conduirait à la stérilité. Des pluies torrentielles - plus de 100 millimètres en 24 heures - tombées peu avant notre passage, ont mis à l'épreuve ce dispositif et prouvé son efficacité.

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--------APRÉS le vignoble, ce sont les cultures maraîchères qui occupent la seconde place. 11.000 quintaux de pommes de terre, 2.400 quintaux de tomates, 1.000 quintaux de carottes muscades, quelques centaines de quintaux de haricots verts, de melons, etc... attestent l'importance de ces productions primeurs destinées, essentiellement, comme le chasselas, à l'exportation.

--------Grandes utilisatrices de main-d'oeuvre elles ont permis d'assurer un revenu enviable à une vingtaine de familles ouvrières, grâce à un ingénieux système de rémunération comportant un salaire fixe qui fournit la sécurité, et une substantielle participation aux bénéfices qui crée l'émulation et associe le travailleur aux résultats de son effort.

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--------LES Trappistes avaient créé une orangerie. Celle-ci s'étend maintenant sur 50 hectares avec une proportion élevée de plantations jeunes, encore peu productives. La récolte dépasse cependant déjà 4.000 quintaux et, comme pour les primeurs et les chasselas, elle est traitée, triée, calibrée et emballée au domaine même. Les agrumes ont été peu à peu substituées aux autres espèces fruitières : pêchers, abricotiers, cerisiers, néfliers, etc... qui occupaient encore il y a une vingtaine d'années des surfaces appréciables, mais qui n'ont plus qu'une importance secondaire.... Le cimetière des moines, témoin d'un passé mémorable

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--------PRES de 300 hectares de terres de médiocre qualité servent de support à une forêt où dominent les pins et les eucalyptus dont les premiers furent plantés par les Trappistes vers 1875-1880. On y rencontre aussi quelques essences de plus grande valeur, comme le frêne et l'orme. Les chemins qui parcourent en tous sens la propriété et en facilitent l'exploitation, sont, pour la plupart, bordés de mûriers, de platanes, de sapindus, de caroubiers, qui, alliant l'utile à l'agréable, ne sont pas le moindre de ses charmes.

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--------À l'origine, les travaux des vignes et des champs étaient entièrement exécutés à l'aide d'attelages de chevaux et surtout de boeufs. Un rapport officiel de 1846 mentionne l'existence de 24 boeufs et 36 vaches d'Afrique et d'Europe, 800 brebis, 9 chevaux ou juments, 78 porcs, et plus de 150 volailles diverses.

--------Aujourd'hui, malgré la présence de 14 tracteurs dont la puissance varie de 15 à 20 CV. pour les appareils à roues qui servent à l'entretien des vignes, jusqu'à un " chenillard " de 175 CV., utilisé pour les défoncements, les écuries abritent encore 83 bêtes de trait : mulets ou chevaux croisés bretons-barbes, qui fournissent l'énergie d'appoint.

--------Ce sérieux accroissement de la puissance de traction mécanique ou animale traduit le caractère nette-ment plus intensif du système de culture appliqué à La Trappe, où l'on peut dire que chaque pouce de terre produit au maximum ce pour quoi il a la vocation la mieux affirmée.

--------C'est grâce à cette heureuse évolution, qui répond si bien aux besoins impérieux de la démographie algérienne, que le domaine de La Trappe offre aujourd'hui des moyens d'existence très honorables à 89 familles européennes et 163 familles musulmanes qui y sont employées en permanence, et qu'il occupe, en outre, pendant une grande partie de l'an-née, 4 à 500 ouvriers pour les divers travaux saisonniers.

--------Plus de 100 millions de salaires ont été distribués en 1953,
dont 9 millions aux cadres, à titre de participation aux bénéfices. Outre divers avantages en nature : logement, fourniture des produits agricoles aux familles, le personnel bénéficie d'oeuvres sociales très complètes comprenant soins médicaux, bains-douches, prestations d'assurances sociales, etc.

--------Un restaurant pour les célibataires, un magasin d'alimentation générale, une boulangerie, un bureau de poste, un bureau d'état civil, une salle des fêtes et une école à 3 classes, fréquentée par 116 enfants, garçons et filles, européens et musulmans, sont installés sur le domaine, gérés suivant leur nature particulière et contribuent à faire de cette propriété de La Trappe quelque chose d'assez semblable à la " Villa Rustica " des Romains, à cette différence près cependant qu'elle n'abrite aucun esclave, mais seulement des hommes libres, associés, chacun à sa place, à une tâche qui leur assure une vie matérielle et morale saine et digne, et cela non seulement pendant la période active de leur vie, mais encore, grâce à un régime de retraite avantageux, lorsque l'heure du repos est venue pour eux.

--------Enfin, c'est par le centre de préparation de plasma sanguin séché que se termina notre dernière visite à La Trappe. Conçu par M. le Professeur Benhamou, de la Faculté de médecine d'Alger, généreusement financé par M. Henri Borgeaud, il a déjà rendu d'énormes services, notamment à nos combattants d'Indochine, et fait le plus grand honneur à ses fondateurs.

--------Les mânes de François Régis peuvent certes regretter que l'oeuvre à laquelle il avait consacré sa vie n'ait pas été continuée par ses frères en religion, mais elles peuvent se consoler au spectacle de la magnifique réussite technique, et du bel ensemble de réalisations sociales de ses successeurs laïques.

Marcel BARBUT.
Reportage photographique d'André Vaills.