Une partie du domaine de La
Trappe de Staouéli en 1954.
|
--------JE viens de refaire,
à près d'un siècle de distance, la visite que Boucher
de Perthes rendit en 1855 au Domaine de La Trappe. J'ai repris la route
qu'il avait suivie lui-même, contemplé comme lui, des hauteurs
des Tagarins (voir
ce quartier) , le spectacle toujours aussi magnifique de la
baie d'Alger. Je n'ai point rencontré de hussards chamarrés
montant de fringants chevaux arabes, soulevant à leur passage des
nuages de poussière : d'abord parce qu'il n'y a plus de hussards
montés et aussi parce que les routes modernes, symbole d'une civilisation
évoluée, ne connaissent plus la poussière, et l'Algérie,
à ce point de vue, fait honneur au Corps français des Ponts
et Chaussées.
--------Par contre, ces routes restent très
animées, plus sans doute qu'à l'époque de notre voyageur,
qui ne connaissait pas l'automobile, et parce que l'agglomération
algéroise compte aujourd'hui plus d'un demi-million d'habitants.
--------Dès la sortie d'Alger, par
El-Biar (voir
ce lieu) qui n'était alors qu'un modeste quartier de
jardins - ce qui explique sans doute qu'il n'en fasse pas mention - on
aborde le Sahel. C'est un ensemble de collines arrondies géologiquement
jeunes, se pressant entre les deux môles anciens de la Bouzaréah
(voir
ce lieu) et du Chenouah dressant dans le lointain sa silhouette
imposante, alors qu'au sud, au delà de la plaine de la Mitidja
qui n'est plus le " pays de la mort jaune ", l'Atlas offre au
regard ses monts couverts de la neige tombée en abondance dans
les jours précédents.
--------Dans la campagne, les oliviers ont
fait place aux vignes ; le charme de Chéragas n'est pas diminué
et ce n'est plus seulement aux abords du couvent que l'on peut admirer
la "belle culture des champs ". Les Trappistes ont fait école
et les descendants des colons de Bugeaud ont bien mérité
de l'apôtre de la colonisation paysanne.
--------Pour arriver à La Trappe on
emprunte touiours la route qui, en juin 1830, amena sous les murs d'Alger,
de Sidi-Ferruch (voir
ce lieu) où elle avait débarqué,
l'armée du maréchal de Bourmont. Moins d'une demi-heure
suffit pour ce trajet que la calèche de Boucher de Perthes mit
plusieurs heures à parcourir. II est vrai qu'il y gagna ce pouvoir
à loisir s'emplir les yeux du spectacle d'un paysage harmonieux,
en même temps que réfléchir et méditer sur
les leçons de notre encore récente aventure africaine.
***
--------C'EST du 25 juillet
1843 que date l'acte de concession initial d'où est né le
domaine actuel de la Trappe. Le maréchal Bugeaud, au nom du roi,
et l'abbé de la Grande Trappe de Soligny, général
des Trappistes, l'authentifièrent de leurs signatures. II portait
sur " 1.020 hectares de terres et de broussailles
dans la plaine de Staouéli " à mettre en
valeur dans un délai maximum de 10 ans.
--------Les Trappistes furent grandement
aidés dans leur tâche par Bugeaud. S'il avait vu venir sans
enthousiasme ces religieux, colons-célibataires, qui ne répondaient
pas à sa conception d'une colonisation de peuplement réclamant
des familles nombreuses attachées au sol, il les adopta "
comme des enfants intéressants de la grande
famille coloniale " ; il prit la résolution de
les faire réussir. La croix vint s'ajouter à l'épée
et à la charrue.
--------Grâce à cet appui efficace,
sous l'impulsion d'un supérieur, le Père François
Régis, qui révéla des qualités certaines d'organisateur
et d'agronome, l'établissement prospéra et à sa mort,
en 1880, son rayonne-ment était grand. Les colons le visitaient
fréquemment et s'inspiraient des méthodes de culture et
de travail qui y étaient appliquées.
--------Les années qui suivirent furent
moins heureuses. L'agriculture qui avait eu, jusque-là, la primauté,
céda le pas à la vie contemplative. Les réserves
accumulées s'épuisèrent peu à peu et vers
la fin du siècle la gêne était grande au couvent.
--------C'est ainsi qu'en 1904, il y a exactement
un demi-siècle, trois frères, MM. Jules, Charles et Lucien
Borgeaud, se rendaient acquéreurs du domaine que les Trappistes,
découragés par les médiocres résultats d'exploitation,
et inquiets aussi sans doute pour l'avenir de leur Congrégation
menacée par une évolution politique qui ne leur était
pas favorable, avaient décidé de vendre.
--------Ce n'est certainement pas sans un
douloureux serrement de coeur qu'ils abandonnèrent ces lieux où,
60 ans plus tôt, le Père François Régis, aidé
par Bugeaud, avait jeté les bases d'un établissement agricole
qui lui valut, en 1853, la croix de la Légion d'honneur pour avoir,
dit la citation le concernant : " puissamment
contribué, depuis 1843, au développement de la colonisation
algérienne par la fondation d'un établissement agricole
considéré, à juste titre, comme un modèle
".
--------Quelques années
plus tard, en 1908, Lucien Borgeaud restait seul propriétaire et,
sous son impulsion d'abord, puis sous celle de son fils, le sénateur
Henri Borgeaud, que de solides études à l'Institut national
agronomique avaient sérieusement préparé à
sa mission, le domaine de La Trappe connut à nouveau la prospérité,
et devint le joyau qu'il est aujourd'hui.
--------Le cadre ancien a
été respecté. On y pénètre toujours
en franchissant le porche construit par les moines et, dès l'entrée,
les vieux palmiers historiques à l'ombre desquels s'élève
toujours la modeste croix de François Régis, rappellent
la victoire qu'y remporta le 19 juin 1830 le maréchal de Bourmont,
victoire qui lui ouvrit la route d'Alger mais qui, si elle exalta son
âme de soldat, meurtrit douloureusement son coeurde père,
son fils, le lieutenant de Bourmont, y ayant trouvé une mort glorieuse.
--------Les anciens bâtiments, le cimetière
des moines, témoins d'un passé mémorable, ont été
respectés.
***
--------Le
domaine de La Trappe s'étend aujourd'hui sur 1.290 hectares dont
1.224 constituent l'exploitation agricole et 66 sont occupés par
les bâtiments, les parcs et jardins, et le lotissement des Pins
où, au bord de la mer, dans un décor de dunes, se dressent,
dans une pinède, les coquettes villas de la " gentry "
algéroise.
--------Comme au temps des trappistes qui
l'y avaient pratiquement introduite vers 1860, en substitution aux céréales
jusque-là dominantes, la vigne est reine.
-------Elle y occupe 725 ha dont plus de
500 hectares de vigne à vin qui produisent, bon an, mal an, de
25 à 30.000 hectolitres de vins rouges et blancs et de vins de
liqueur dont la réputation a largement franchi les frontières,
non seulement de l'Algérie, mais aussi de la Métropole.
Grâce à un encépagement bien compris, qui associe
aux cépages traditionnels du Sahel : Carignan, Cinsault, Grenache,
Clairette, Merséguéra, etc., une certaine proportion de
plants fins des grands crus de France : Petite Syrahe, Cabernet, Sauvignon,
Semillon et jusqu'au Tokay hongrois, grâce aussi à une vinification
qui met en oeuvre les techniques les plus modernes et fait une large place
à l'emploi du froid, régulateur des fermentations, la qualité
des vins de La Trappe s'est affirmée partout.
-------II en est ainsi tout particulièrement
des vins de liqueurs : Grenache, Muscat, chez lesquels un vieillissement
méthodique et savant développe les bouquets les plus capiteux.
--------Les caves de La Trappe sont de véritables
monuments où voisinent les foudres en bois de chêne impressionnants
des moines, et les cuves en ciment les plus modernes.
--------Le vignoble de chasselas produit
chaque année 7 à 8.000 quintaux de raisin de table, destiné
en majeure partie à être exporté après un conditionnement
soigné, effectué sur place.
--------Malgré les soins dont elle
est entourée, pas plus à Staouéli qu'ailleurs, la
vigne n'est éternelle. Sur le plateau les ceps de tous âges
offrent aux regards leur alignement sans défaut, mais sur les pentes,
dans ces terres à dominante sableuse, les plantations nouvelles
se font suivant les courbes de niveau, afin de les sous-traire à
une érosion qui ruinerait peu à peu le sol et le conduirait
à la stérilité. Des pluies torrentielles - plus de
100 millimètres en 24 heures - tombées peu avant notre passage,
ont mis à l'épreuve ce dispositif et prouvé son efficacité.
***
--------APRÉS le
vignoble, ce sont les cultures maraîchères qui occupent la
seconde place. 11.000 quintaux de pommes de terre, 2.400 quintaux de tomates,
1.000 quintaux de carottes muscades, quelques centaines de quintaux de
haricots verts, de melons, etc... attestent l'importance de ces productions
primeurs destinées, essentiellement, comme le chasselas, à
l'exportation.
--------Grandes utilisatrices de main-d'oeuvre
elles ont permis d'assurer un revenu enviable à une vingtaine de
familles ouvrières, grâce à un ingénieux système
de rémunération comportant un salaire fixe qui fournit la
sécurité, et une substantielle participation aux bénéfices
qui crée l'émulation et associe le travailleur aux résultats
de son effort.
***
--------LES Trappistes avaient
créé une orangerie. Celle-ci s'étend maintenant sur
50 hectares avec une proportion élevée de plantations jeunes,
encore peu productives. La récolte dépasse cependant déjà
4.000 quintaux et, comme pour les primeurs et les chasselas, elle est
traitée, triée, calibrée et emballée au domaine
même. Les agrumes ont été peu à peu substituées
aux autres espèces fruitières : pêchers, abricotiers,
cerisiers, néfliers, etc... qui occupaient encore il y a une vingtaine
d'années des surfaces appréciables, mais qui n'ont plus
qu'une importance secondaire.... Le cimetière des moines, témoin
d'un passé mémorable
***
--------PRES de 300 hectares
de terres de médiocre qualité servent de support à
une forêt où dominent les pins et les eucalyptus dont les
premiers furent plantés par les Trappistes vers 1875-1880. On y
rencontre aussi quelques essences de plus grande valeur, comme le frêne
et l'orme. Les chemins qui parcourent en tous sens la propriété
et en facilitent l'exploitation, sont, pour la plupart, bordés
de mûriers, de platanes, de sapindus, de caroubiers, qui, alliant
l'utile à l'agréable, ne sont pas le moindre de ses charmes.
***
--------À l'origine,
les travaux des vignes et des champs étaient entièrement
exécutés à l'aide d'attelages de chevaux et surtout
de boeufs. Un rapport officiel de 1846 mentionne l'existence de 24 boeufs
et 36 vaches d'Afrique et d'Europe, 800 brebis, 9 chevaux ou juments,
78 porcs, et plus de 150 volailles diverses.
--------Aujourd'hui, malgré la présence
de 14 tracteurs dont la puissance varie de 15 à 20 CV. pour les
appareils à roues qui servent à l'entretien des vignes,
jusqu'à un " chenillard " de 175 CV., utilisé
pour les défoncements, les écuries abritent encore 83 bêtes
de trait : mulets ou chevaux croisés bretons-barbes, qui fournissent
l'énergie d'appoint.
--------Ce sérieux accroissement de
la puissance de traction mécanique ou animale traduit le caractère
nette-ment plus intensif du système de culture appliqué
à La Trappe, où l'on peut dire que chaque pouce de terre
produit au maximum ce pour quoi il a la vocation la mieux affirmée.
--------C'est grâce à cette
heureuse évolution, qui répond si bien aux besoins impérieux
de la démographie algérienne, que le domaine de La Trappe
offre aujourd'hui des moyens d'existence très honorables à
89 familles européennes et 163 familles musulmanes qui y sont employées
en permanence, et qu'il occupe, en outre, pendant une grande partie de
l'an-née, 4 à 500 ouvriers pour les divers travaux saisonniers.
--------Plus de 100 millions de salaires
ont été distribués en 1953, dont
9 millions aux cadres, à titre de participation aux bénéfices.
Outre divers avantages en nature : logement, fourniture des produits agricoles
aux familles, le personnel bénéficie d'oeuvres sociales
très complètes comprenant soins médicaux, bains-douches,
prestations d'assurances sociales, etc.
--------Un restaurant pour les célibataires,
un magasin d'alimentation générale, une boulangerie, un
bureau de poste, un bureau d'état civil, une salle des fêtes
et une école à 3 classes, fréquentée par 116
enfants, garçons et filles, européens et musulmans, sont
installés sur le domaine, gérés suivant leur nature
particulière et contribuent à faire de cette propriété
de La Trappe quelque chose d'assez semblable à la " Villa
Rustica " des Romains, à cette différence près
cependant qu'elle n'abrite aucun esclave, mais seulement des hommes libres,
associés, chacun à sa place, à une tâche qui
leur assure une vie matérielle et morale saine et digne, et cela
non seulement pendant la période active de leur vie, mais encore,
grâce à un régime de retraite avantageux, lorsque
l'heure du repos est venue pour eux.
--------Enfin, c'est par le centre de préparation
de plasma sanguin séché que se termina notre dernière
visite à La Trappe. Conçu par M. le Professeur Benhamou,
de la Faculté de médecine d'Alger, généreusement
financé par M. Henri Borgeaud, il a déjà rendu d'énormes
services, notamment à nos combattants d'Indochine, et fait le plus
grand honneur à ses fondateurs.
--------Les mânes de François
Régis peuvent certes regretter que l'oeuvre à laquelle il
avait consacré sa vie n'ait pas été continuée
par ses frères en religion, mais elles peuvent se consoler au spectacle
de la magnifique réussite technique, et du bel ensemble de réalisations
sociales de ses successeurs laïques.
Marcel BARBUT.
Reportage photographique d'André Vaills.
|