------------LE nom
de Boucher de Perthes est si universellement connu qu'il serait outrecuidant
de présenter aux lecteurs d' " Algeria " celui que l'on
considère, assez abusivement d'ailleurs, comment le fondateur de
la science préhistorique. L. Aufrère lui a consacré,
en 1940, une étude d'autant plus définitive que de très
nombreux documents originaux ont disparu dans l'un des inutiles désastres
de guerre, l'incendie du Musée d'Abbeville. En 1949, cette cité
martyre, à la peine relevée de ses ruines, a tenu à
célébrer le centenaire des " Antiquités celtiques
et antédiluviennes " : l'Algérie aurait pu unir sa
voix aux hommages qui furent rendus à la mémoire du Directeur
des Douanes archéologue, car, en 1855, Boucher de Perthes foula
son sol, en touriste et en préhistorien.
------------Il a alors 67 ans. Né à
Rethel le 10 septembre 1788, il a reçu de son père, un homme
de finance, le goût des collections disparates, où voisinent
tableaux et vieux meubles, vases étrusques et objets égyptiens,
fossiles et coquillages actuels. Pourtant, il ne tient pas en place. A
14 ans, il fait la course aux Anglais, sur la Manche, pour venger son
" arrière-grand-tante"...
Jeanne d'Arc ! Douanier en Italie : une aventure avec Pauline Bonaparte,
la musique qu'il joue avec Paganini et celle qu'il improvise, des comédies
qui ne seront jamais représentées, occupent l'essentiel
de son temps. A Boulogne-sur-Mer, après 1811, il ne pense que théâtre
et chansons, et sa production intarissable alimentera les orgues de Barbarie
de tous les Savoyards de France. Sifflé à la Porte Saint-Martin,
il se lance dans la littérature politique. Ce n'est qu'après
1835, et sous l'influence de Casimir Picard, que Boucher de Perthes, qui
vient de remplacer son père à la Direction des Douanes,
se passionne pour les recherches de la Société d'Émulation
d'Abbeville. Gagné à des idées qu'il n'avait pas
forgées sur l'antiquité " antédiluvienne "
de l'Homme, il met sa plume féconde d'avocat ardent, sa fortune,
ses relations au service de la cause préhistorique. Le 14 juin
1847, l'Académie des Sciences fait connaître à ses
membres l'édition des " Antiquités celtiques et antédiluviennes.
Mémoire sur l'industrie primitive et les arts à leur origine
". Survient la Révolution de Février. Candidat malchanceux
à la Constituante... et à l'Académie, électeur
déçu de Lamartine, il est mis à la retraite en 1852.
Ce sont ces échecs scientifiques, politiques et littéraires,
cette retraite qui conduisirent Boucher de Perthes à parcourir
l'Europe et même à franchir, en 1855, la Méditerranée.
------------Ce sont bien des pages oubliées
que celles qu'il a consacrées, en 1859, à ce " Voyage
en Espagne et en Algérie ". Pourtant, dans ce livre de
612 pages, les chapitres XXXII (p. 384) XLVIII (p. 575) sont consacrés
à la description de Cherchel, de Blida, d'Alger et des campagnes
environnantes. Le préhistorien regrettera certes que l'auteur ne
dise à peu près rien des recherches archéologiques
qu'il effectue, et dont il réservait l'exposé à une
publication plus scientifique ; l'historien de l'Algérie française,
par contre, trouvera dans son récit une peinture minutieuse, étonnamment
vivante, des paysages qu'il a vus, des choses et des gens de tous les
jours au milieu desquels
il a vécu.
-
-----------Parti de Santa-Pola (Alicante) à
la mi-septembre, il est jeté par la tempête à Cherchel,
et gagne Alger par Zurich, Marengo et Blida. Descendu à l'Hôtel
d'Orient (l"Ancienne Mairie "), il visite longuement la ville.
Le sirocco l'en chasse : il croit lui échapper en gagnant les hauteurs
et la campagne ; il décide d'aller visiter, à Staouéli,
le couvent des Trappistes...
....................
------------"
Je n'avais pas à me plaindre du temps depuis que j'étais
en Afrique : le soleil y était ardent, mais la brise de mer soufflait,
et je n'y avais pas plus souffert de la chaleur qu'en Italie et beaucoup
moins qu'en Espagne. Cette nuit du jeudi au vendredi, les choses changèrent.
Quoique j'eusse laissé ma fenêtre et ma porte ouvertes pour
établir un courant d'air, il me semblait que j'étais à
la gueule d'un four et, qu'au lieu de fraîcheur, il entrait dans
ma chambre un gaz desséchant. Alors les piqûres des mosquitos,
quoique déjà anciennes, se réveillent avec d'horribles
démangeaisons ; à celles-ci s'en joignirent de nouvelles,
et je passai une cruelle nuit.
------------En me levant, j'étais brisé
; pouvant à peine me soutenir, je croyais avoir la fièvre
; mais les premières personnes que je rencontrai se plaignaient
du même mal, et je sus d'elles que le vent du désert, ou
le sirocco, soufflait depuis la veille. Ah ! damné vent ! je te
connais maintenant et je sais ce que tu vaux !
------------Croyant
y échapper en me sauvant de la ville, je prends une calèche
pour aller à Staouéli visiter le couvent des Trappistes.
------------Nous
remontons la route par où je suis entré à Alger,
et j'admire de nouveau les nombreux et savants détours qui conduisent,
par une pente douce, au sommet de la montagne, si difficile à escalader
dans le quartier arabe. Là, je m'arrête pour revoir encore
ce magnifique spectacle, dont on ne se lasse pas.
------------Nous rencontrons un régiment
de hussards qui nous envoie de la poussière, ce qui ne rend pas
le sirocco plus supportable ; nous atteignons, après avoir passé
l'embranche-ment de Delhys-Ibrahïm,(voir
ce lieu),un bois d'oliviers qui annonce une bonne récolte,
car chaque arbre est couvert d'olives ; puis le joli village de Cheraga
(voir
ce lieu). La route est très animée ; à
chaque instant nous y trouvons des Maures, des Bédouins, et, ce
qui prouve combien le pays est tranquille, des femmes, des jeunes filles
chrétiennes allant aux champs ou d'un village à l'autre.
------------A neuf heures et demie, des fermes isolées
se montrent de distance en distance ; une vaste plaine mi-cultivée
est devant nous ; la mer est à droite ; au loin, les cimes élevées
de l'Atlas.
------------J'arrive
au couvent, dont l'approche est annoncée par une croix plantée
sur la route et la belle culture des champs. Le frère portier,
après m'avoir demandé mon nom, me dit que puisque je viens
dans la maison pour la première fois, on me fera, selon l'usage,
une réception solennelle. Deux moines entrent, ils sont vêtus
de blanc ; ils saluent, se couchent à terre et la baisent ; ensuite,
ils me conduisent à leur chapelle, m'y
offrent l'eau bénite et me montrent l'autel où je dois m'agenouiller
et faire ma prière. Nous rentrons au parloir, où l'on me
lit un chapitre de l'Imitation.
Le cérémonial achevé, je visite les diverses parties
du couvent. Je vais voir le dortoir ; chacun a sa cellule ; elle est ouverte
: le lit consiste en un maigre matelas et une couverture.
------------J'entre
au chapitre, puis au réfectoire. La table y est mise pour le dîner.
A la place de chacun est une bouteille de grès remplie d'eau. L'odeur
qui s'échappe de la cuisine n'est pas mauvaise, c'est celle d'une
soupe aux légumes.
-------------Je vais faire une visite au père
Augustin, qui remplace le prieur. Avec celui-ci je puis causer, car on
m'avait prévenu de ne rien dire aux moines. Nous parlons de mes
voyages, puis du couvent. Il contient quatre-vingts moines ; on trouve
peu de novices en Afrique, ils viennent de France, d'où l'on n'envoie
le plus souvent que d'anciens frères, dont la vocation est éprouvée.
Les jeunes restent rarement.
------------Les
quatre-vingts moines ne suffisent pas pour les travaux de la maison et
l'exploitation des terres, car tous travaillent. Ils ont cinquante domestiques
arabes dont, m'a dit le supérieur, on est fort satisfait.
------------Je retourne au choeur pour entendre
chanter les frères. Ce n'est point par le chant que brillent les
moines. J'en rencontre plusieurs occupés à lire ou méditer
sous les galeries. J'en vois un appuyé sur la balustrade, la tête
baissée, l'oeil fixe et les traits immobiles : il personnifiait
bien le découragement et le dégoût de la vie. Il ne
se retourne même pas quand nous passons.
------------Le supérieur, peut-être
parce qu'il a la permission de parler, ne semble pas triste comme les
autres. Nous allons visiter les jardins ; on me présente un petit
fruit jaune, qui vient sur un arbuste dont j'ai oublié le nom :
il a un goût acidulé assez agréable.
------------J'admire
de belles plantations de citronniers et autres arbres fruitiers ; les
produits se portent à Alger. Le beurre qu'on fait au couvent est
d'une excellente qualité ; il se vend quatre francs vingt centimes
le kilo. On n'y fait pas de fromage.
------------Je
visite les étables, non moins propres que nos écuries de
luxe ; aussi les vaches et les boeufs de labour
y sont d'une beauté et d'un embonpoint qui contrastent avec la
maigreur des maîtres. Un matérialiste, forcé de faire
ici un choix, préférerait au régime des frères
celui de leurs bestiaux. Ceux-ci ont une nourriture de leur goût
et à discrétion, une excellente litière pour se coucher
; ils dorment leur nuit entière sans soucis du lendemain et ne
travaillent qu'autant qu'il le faut pour entretenir leur santé.
Personne ne mangeant de viande au couvent, on ne les engraisse que pour
le travail, comme les vaches pour leur lait : ils sont assurés
ainsi d'une longue vie. Sauf le boeuf Apis et le veau d'or, je ne pense
pas que, dans la création, il y ait jamais eu de ruminants plus
heureux, et si Nabuchodonosor avait fait là sa pénitence,
il aurait certainement après cette double expérience, renoncé
à redevenir roi.
------------Je
visite le cimetière des moines, où je remarque quelques
fragments antiques, entr'autres un reste d'amphore.
------------C'est
à cette place même que se donna, en 1830, la bataille de
Staouéli ; ce fut au point le plus élevé du cimetière
que l'officier, dont j'ai parlé, planta le drapeau français.
C'est sous un palmier qui existe encore dans la cour du couvent que l'aga,
parent du dey et qui commandait son armée, avait placé sa
tente.
------------Le
couvent ne date que de 1843 ; un bataillon d'infanterie fut envoyé
pour aider à sa construction et aux défrichements des terres.
Dans les fondations est un lit de boulets ramassés sur le champ
de bataille, et partout où il y a un pignon ou un pilier, c'est
un boulet qui en termine le couronnement.
------------De
ce cimetière, on a une très belle vue : on aperçoit
la mer, le bourg de Saint-Ferdinand et le cap de Sidi-el-Ferruch, où
les Français débarquèrent en 1830.
------------On
m'invita à dîner, je remerciai ; je voulus seulement goûter
le vin du crû, qui m'a paru bon.
------------En
quittant le supérieur, je déposai mon offrande chez le frère
portier, qui me donna un chapelet et des médailles. Puis j'allai
faire une promenade jusqu'à Sidi-el-Ferruch qui n'est pas loin
de Staouéli. J'aurais désiré y prendre un bain, mais
j'étais seul et j'eus peur qu'on ne m'y volât mes habits.
ce qui m'aurait fort embarrassé : je n'aurais eu alors pour ressource
qu'une robe de moine.
------------Au
retour, mon cocher me demanda la permission de s'arrêter à
Cheraga pour y visiter un ami. Je fus avec lui chez cet ami qui se nomme
Berbillon, natif du département de l'Oise et ancien soldat du 35'
de ligne. M. Berbillon, en apprenant que j'habitais le département
de la Somme qui touche à l'Oise, voulut absolument me faire boire
du vin de Cheraga : j'avais goûté de celui des moines, je
ne refusai pas celui du soldat. Ma foi ! le crû de Cheraga vaut
au moins celui de Staouéli : c'est un vin rouge léger et
qui ressemble au Beaujolais. J'engageai le propriétaire à
persévérer dans ses essais, en lui prédisant du Pomard
et du Clos-Vougeot africain. N'ai-je pas bu du Bordeaux d'un crû
de Calabre, et du Bourgogne fait à Madère avec des vignes
bourguignonnes ? Il ne faut donc désespérer de rien, et
l'Afrique aura aussi son Champagne.
........................................
------------Boucher
de Perthes séjourna à Alger jusqu'au début d'octobre,
y tenta en vain de rencontrer Berbrugger, partit en expédition
dans l'Atlas en quête d'un "monument celtique ", et rentra
en France accompagné du jeune fils du lieutenant-général
d'Armandy, que lui avait confié le général Yusuf.
Le 16 octobre il était à Abbeville.
Lionel BALOUT.
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