Staouéli - Alger, ses alentours :
la Trappe de Staouëli
vue par J.Boucher de Perthes en 1855
Algeria et l'Afrique du nord illustrée, revue mensuelle, printemps 1954, n°36. Édition de l'Office Algérien d'Action Économique et Touristique (OFALAC), 26 bd Carnot ou 40-42, rue d'Isly, Alger
par Lionel BALO U T
sur site le 21-9-2005...+ mars 2014

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------------LE nom de Boucher de Perthes est si universellement connu qu'il serait outrecuidant de présenter aux lecteurs d' " Algeria " celui que l'on considère, assez abusivement d'ailleurs, comment le fondateur de la science préhistorique. L. Aufrère lui a consacré, en 1940, une étude d'autant plus définitive que de très nombreux documents originaux ont disparu dans l'un des inutiles désastres de guerre, l'incendie du Musée d'Abbeville. En 1949, cette cité martyre, à la peine relevée de ses ruines, a tenu à célébrer le centenaire des " Antiquités celtiques et antédiluviennes " : l'Algérie aurait pu unir sa voix aux hommages qui furent rendus à la mémoire du Directeur des Douanes archéologue, car, en 1855, Boucher de Perthes foula son sol, en touriste et en préhistorien.

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Il a alors 67 ans. Né à Rethel le 10 septembre 1788, il a reçu de son père, un homme de finance, le goût des collections disparates, où voisinent tableaux et vieux meubles, vases étrusques et objets égyptiens, fossiles et coquillages actuels. Pourtant, il ne tient pas en place. A 14 ans, il fait la course aux Anglais, sur la Manche, pour venger son " arrière-grand-tante"...
Jeanne d'Arc ! Douanier en Italie : une aventure avec Pauline Bonaparte, la musique qu'il joue avec Paganini et celle qu'il improvise, des comédies qui ne seront jamais représentées, occupent l'essentiel de son temps. A Boulogne-sur-Mer, après 1811, il ne pense que théâtre et chansons, et sa production intarissable alimentera les orgues de Barbarie de tous les Savoyards de France. Sifflé à la Porte Saint-Martin, il se lance dans la littérature politique. Ce n'est qu'après 1835, et sous l'influence de Casimir Picard, que Boucher de Perthes, qui vient de remplacer son père à la Direction des Douanes, se passionne pour les recherches de la Société d'Émulation d'Abbeville. Gagné à des idées qu'il n'avait pas forgées sur l'antiquité " antédiluvienne " de l'Homme, il met sa plume féconde d'avocat ardent, sa fortune, ses relations au service de la cause préhistorique. Le 14 juin 1847, l'Académie des Sciences fait connaître à ses membres l'édition des " Antiquités celtiques et antédiluviennes. Mémoire sur l'industrie primitive et les arts à leur origine ". Survient la Révolution de Février. Candidat malchanceux à la Constituante... et à l'Académie, électeur déçu de Lamartine, il est mis à la retraite en 1852. Ce sont ces échecs scientifiques, politiques et littéraires, cette retraite qui conduisirent Boucher de Perthes à parcourir l'Europe et même à franchir, en 1855, la Méditerranée.

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Ce sont bien des pages oubliées que celles qu'il a consacrées, en 1859, à ce " Voyage en Espagne et en Algérie ". Pourtant, dans ce livre de 612 pages, les chapitres XXXII (p. 384) XLVIII (p. 575) sont consacrés à la description de Cherchel, de Blida, d'Alger et des campagnes environnantes. Le préhistorien regrettera certes que l'auteur ne dise à peu près rien des recherches archéologiques qu'il effectue, et dont il réservait l'exposé à une publication plus scientifique ; l'historien de l'Algérie française, par contre, trouvera dans son récit une peinture minutieuse, étonnamment vivante, des paysages qu'il a vus, des choses et des gens de tous les jours au milieu desquels
il a vécu.
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Parti de Santa-Pola (Alicante) à la mi-septembre, il est jeté par la tempête à Cherchel, et gagne Alger par Zurich, Marengo et Blida. Descendu à l'Hôtel d'Orient (l"Ancienne Mairie "), il visite longuement la ville. Le sirocco l'en chasse : il croit lui échapper en gagnant les hauteurs et la campagne ; il décide d'aller visiter, à Staouéli, le couvent des Trappistes...

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------------" Je n'avais pas à me plaindre du temps depuis que j'étais en Afrique : le soleil y était ardent, mais la brise de mer soufflait, et je n'y avais pas plus souffert de la chaleur qu'en Italie et beaucoup moins qu'en Espagne. Cette nuit du jeudi au vendredi, les choses changèrent. Quoique j'eusse laissé ma fenêtre et ma porte ouvertes pour établir un courant d'air, il me semblait que j'étais à la gueule d'un four et, qu'au lieu de fraîcheur, il entrait dans ma chambre un gaz desséchant. Alors les piqûres des mosquitos, quoique déjà anciennes, se réveillent avec d'horribles démangeaisons ; à celles-ci s'en joignirent de nouvelles, et je passai une cruelle nuit.

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En me levant, j'étais brisé ; pouvant à peine me soutenir, je croyais avoir la fièvre ; mais les premières personnes que je rencontrai se plaignaient du même mal, et je sus d'elles que le vent du désert, ou le sirocco, soufflait depuis la veille. Ah ! damné vent ! je te connais maintenant et je sais ce que tu vaux !

------------Croyant y échapper en me sauvant de la ville, je prends une calèche pour aller à Staouéli visiter le couvent des Trappistes.

------------Nous remontons la route par où je suis entré à Alger, et j'admire de nouveau les nombreux et savants détours qui conduisent, par une pente douce, au sommet de la montagne, si difficile à escalader dans le quartier arabe. Là, je m'arrête pour revoir encore ce magnifique spectacle, dont on ne se lasse pas.

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Nous rencontrons un régiment de hussards qui nous envoie de la poussière, ce qui ne rend pas le sirocco plus supportable ; nous atteignons, après avoir passé l'embranche-ment de Delhys-Ibrahïm,(voir ce lieu),un bois d'oliviers qui annonce une bonne récolte, car chaque arbre est couvert d'olives ; puis le joli village de Cheraga (voir ce lieu). La route est très animée ; à chaque instant nous y trouvons des Maures, des Bédouins, et, ce qui prouve combien le pays est tranquille, des femmes, des jeunes filles chrétiennes allant aux champs ou d'un village à l'autre.

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A neuf heures et demie, des fermes isolées se montrent de distance en distance ; une vaste plaine mi-cultivée est devant nous ; la mer est à droite ; au loin, les cimes élevées de l'Atlas.

------------J'arrive au couvent, dont l'approche est annoncée par une croix plantée sur la route et la belle culture des champs. Le frère portier, après m'avoir demandé mon nom, me dit que puisque je viens dans la maison pour la première fois, on me fera, selon l'usage, une réception solennelle. Deux moines entrent, ils sont vêtus de blanc ; ils saluent, se couchent à terre et la baisent ; ensuite, ils me conduisent à leur chapelle, m'y offrent l'eau bénite et me montrent l'autel où je dois m'agenouiller et faire ma prière. Nous rentrons au parloir, où l'on me lit un chapitre de l'Imitation.
Le cérémonial achevé, je visite les diverses parties du couvent. Je vais voir le dortoir ; chacun a sa cellule ; elle est ouverte : le lit consiste en un maigre matelas et une couverture.

------------J'entre au chapitre, puis au réfectoire. La table y est mise pour le dîner. A la place de chacun est une bouteille de grès remplie d'eau. L'odeur qui s'échappe de la cuisine n'est pas mauvaise, c'est celle d'une soupe aux légumes.

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Je vais faire une visite au père Augustin, qui remplace le prieur. Avec celui-ci je puis causer, car on m'avait prévenu de ne rien dire aux moines. Nous parlons de mes voyages, puis du couvent. Il contient quatre-vingts moines ; on trouve peu de novices en Afrique, ils viennent de France, d'où l'on n'envoie le plus souvent que d'anciens frères, dont la vocation est éprouvée. Les jeunes restent rarement.

------------Les quatre-vingts moines ne suffisent pas pour les travaux de la maison et l'exploitation des terres, car tous travaillent. Ils ont cinquante domestiques arabes dont, m'a dit le supérieur, on est fort satisfait.

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Je retourne au choeur pour entendre chanter les frères. Ce n'est point par le chant que brillent les moines. J'en rencontre plusieurs occupés à lire ou méditer sous les galeries. J'en vois un appuyé sur la balustrade, la tête baissée, l'oeil fixe et les traits immobiles : il personnifiait bien le découragement et le dégoût de la vie. Il ne se retourne même pas quand nous passons.

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Le supérieur, peut-être parce qu'il a la permission de parler, ne semble pas triste comme les autres. Nous allons visiter les jardins ; on me présente un petit fruit jaune, qui vient sur un arbuste dont j'ai oublié le nom : il a un goût acidulé assez agréable.

------------J'admire de belles plantations de citronniers et autres arbres fruitiers ; les produits se portent à Alger. Le beurre qu'on fait au couvent est d'une excellente qualité ; il se vend quatre francs vingt centimes le kilo. On n'y fait pas de fromage.

------------Je visite les étables, non moins propres que nos écuries de luxe ; aussi les vaches et les boeufs de labour
y sont d'une beauté et d'un embonpoint qui contrastent avec la maigreur des maîtres. Un matérialiste, forcé de faire ici un choix, préférerait au régime des frères celui de leurs bestiaux. Ceux-ci ont une nourriture de leur goût et à discrétion, une excellente litière pour se coucher ; ils dorment leur nuit entière sans soucis du lendemain et ne travaillent qu'autant qu'il le faut pour entretenir leur santé. Personne ne mangeant de viande au couvent, on ne les engraisse que pour le travail, comme les vaches pour leur lait : ils sont assurés ainsi d'une longue vie. Sauf le boeuf Apis et le veau d'or, je ne pense pas que, dans la création, il y ait jamais eu de ruminants plus heureux, et si Nabuchodonosor avait fait là sa pénitence, il aurait certainement après cette double expérience, renoncé à redevenir roi.

------------Je visite le cimetière des moines, où je remarque quelques fragments antiques, entr'autres un reste d'amphore.

------------C'est à cette place même que se donna, en 1830, la bataille de Staouéli ; ce fut au point le plus élevé du cimetière que l'officier, dont j'ai parlé, planta le drapeau français. C'est sous un palmier qui existe encore dans la cour du couvent que l'aga, parent du dey et qui commandait son armée, avait placé sa tente.

------------Le couvent ne date que de 1843 ; un bataillon d'infanterie fut envoyé pour aider à sa construction et aux défrichements des terres. Dans les fondations est un lit de boulets ramassés sur le champ de bataille, et partout où il y a un pignon ou un pilier, c'est un boulet qui en termine le couronnement.

------------De ce cimetière, on a une très belle vue : on aperçoit la mer, le bourg de Saint-Ferdinand et le cap de Sidi-el-Ferruch, où les Français débarquèrent en 1830.

------------On m'invita à dîner, je remerciai ; je voulus seulement goûter le vin du crû, qui m'a paru bon.

------------En quittant le supérieur, je déposai mon offrande chez le frère portier, qui me donna un chapelet et des médailles. Puis j'allai faire une promenade jusqu'à Sidi-el-Ferruch qui n'est pas loin de Staouéli. J'aurais désiré y prendre un bain, mais j'étais seul et j'eus peur qu'on ne m'y volât mes habits. ce qui m'aurait fort embarrassé : je n'aurais eu alors pour ressource qu'une robe de moine.

------------Au retour, mon cocher me demanda la permission de s'arrêter à Cheraga pour y visiter un ami. Je fus avec lui chez cet ami qui se nomme Berbillon, natif du département de l'Oise et ancien soldat du 35' de ligne. M. Berbillon, en apprenant que j'habitais le département de la Somme qui touche à l'Oise, voulut absolument me faire boire du vin de Cheraga : j'avais goûté de celui des moines, je ne refusai pas celui du soldat. Ma foi ! le crû de Cheraga vaut au moins celui de Staouéli : c'est un vin rouge léger et qui ressemble au Beaujolais. J'engageai le propriétaire à persévérer dans ses essais, en lui prédisant du Pomard et du Clos-Vougeot africain. N'ai-je pas bu du Bordeaux d'un crû de Calabre, et du Bourgogne fait à Madère avec des vignes bourguignonnes ? Il ne faut donc désespérer de rien, et l'Afrique aura aussi son Champagne.

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------------Boucher de Perthes séjourna à Alger jusqu'au début d'octobre, y tenta en vain de rencontrer Berbrugger, partit en expédition dans l'Atlas en quête d'un "monument celtique ", et rentra en France accompagné du jeune fils du lieutenant-général d'Armandy, que lui avait confié le général Yusuf. Le 16 octobre il était à Abbeville.

Lionel BALOUT.