Social en Algérie
face à une situation grave, demain angoissante
FAUT-IL LIMITER LES NAISSANCES ?
si le problème apparait insoluble, il est essentiel de développer le sens de la responsabilité collective

par Ahmed Sefta, bachadel à la Mahakma d'Alger-sud

 

Alger-revue, printemps 1961- revue municipale- nouvel hôtel de ville- Alger
mise sur site le 11-12-2005

60 Ko / s
 
retour
 

On se plaît à dire que l'Algérie est un pays pauvre, incapable de nourrir ses habitants. Devant la poussée démographique galopante on se pose une quantité de problèmes qu'on craint d'ailleurs d'approfondir car on en redoute les inéluctables solutions. On s'effraie de l'effort gigantesque à déployer avant d'aboutir à un résultat satisfaisant. Les moyens à employer manqueraient-ils ? Les solutions à envisager feraient-elles reculer les pouvoirs publics ?

De toute façon l'accroissement continu de la population fait vraiment peur. En 1975 elle serait de 20 millions. En l'an 2000, c'est-à-dire dans 40 ans, elle atteindrait le chiffre ahurissant de quelque 40.000.000 d'habitants.

Oui 40 millions de bouches à nourrir, et combien de foyers aussi à loger, et combien d'emplois à préparer. Voilà la réalité de l'avenir. C'est un avenir chargé de lourds nuages, difficile à affronter.

Et pourtant il nous faut l'affronter. Ce ne sont pas les pouvoirs publics seuls qui doivent y penser. Car les pouvoirs publics c'est nous tous qui les formons. C'est pourquoi nous devons affirmer nettement et même violemment que nous sommes tous responsables de cet avenir grevé déjà de dettes. Il nous appartient, à nous tous sans exception, de le préparer dans l'Algérie de demain.

Actuellement l'Algérie, pays essentiellement agricole n'arrive pas à combler tous les besoins. Un paupérisme constant en a fait un pays sous-développé, venant toujours à la traîne d'une métropole qui exerce une tutelle économique, quitte à subvenir à ses besoins les plus urgents en cas de forte nécessité.

Depuis le moyen âge musulman l'Algérie pouvait accepter de gré ou de force sa situation. Mais maintenant que les naissances augmentent sans cesse, maintenant que la médecine, l'hygiène, l'école et le goût du modernisme se sont implantés dans la société. Maintenant que I'Algérie est devenue occidentale et qu'elle a goûté aux facilités et à la civilisation française, il n'est guère possible de demander aux habitants de ce pays de revenir en arrière malgré les 600 naissances supplémentaires journalières .

Et alors l'on se trouve brusquement devant un dilemme douloureux :
-----Changer la structure du pays ou changer la formation, la mentalité des habitants quant au nombre des naissances, le mode de vie, la façon de réagir devant la vie.
-----A moins d'envisager un bouleversement complet en transformant complètement le sol, le sous-sol pour les adapter aux besoins de toute la population.

Une famille moyenne se compose de huit personnes et pour la loger il faut au moins quatre pièces et une cuisine afin de vivre selon les normes voulues par l'hygiène et la morale. Or actuellement malgré l'énorme effort entrepris dans la construction les familles de huit personnes trouvent difficilement à se grouper dans une pièce unique.

Les familles musulmanes aspirent à une extension des villes, mais elles ne pensent pas encore à la limitation des naissances. A l'exception de quelques bourgeois plus ou moins religieux, plus ou moins soucieux de l'avenir de leurs enfants et du sort qui leur sera réservé, les populations de ce pays ignorent la pratique de l'anti-conception.

En outre chaque foyer s'honore davantage du nombre des enfants que des fortunes amassées. La foi et un peu de fatalisme leur font dire que Dieu pourvoit à l'avance aux besoins de chaque bouche supplémentaire. Et puis ils ne pensent jamais à prévoir le lendemain. Le présent seul les préoccupe.

Dans 40 ans il faudrait pourtant pourvoir à 5 millions de logements de quatre pièces. Jusqu'à présent les populations se sont contentées de douars, de tribus où la demeure ne comporte qu'un gourbi.

Il ne suffit pas de construire dans les villes déjà existantes des cités plus ou moins évolutives, ce qui est un bien. II faut créer des villes neuves et transformer le visage du pays. II s'agit de voir grand pour un avenir éloigné. Les solutions de circonstance ne remplissent pas les conditions exigées par le problème.

Déjà le regroupement des populations rurales en des centres donne des embryons de ville ou de village. Demain, une fois la paix retrouvée, il sera difficile d'éparpiller de nouveau ces populations à travers la montagne qui les nourrit à peine. L'habitude d'une vie citadine pour les réfugiés des villes devient une seconde nature et on ne pourra pas les contraindre à regagner leurs anciennes demeures plus ou moins conservées.

Il est indéniable que la crise de Iogement se répercute sur la vie sociale entière. L'évolution de la société algérienne doit son retard plus à son mode d'habitat qu'aux autres facteurs de progrès et de civilisation.

Depuis 1830, bien des villages à l'occidentale ont été bâtis, bien des fermes modernes ont été construites. Mais les musulmans n'ont pas su prendre l'exemple. On pourrait rétorquer le manque de moyens, l'ignorance, l'empêchement.
Nous répondrons que nous avons vu de riches propriétaires se complaire dans une vie étroite avec de simples gourbis, beaucoup d'enfants, plusieurs femmes légitimes et d'autres en voie de le devenir et plus coûteuses encore.

Les chefs de famille, à l'exception des citadins, n'ont pas le sens du foyer. Ils vivent en dehors de la vie familiale, au café maure, aux lieux de réunion sous prétexte que la religion n'admet pas la coexistence entre les deux sexes. Ce qui empêche évidemment toute coquetterie de part et d'autre, et enlève à la vie quotidienne son piquant promoteur d'émulation et de progrès.

--L'entassement de plusieurs personnes dans une même pièce, l'imprévoyance, l'insouciance sont trop souvent devenus l'apanage du fatalisme algérien.

 

Dès la naissance l'enfant est hypothéqué par trois générations : la sienne propre, celle de ses parents et celle de ses futurs enfants.

Dès la puberté le jeune homme est marié par ses parents qui le retiennent chez eux pour qu'il soit une ressource continuelle et sûre pour leur vieillesse. Au moment où le jeune homme devient père, il doit assumer la responsabilité de ses enfants et celle de ses vieux parents incapables de gagner convenablement leur vie.Le jeune musulman est ainsi dès sa puberté marié, enchaîné, alourdi par des charges auxquelles il ne peut faire face parce qu'il n'y a été jamais préparé.

C'est pourquoi la hâte de marier une jeunesse sans situation stable, la rapidité avec laquelle les unions se font et se désagrègent, la multiplicité des naissances prématurées, l'insouciance de l'éducation, l'inconstance de la famille, la promiscuité de plusieurs générations dans un même foyer : tout cela complique le problème démographique et représente un danger certain pour la cohabitation sereine des habitants de l'Algérie.

En ce moment le peuple, manquant de réflexion et se refusant de faire son " mea culpa ", attribue tous les malheurs qu'il subit à des causes extérieures. Il est vrai que la question politique entre en ligne de compte dans les causes de la tragédie algérienne. Mais des fautes personnelles et intimes forment l'essentiel des difficultés familiales.

On se complaît à prendre une " mariée " pour son fils, non point pour former une union, mais afin de se réjouir d'avoir une jeune femme à commander, à manier, à faire grandir selon ses propres conceptions. Les beaux-parents et notamment la belle-mère mènent la barque. Son avis est le meilleur et ses décisions ne doivent nullement être discutées, sinon c'est la menace du divorce, même si les jeunes époux n'y tiennent pas beaucoup.

Le droit musulman préconise la séparation des domiciles afin d'atténuer Ies heurts et de laisser la nouvelle famille se former normalement et selon les règles nécessaires édictées par l'expérience et la sagesse coranique. Malheureusement l'usage est tout autre, non seulement chez le peuple ignorant, mais également chez les " intellectuels " traditionalistes ou modernes. Seulement au moment où le divorce est consommé, des enfants sont déjà nés. De nouvelles unions se reforment avant même que le sort des enfants soit réglé. Et d'autres progénitures viennent augmenter une famille qui n'a pas de base solide.

Il est essentiel d'atténuer cette " condensation " familiale, de la diluer afin d'espacer les générations successives qui empiètent les unes sur les autres. Il y a lieu de permettre à chacune d'elles de s" aérer ", de grandir, d'évoluer dans un temps normal et de goûter ainsi pleinement en toute sérénité son cycle de développement.

Comment y parvenir ? Limiter les naissances ? La masse populaire ne saurait y penser pour le moment car elle n'est ni suffisamment émancipée, ni capable de se limiter : seule une classe aisée peut se permettre une telle audace. La religion constitue pour le moment un frein tellement puissant que les moyens anti-conceptionnels sont à bannir.

Il nous reste, bien sûr, l'augmentation des logements par l'édification de villes et villages, l'accroissement des ressources vitales, l'industrialisation et le développement de la production agricole.

Mais tout cela s'avérera insuffisant s'il n'y a pas de débouchés correspondants des produits fabriqués. L'économie cantonnée au cercle restreint de la métropole et de l'Algérie y suffira-t-elle ? II est vrai qu'en ce domaine s'ouvrent des perspectives pour le Marché Commun.

Déjà l'économie métropolitaine est menacée d'un surplus de production industrielle. II est évident qu'une augmentation de la population algérienne absorberait cette production, mais avec quels moyens ?

C'est pourquoi le problème de la démographie demeure lié à la formation de la jeunesse afin de la rendre apte à toutes les fonctions. II faut augmenter le standard de vie, moderniser le pays, créer des besoins, réformer l'économie politique actuelle et l'adapter à l'avenir. II faut non seulement aller au devant de cet avenir, le prévoir, mais il y a lieu de le créer, de le contrôler puisque l'on ne peut contrôler les Naissances.

PIutôt que de jeter les enfants à la rue, il est plus juste et plus logique de les rassembler, d'en prendre soin, de leur apprendre à travailler, à s'aimer, d'accroître Ieurs connaissances et Ieurs moyens de lutte et de les préparer à la vie de demain.

Certains pays l'ont compris, qui d'ores et déjà organisent ce qu'on pourrait nommer des cours d'éducation civique à l'usage des jeunes générations.

La tâche n'est pas aisée. Les efforts déployés en ce moment par les pouvoirs publics sont énormes, mais l'attitude amorphe de la masse populaire, une certaine réserve paralysante semble incompatible avec l'effort qu'on attend d'elle. Est-ce une méfiance ? Est-ce un manque de foi ou tout simplement une insouciance inhérente à la race ?

Voilà justement le rôle des pouvoirs responsables : celui de faire prendre conscience au peuple du danger qu'iI encourt par l'augmentation démesurée des naissances. L'aider à se dégager de ses soucis est un devoir : mais il est essentiel de développer en lui le sens de la responsabilité collective et de lui faire comprendre que son avenir étant en jeu il doit y faire face par Iui-même s'il tient à vivre selon son désir.

A. S.