SIDI-FERRUCH
Une loi vient de rayer
du tableau de classement des places de guerre le fort de Sidi-Ferruch
et d'autoriser l'aliénation des terrains qui en dépendent
et cette mesure ne peut manquer, six ans avant la célébration
du centenaire du débarquement français, d'émouvoir
tous ceux qui s'intéressent aux premiers temps de la conquête
en Algérie.
Le vieux fort, qui va être déclassé, marque, en
effet, l'endroit où débarqua l'armée du général
de Bourmont ; mais, avant de rappeler ce glorieux épisode, extrayons
de l'ouvrage de M. Berbruger, publié en 1843, quelques renseignements
sur la presqu'île historique et ainsi rendue assez intéressante
pour qu'on puisse en parler avec quelque détail :
" Entre la ville de Cherchell (le Julia Caesarea des Romains) et
celle d'Alger (l'ancien Icosium) à une distance à peu
près égale de ces deux points , on remarque, dit-il, une
presqu'île large d'environ huit mille toises et qui, s'avançant
dans la mer à peu près d'un tiers de lieue, laisse à
droite et à gauche deux baies très ouvertes, remarquables
par les grandes plages et les dunes qui les bordent. Quelques îlots
placés en avant de ces baies contribuent à mettre à
l'abri les sandales maures et les barques de pêcheurs qu'un mauvais
temps subit oblige à relâcher en cet endroit.
Le terrain de Sidi-Ferruch, assez bas dans la majeure partie de son
étendue se relève un peu vers son extrémité
et forme alors une éminence rocheuse sur laquelle se trouvent
plusieurs constructions. La principale est un marabout (sorte de chapelle
élevée en l'honneur d'un marabout ou saint personnage
musulman), avec un minaret ou tour carrée que les Espagnols ont
appelé Torre Chica (la petite tour). Les Arabes désignent
cet édifice, ainsi que tout le reste de la localité par
le nom de Sidi-Feredje dont nous avons fait Sidi-Ferruch, métamorphose
qui n'est justifiée par aucune difficulté de prononciation.
Feredje est le nom du saint ou marabout enterré dans cette espèce
de chapelle, et Sidi est un composé de Sid, qui signifie sieur,
et de l'affixe i} qui répond à notre adjectif possessif
mon de sorte que le tout signifie monsieur.
Les archéologues ne sont pas d'accord sur le nom antique de cette
localité où l'on remarque encore aujourd'hui quelques
ruines romaines. Les uns y voient les restes de Rusucurru, et d'autres
croient y reconnaître les vestiges d'une route mentionnée
dans Ptolémée.
Sidi-Ferruch e eu quelque importance à une époque plus
moderne, parce que, pendant longtemps, cette localité a partagé
avec Matifoux l'avantage de servir de port à la ville d'Alger.
Mais lorsque Kheir-el-Din eut réuni, au moyen d'une jetée,
l'îlot du Peñon au continent, Alger se trouva en possession
de la darse qui y existe encore aujourd'hui et les bâtiments purent
y mouiller en sûreté.
Déchue de son importance commerciale, la presqu'île de
Sidi-Ferruch fut préservée d'un abandon total par le marabout
Sidi-Feredje qui y attirait encore les dévots musulmans, quoique
ce saint n'ait pas, à beaucoup près, la réputation
de sidi Abd-el-Kader el-Djelani et de sidi Abd-el-Rahhaman-el-Thaâlebi,
qui, étant d'ailleurs aux portes de la ville, offrent à
la piété des croyants un but plus méritoire sans
exiger un déplacement considérable.
Sidi-Feredje a sa légende comme tous les autres marabouts. Le
trait le plus saillant qu'on y remarque, est celui qui lui arriva avec
un marchand espagnol qui fréquentait la presqu'île pour
son commerce. Celui-ci s'étant lié d'amitié avec
le saint lui proposa de venir visiter son navire. Sidi-Feredje y consentit
; mais à peine était-il embarqué que le marchand,
profitant de ce qu'il commençait à faire nuit, mit à
la voile sur le champ. Le temps était sombre, mais un vent très
fort et favorable devait les porter en peu de temps sur les côtes
d'Espagne.
Cependant, au point du jour, le marchand s'aperçut avec effroi
que son bâtiment n'avait pas bougé de place. Ne doutant
pas que ce miracle ne fut dû à la présence du marabout,
il s'empressa de débarquer son hôte, qui voulut bien lui
pardonner d'avoir manqué aux lois de l'hospitalité.
Dans la soirée suivante, ce marchand remit encore à la
voile avec un très bon vent qui devait le ramener rapidement
dans son pays. Mais quand le jour arriva, il put à peine en croire
ses yeux, lorsqu'il aperçut la presqu'île à quelques
encablures et qu'il acquit la conviction que son bâtiment n'avait
pas bougé d'un nud. Il ne savait à quoi attribuer
ce second miracle, lorsqu'une babouche, oubliée par Sidi Feredje
dans le navire, vint frapper ses regards et lui expliqua le mystère.
Il s'empressa de restituer cette chaussure à son vénérable
propriétaire et, dés lors, rien ne s'opposa plus à
la marche de son bâtiment qui atteignit en vingt-quatre heures
le lieu de sa destination.
Il existe une autre tradition sur Sidi-Ferruch qui mérite aussi
d'être rapportée. Bien avant le débarquement de
1830, on croyait généralement dans le pays que les Français
entreraient un jour dans la régence d'Alger par Sidi-Ferruch
et qu'ils en sortiraient par la plaine des Issers.
Espérons que la deuxième partie de celle prédiction
ne sera pas vérifiée comme la première. C'est le
13 juin 1830 que la flotte de l'amiral Duperré, longeant la côte
et doublant la pointe Pescade, mit le cap sur l'extrémité
de la presqu'île de Sidi-Ferruch et qu'on résolut de débarquer
dans la rade Ouest. Le livre très documenté de M. Esquer
rappelle les détails de ces journées mémorables.
La flotte prit son mouillage en face de Torre Chica. Ses feux imposèrent
silence aux quelques canons ennemis, dont les projectiles n'arrivaient
pas jusqu'aux navires et blessèrent seulement un matelot d'un
de nos bricks le Bresleau, nom qui devait se retrouver dans le croiseur
; côte algérienne en 1914. On faillit débarquer
le soir même. Mais Bourmont préféra remettre l'opération
au lendemain et des ordres furent donnés pour que le 14 à
trois heures du matin, le débarquement commençât.
A minuit, raconte M. Esquer, les soldats reçurent chacun six
paquets de cartouches et cinq jours de vivres. Malgré les ordres
donnés, les batteries et les entreponts retentissaient du bruit
des armes. Les rangs ayant été rompus après une
courte inspection, les hommes se précipitèrent pêle-mêle
par les sabords dans les chaloupes et les bateaux plats rangés
le long des navires. An fur et à mesure qu'elles étaient
au complet, ces embarcations remorquées par des canots de douze
rameurs que commandaient des officiers de marine, se dirigèrent
vers la cote où, conformément aux instructions et aux
expériences faites à Toulon, elles devaient s'échouer,
l'avant s'abattant comme un pont-levis. Mais les dispositions des lieux
ne permettant pas que le débarquement s'exécutât
avec promptitude, les soldats se précipitèrent à
l'eau, leur giberne sur la tête, et tenant à bout de bras
leurs fusils : ils éprouvèrent quelques difficultés
à aborder, à cause de l'inégalité du fond.
De plus, des chalands chargés de détachements appartenant
à des unités différentes se croisèrent en
route et répandirent de la confusion, aussi les premières
troupes furent-elles assez longues à se former dans leur ordre
normal. Un débarquement effectué dans ces conditions aurait
pu avoir de fâcheuses conséquences si l'ennemi s'y était
sérieusement opposé.
A cinq heures du matin, la 1ère division avait débarqué
en entier avec quelques pièces d'artillerie et le général
de La Hitte ; elle occupa sans coup férir les bâtiments
au milieu desquels s'élevait la tour : on y trouva quelques volailles
et deux ou trois vieilles femmes qui avaient cherché asile auprès
du tombeau du marabout. Alors des Arabes dissimulés derrière
les broussailles ouvrirent le feu sur les tirailleurs qui couvraient
notre front et sur nos flancs et les batteries ennemies commencèrent
à tirer : il se fit à l'instant, dans nos rangs, un silence
singulier.
La position, armée de pièces de gros calibre que tenaient
quelques milliers d'Arabes avec des artilleurs turcs et peut-être
anglais, faisait face au front de débarquement : elle appuyait
sa droite à la mer, tandis que sa gauche se refusait. Deux bricks,
l'Action et le Du-Couédic, 'mouillés dans la baie Est,
répondirent aussitôt, couvrant de bombes l'artillerie et
de boulets l'infanterie ennemie. Nos soldats, ne pouvant subir immobiles
le feu de l'artillerie sans s'exposer à de grosses pertes, Bourmont,
qui avait débarqué à six heures et demie, donna
l'ordre à Berthezène de se porter en avant. A ce moment
un boulet ennemi tomba à ses pieds et le couvrit de sable ainsi
que son entourage : " Un pied plus haut, dit le général
en chef, et mes jambes couraient grand risque ". Cet incident fit
dire à un soldat : " Tout va bien, puisque le général
est à notre ordinaire... ". Le mouvement qui s'en suivit
parmi les officiers d'État-Major dut faire croire à l'ennemi
qu'il avait touché juste, car les boulets se succédèrent
au même point. Bourmont fit alors ôter les plumets des schakos
et n'emmena plus qu'un officier avec lui.
La division Berthezène enlevait quelques heures après,
la principale position ennemie après un rude combat qui alla
jusqu'au corps à corps à la baïonnette. Les deux
autres divisions, débarquées ensuite, arrivaient bientôt
au combat, et le quartier général s'installait au marabout
d'où il dominait, presque toute la presqu'île. Le succès
devait porter bonheur à l'expédition et enflammait le
courage des soldats. Sidi-Ferruch devenait une base solide immédiatement
organisée par le génie et un camp y était établi.
Camp pittoresque, devenu bien vite " une ville animée avec
ses quartiers, ses places, ses rues et ses monuments, où de petites
baraques en branches et en feuillages formaient autant de guinguettes
dans lesquelles le vin ne manquait pas, non plus que les vivres frais
". Les mercantis et les traitants n'y manquaient pas non plus,
ces ancêtres des cantiniers qui devaient suivre pendant un siècle
toutes nos expéditions d'Algérie, de Tunisie et du Maroc,
" l'armée roulante " des routes du bled. C'est de là
que l'armée partit pour la bataille de Staouéli (19 juin)
et la capitulation d'Alger (4 juillet). L'histoire est bien connue.
Le fort établi à Sidi-Ferruch perpétuait ces glorieux
souvenirs. Mais son rôle militaire était depuis longtemps
passé. Le rapport du lieutenant-colonel Josse, au nom de la commission
de l'année de la Chambre, le rappelle ainsi :
" Le fort de Sidi-Ferruch est un ancien ouvrage du front de mer,
qui est aujourd'hui complètement désarmé.
Il a été construit, il y a soixante ans environ, au point
où débarquèrent les premières troupes françaises
envoyées en Algérie dans le but de servir de point d'appui
aux troupes de campagne chargées de s'opposer à un débarquement
sur les plages voisines.
Il comprend le fort proprement dit, ainsi que deux batteries extérieures
dont l'une, celle de l'Ouest, accolée au fort, est utilisée
actuellement par le service des Douanes et dont l'autre constitue un
domaine militaire indépendant de celui du fort.
Les locaux en maçonnerie de cet ouvrage seraient incapables de
résister aux coups de pièces de l'artillerie moderne et
l'ouvrage ne serait plus en état de jouer le rôle pour
lequel il a été construit.
Le domaine militaire assez grand qui en dépend cause, d'autre
part, une gêne considérable au développement de
la commune de Staouéli. il convient donc de le déclasser,
puisqu'aucune utilité militaire ne lui est reconnue.
Mais il rentre dans la catégorie des immeubles visés par
la loi du 1er août 1905, qui ne peuvent être aliénés
qu'en vertu d'une loi, après avis des Conseils supérieurs
de la Guerre et de la Marine. Ces deux assemblées consultées
ont émis des avis favorables à l'aliénation, respectivement
les 31 janvier et 15 avril 1921. "
Que va-t-il devenir '? On ne le dit pas. L'Algérie saura sans
doute le conserver en l'utilisant. Espérons quelle aura, en tout
cas, soin de sauver l'inscription émouvante qui est gravée
à l'entrée et qui est ainsi conçue :
ICI
Le 14 juin 1830, par l'ordre du roi Charles X
sous le commandement du général de Bourmont,
l'armée française vint arborer son drapeau,
rendre la liberté aux mers
et donner l'Algérie à la France.