--------LORSQU'ON
parcourt à cheval, à chameau, ou plus
r rapidement, grâce aux moyens modernes, les immenses étendues
désertiques, couvertes de dunes de sable, qui de Ouargla s'éloignent
vers le sud à l'infini, on a peine à s'imaginer que des
villes prospères, entourées de leurs vertes palmeraies,
peuplaient autrefois cette vallée de l'oued Mya où l'on
ne récolte plus de nos jours que quelques brindilles épineuses
dont les nomades se servent pour allumer leurs feux. Et les caravanes
qui de Ouargla se dirigent depuis toujours dans la direction du Sud, en
passant entre les dunes qui recouvrent aujourd'hui les ruines de Sédrata,
ignorent que sous le sable qu'elles foulent de leurs pas lents se cachent
les restes des somptueux palais de l'antique capitale ibadite (1) .
--------Sédrata,
ce nom plein de mystère, n'avait jusqu'ici qu'une valeur de souvenir.
La ville, qu'après leur fuite de Tiaret, vers 909 de notre ère,
avaient construite et embellie les ibadites (2), a été,
après sa destruction, recouverte par les sables. Mais elle est
demeurée le lieu de pèlerinage sur lequel chaque année,
à la fin d'avril, et de pères en fils, leurs descendants
Mozabites, fidèles à sa mémoire, se réunissent
pour prier ensemble sur l'emplacement de leur mosquée primitive
et du tombeau de leurs ancêtres.
--------Aujourd'hui,
ce souvenir est devenu une réalité. Les deux campagnes de
fouilles que nous avons effectuées pendant quatre années
consécutives, sur le site de cette ville, jettent une lumière
nouvelle sur le passé du Sahara algérien et sur une civilisation
encore fort mal connue.
--------La
place nous manque ici pour retracer l'histoire assez obscure de Sédrata.
Nous avons déjà, à plusieurs reprises, cherché
à dégager du domaine de la légende quelques traits
principaux de cette histoire et renverrons le lecteur à ces premiers
essais (3) , nous limitant à présenter un petit nombre de
nos découvertes et à esquisser brièvement le récit
de nos travaux.
Piliers dans une demeure privée.
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-------Disons seulement
que, selon les textes anciens, la ville aurait été construite
au début du X' siècle de notre ère par les ibadites,
après leur fuite de Tahert, la capitale rostémide, l'actuelle
Tiaret, dans la province d'Oran.
--------Contrairement
aux récits imagés qui racontent comment les ibadites fondèrent
Sédrata sur un site entièrement désertique, nous
pensons qu'il devait exister
déjà sur ce point, situé à quatorze kilomètres
au sud de Ouargla, un établissement berbère antérieur,
peut-être d'origine fort ancienne.
--------Quant
à la destruction de Sédrata, qui était devenue, à
en juger par son étendue (les ruines s'allongent sur plus de deux
kilomètres) et la richesse de ses palais, une cité florissante
et un centre important, nous la plaçons, pour des raisons qu'il
n'est pas possible d'exposer ici et jusqu'à preuve du contraire,
dans la seconde moitié du XIII siècle, et non du XIè,
comme on l'avait supposé jusqu'ici.
Fouilles de 1952. Vue d'ensemble
de l'enceinte.
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--------Les faits
qui ont entraîné sa chute et l'exode vers le Mzab de ses
habitants sont encore obscurs. Il est probable que cet exode a été
plus graduel qu'on ne l'a dit, mais il semble bien que la ville ait été
victime d'une destruction systématique de la part de tribus rivales
qui n'avaient point embrassé le schisme. L'état dans lequel
on retrouve ce qui reste des beaux décors qui ornaient l'intérieur
du palais semble confirmer ce que les récits anciens nous révèlent
de ces pillages.
--------Nous
avons raconté déjà comment, devant une vitrine du
musée Stéphane-Gsell, à Alger, qui présente
de charmants fragments de plâtre sculpté recueillis à
Sédrata, le désir nous était venu de pousser plus
loin ces premières recherches et avons rendu hommage à tous
les appuis qui, en Algérie, ont permis la réalisation de
ce projet.
--------Les
crédits nécessaires à notre entreprise nous ont été
libéralement accordés par MM. Berton et Rois, Directeur
et Sous-directeur de l'Intérieur et des Beaux-arts au Gouvernement
général. M. Leschi, Directeur des Antiquités, et
M. Georges Marçais, Directeur du musée
Stéphane-Gsell, nous ont soutenue de leur bienveillant
intérêt. C'est grâce au concours de l'Aviation Militaire
d'Algérie que nous avons pu, en mars 1950, effectuer sur place
notre première mission de reconnaissance au cours de laquelle de
belles photographies aériennes des ruines ont été
prises. Nous devons, à l'aide et à la compréhension
de M. Gautier, Chef du Bureau des Études Scientifiques, aux Services
de l'Hydraulique et de la Colonisation, à Alger, d'avoir pu, en
février 1951 et pendant près d'un mois, faire une prospection
hydrologique du site de Sédrata qui nous a familiarisée
avec le terrain avant la mise en marche des travaux.
--------Au
cours de nos deux campagnes de fouilles, en 1951 et 1952, nous avons bénéficié
de l'aide constante du Colonel Thiriet, commandant du Territoire des Oasis,
à Ouargla, et de l'inlassable obligeance de la Compagnie Portée
des Oasis, chargée de l'entretien de notre véhicule, un
Dodge mis à notre disposition par M. M. H. Christofle, Architecte
en Chef des Monuments Historiques à Alger.
--------Enfin,
sur la généreuse initiative de M. Pierre Averseng, Président
de l'Aéro-Club de Blida, nous avons vu arriver à Ouargla,
avant le début de notre seconde campagne, en novembre 1951, un
avion spécialement équipé pour la prise de photographies
verticales, avec un excellent photographe à bord. Cette couverture
photographique verticale de la zone archéologique est venue combler
un de nos plus chers désirs et va nous permettre d'établir
enfin le plan de l'antique cité ibadite.
--------Les
résultats de nos fouilles ont dépassé toute attente.
Ils apportent, non seulement à l'histoire de l'art musulman, mais
à l'histoire générale de l'art, des éléments
entièrement nouveaux dont l'importance ne saurait être contestée
et s'imposera toujours davantage à mesure que ces recherches se
poursuivront. Nous sommes convaincue que Sédrata réserve
encore de grandes surprises. Seules deux riches demeures, à la
périphérie de la ville, ont été fouillées
jusqu'ici systématiquement et déjà une soixantaine
de caisses contenant les restes d'une splendide décoration en plâtre
sculpté ont été rapportées par nous à
Alger. On peut s'attendre donc à trouver d'autres maisons remplies
de richesses artistiques qui viendront compléter les premières.
--------Il
est difficile de mesurer, pour qui ne les a pas vécues, la somme
énorme de difficultés que comportent des fouilles en pareil
terrain, sur ce sol mouvant semé de hautes dunes (celles qui recouvrent
Sedrata s'élèvent jusqu'à 15 m de hauteur.) , loin
de tout centre humain, dans un pays toujours balayé par de violents
vents de sable qui anéantissent en quelques heures des journées
de travail. Creuser dans ce sable sec et fin, c'est un peu comme creuser
dans la mer, et il faut une foi inébranlable dans la valeur du
but poursuivi pour ne pas abandonner la lutte.
PREMIÈRE
CAMPAGNE DE FOUILLES - FÉVRIER 1951
--------CETTE entreprise,
nous l'avons conduite d'abord entièrement seule au printemps 1951,
n'ayant aucune aide européenne à nos côtés,
aucun moyen technique moderne à notre disposition et dans des conditions
défavorables à cause de la saison trop avancée. Nous
n'avions pour toute main-d'uvre qu'une vingtaine d'ouvriers arabes
inexpérimentés dotés d'une dizaine d'ânes.
Chaque jour un camion militaire nous transportait, à l'aube, de
Ouargla à notre chantier, chaque soir, il nous ramenait à
Ouargla où il fallait s'approvisionner en eau pour nos hommes et
nos ânes, la région désertique où se trouve
Sédrata étant totalement dépourvue d'eau.
--------Au
cours de cette campagne, interrompue au bout d'un mois faute de moyens
de transport, une vaste maison d'habitation a été dégagée
du sable qui la recouvrait entièrement. Les travaux ont été
considérablement gênés par les vents de sable et ce
n'est qu'après avoir protégé notre fouille, en l'entourant
d'une haute palissade de djérids (branches de palmiers coupées
après la récolte des dattes.) qu'elle a pu être poursuivie
.
-------La
riche demeure que nous avons mise au jour mesure 18 et 20 mètres
de longueur sur 10 et 11 mètres de largeur, les maisons de Sédrata,
comme les maisons berbères, en général, étant
asymétriques. Les murs, dont l'épaisseur varie entre 50
et 60 cm., sont faits de moellons liés avec du timchent, ce plâtre
gris du pays, mélangé de sable encore en usage aujourd'hui
dans les oasis sahariennes. Le sol des pièces se trouve à
4 ou 5 mètres de profondeur sous le niveau du sable.
--------Sur
une cour centrale s'ouvrent plusieurs pièces communicantes, longues
et étroites, d'environ 2 mètres de largeur sur 7 à
8 mètres de longueur.Les pièces qui servaient d'habitation
se terminaient par deux petites alcôves ou îwans, délimitées
par deux arcs en fer à cheval, aujourd'hui détruits, que
soutenaient deux fines colonnettes rondes, dont une seule, dans la première
pièce, est demeurée intacte . Elle est surmontée
d'un chapiteau très simple, à pans coupés, posé
sur deux astragales. Une imposte s'intercale entre le chapiteau et la
retombée des arcs.
--------Dans
la pièce voisine, probablement une antisalle, trois arcades en
fer à cheval supportées par des piliers cantonnés
de colonnettes engagées , communiquaient avec la cour. Ces piliers
sont posés sur une base carrée et se terminent dans le haut
par une sorte de double imposte sur laquelle retombait l'arc. De l'autre
côté de la cour s'ouvraient trois pièces dont l'une
servait de magasin à provisions. Nous y avons mis au jour deux
jarres encastrées dans un massif de maçonnerie et qui servaient
à conserver les dattes. Des jarres semblables ont été
dégagées lors des fouilles de 1952 .
DEUXIÈME CAMPAGNE
DE FOUILLLES
DÉCEMBRE 1951 A FÉVRIER 1952
--------PENDANT
cette campagne, qui dura plus de deux mois, nous avons pu nous assurer
enfin une aide européenne en la personne de Mlle Mireille Barde,
devons les photographies et les croquis faits au cours de cette mission.
C'est sur la périphérie est de la ville qu'a porté
cette fois notre effort.
--------Nos
photographies aériennes avaient déjà attiré
notre attention sur un vaste rectangle formé de hauts remblais,
sur les flancs duquel nous avions ramassé à plusieurs reprises
des fragments de plâtre sculpté d'un dessin très fin
et élégant. Ce fut au dégagement partiel de ce vaste
monument que nous avons consacré cette seconde campagne.
--------Une
importante muraille d'enceinte a été mise au jour. Cette
enceinte, que nous avons cru tout d'abord être celle de la ville,
s'est révélée être une enceinte privée
qui entourait un palais et ses dépendances. Elle est faite de gros
blocs non équarris, liés avec du timchent, les seuls blocs
de pierre que nous ayons trouvés dans la région .
--------Bien
que le sommet de ce mur soit éboulé, il mesure encore entre
4 et 5 mètres de hauteur. Une voie large, s'élevant par
des marches, longe la muraille à l'extérieur et pénètre
en tournant à angle droit dans une vaste cour ou fondouk entourée
de bâtiments. Nous avons mis au jour, à l'angle sud-est,
des restes de tour carrée où nous avons retrouvé
des auges et d'anciens fours à poteries, ainsi que de nombreux
tessons.
--------Au
dehors de l'enceinte, à quelques pas de là, se trouve un
système de bassins carrés ou fontaines . On se trouve là
sur un ancien point d'eau important, à quelques pas du point de
départ des grandes séguias vers la plaine, ces séguias
dont les bords sont encore couverts aujourd'hui de coquillages et dont
on peut suivre le cours jusqu'aux palmeraies de Rouissat et de Ouargla.
--------Mais
la découverte la plus intéressante a été faite
à quelque distance de là, au nord, dans une maison d'habitation
située à l'intérieur de l'enceinte. Cette maison,
qui par la richesse de sa décoration semble avoir été
un palais, peut-être une mahakma, se compose d'une cour intérieure
dans laquelle gisaient des restes d'arcades.
Panneaux ornés de rosaces
et de palmettes
|
-------Attenante
à cette cour se trouve une salle d'environ 8 m. de longueur sur
2 m. de largeur. Nous y avons recueilli, brisés et enfouis dans
le sable,
les restes d'une magnifique décoration murale en plâtre sculpté
qui en ornait les parois, décoration dont la variété
et la richesse sont étonnantes. Quelques panneaux sont seuls demeurés
en place .
--------Aux
deux extrémités de cette salle, qui était recouverte
autrefois d'une voûte en berceau, deux grands arcs en plein cintre,
dont l'un a pu être reconstitué en partie , délimitaient
deux îwans auxquels on accède encore par une haute marche
.
--------La
place nous manque pour décrire ces panneaux splendides qui ont
tous été rapportés à Alger. Nous n'en donnons
ici que quelques fragments. Les motifs varient à l'infini ; ce
sont tantôt des évocations d'arcatures , tantôt des
sortes de palmiers stylisés dont il n'existe pas d'autre exemple
connu . De grandes rosaces s'inscrivent dans des carrés , dans
des cercles ou des losanges. La palmette ou fleuron apparaît sous
des formes toujours diverses et sert généralement de jeu
de fond. Les alvéoles utilisées comme fond ou comme bordure
ont jusqu'à 2 cm. de profondeur et sont sculptées en oblique
avec un art consommé, de façon à se trouver dans
l'axe visuel du spectateur placé au sol, ne subissant de ce fait
aucune déformation. Les fonds acquièrent ainsi une valoir
d'omble sur laquelle les motifs se détachent en plus clair. Ce
détail technique témoigne du degré de raffinement
des artistes de Sédrata.
--------Au-dessus
de ces panneaux couraient des inscriptions en beaux caractères
coufiques . Nous n'avons relevé jusqu'ici que des formules de bénédiction
et pas de dates, mais le style des caractères permet de les faire
remonter au XIè, peut-être au XIIè siècle de
notre ère. Ces inscriptions forment un tout homogène avec
ce magnifique décor qui peut être attribué dans son
ensemble à cette époque.
--------L'extraction
de ces plâtres sculptés est une opération fort délicate
à cause de l'extrême friabilité de cette matière.
Cette opération ne peut être confiée qu'à des
mains habiles, munies de petits instruments très fins . A peine
dégagées du sable toujours humide, ces sculptures doivent
sécher longtemps au soleil avant de pouvoir être manipulées.
--------Une
quantité énorme de tessons, de fragments de poteries vernissées
ont été recueillis dans la cour de cette maison.
--------Le
transport à Alger, à travers le désert et sur de
mauvaises pistes, de soixante caisses contenant ce fragile décor,
a présenté une somme considérable de difficultés.
Dans un pays sans bois, sans matériel d'emballage, la confection
de ces caisses a exigé beaucoup d'ingéniosité. Malgré
les 800 kilomètres qui séparent Ouargla d'Alger, tout est
arrivé enfin, non sans quelques aventures, en excellent état,
à destination.
--------La
tâche la plus urgente est maintenant de chercher à reconstituer
cette petite salle dans son ensemble. C'est sur cette tâche que
va porter principalement notre effort avec l'espoir qu'un local approprié
pourra être trouvé qui rendra cette reconstitution possible.
Elle présentera un exemple unique d'une décoration de palais
musulman du XI" ou du XII' siècle, en Afrique du Nord, une
oeuvre d'art dont Alger pourra, à juste titre, s'enorgueillir et
que bien des musées en Europe ou en Amérique lui envieront.
Marguerite VAN BERCHEM.
(1) Dès le X` siècle (de l'ère chrétienne),
disent les chroniqueurs arabes, " les jardins se multiplièrent,
les villages s'élevèrent de tous cêtés et de
la Gara Krima à Hassi Feran, sur 40 kilomètres, on pouvait
voyager à l'ombre des palmes, tandis que les marchandises du Soudan
affluaient dans l'oued Mya ".
(2) Schismatiques musulmans d'origine berbère, ancêtres directs
des Mozabites actuels.
(3) " La découverte de Sédrata ", par Marg. Van
Berchem, extrait de la Nouvelle Clio. Troisième année, 1951,
N" 9-10. Bruxelles 1951, pp. 389-396.
-- ibid. " A la recherche de Sédrata ", in Archeologica
Orientalia. In memoriam Ernest Herzfeld. New-York 1952, pp. 21-31.
- Cf. Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions
et Belles-Lettres, 1952, avril-juin, pp. 242-246.
Des études plus récentes et plus importantes, accompagnées
d'illustrations, paraîtront incessamment dans le premier numéro
de Ars Orientalis, actuellement en préparation aux Etats-Unis,
dans les Documents Algériens et dans le Bulletin de l'Institut
de Recherches Sahariennes, à Alger.
Cf. aussi " The Illustrated London News ", January 31 st, 1953.
Uncovering a Lost City of the Sahara by Marg. Van Berchem.
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