DANS "L'INTERIEUR"
LE train lance un grand
cri lugubre et déchirant, dans le silence de la plaine en fournaise.
C'est l'heure où les arbres - ou ce qui en tient lieu - ne donne
pas plus d'ombre qu'un poteau télégraphique. Sur le mur
qui sépare la " consigne " des " cabinets "
un thermomètre que personne ne consulte plus parce qu'il est couvert
de poussière marque 39 degrés à l'ombre. On stoppe...
Orléansville, quarante minutes d'arrêt. Quarante minutes
parce qu'il faut attendre la correspondance de Ténès.
Le train est chargé de moutons. Il est midi. On est en plein mois
de juillet. Sur le quai de la gare, il n'y a pas un chat. Ou plutôt
oui : il y a un chat. C'est le seul être vivant qui puisse résister
au feu céleste tombant en flèches verticales sur les pierres.
Du reste l'animal, pelé, miaulant, cherche un coin d'ombre, il
n'en trouve pas ; il court. Les " voyageurs " l'ont aperçu.
-Chouf ! el gueutt ! dit l'un d'eux en le montrant à deux
marchands d'oeufs qui reviennent de Blidah, leurs paniers pleins.
Ils rient. Le train est bourré d'Arabes. Ils sont serrés,
empilés comme des harengs en caque. Leurs burnous les
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calent. Pour ne pas avoir trop chaud ils ne bougent pas. Mais ils parlent.
Et ils fument. L'atmosphère est irrespirable. L'odeur du suint,
du tabac et de la crasse forme un remugle qui soulève le coeur.
Un Espagnol, coincé entre deux gros indigènes, essaie en
vain de se boucher le nez, pour se soustraire à l'odeur entêtante
; la sueur baigne son visage, il veut ouvrir la portière pour respirer,
mais il a peur de perdre sa place et d'être obligé ensuite
de terminer le voyage debout, ou dans un compartiment à bestiaux,
car ces wagons de voyageurs n'ont pas de couloir. Il essaie alors de s'endormir
pendant la demi-heure qu'il reste à attendre, dans ce train surchauffé,
en plein soleil.
Mais peu à peu son supplice change de caractère ; une démangeaison
l'envahit, qui, des orteils à la racine des cheveux, parcourt son
corps tout entier. Il jette un regard soupçonneux sur ses voisins,
en mâchonnant un mot : " Gamel ! " Il essaie de dégager
une de ses mains pour se gratter, impossible. Alors il se lève
et ouvre la portière. Derrière lui la vague de burnous s'est
reformée, comme un remous recouvrant une épave, sa place
est effacée. Il descend et cherche l'ombre du wagon ; il n'y en
a pas. Il grogne :
- La puta deste compania de mierda !...
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l en oublie qu'en Espagne - à cette époque, en 1903 - on
peut descendre des trains en marche, pour pisser. C'est du reste ce qu'il
va faire. Il s'approche de la locomotive, mais soudain une voix paraissant
venir d'outre-tombe, arrête ses réflexes ; elle sort de sous
la machine et crie :
Ho, patcho, tu vas pas nous faire dessus, dis, entention !
Le mécanicien et le chauffeur sont couchés entre les roues,
dans l'ombre chaude. L'Espagnol en fait autant et se recroqueville sous
les tampons du premier fourgon. Il finit par s'assoupir.
ADIEU LA VALISE !
Le train de Ténès arrive, hoquetant,
soufflant, crachant, épuisé. Une femme en descend, tenant
un enfant à la main. Elle cherche une place dans le " grand
" train, mais, voyant les compartiments pleins d'indigènes,
elle rebrousse chemin.
L'Espagnol, galant, lui offre sa place.
- Madame, bous poubez bous asseoir là ousqu'y a ma balise, là,
all fond y a droite.
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- Merci beaucoup, Monsieur, vous voulez me tenir le petit une minute ?
- Si, si...
Il prend le gosse dans ses bras. La dame monte et disparaît dans
la voiture. Mais elle revient vers la portière, et dit : "
Comment elle est votre valise, Monsieur, je la trouve pas ?
- Ma balise elle est noire, elle est all fond y a droite, à côté
del gros Arabe.
- Je vais rechercher. Peut-être c'est un Arabe qui est assis dessus.
Un cou(p: il manque dans le texte)de
sifflet part du quai, où l'on aperçoit un homme en manches
de chemise et sans casquette, qui bâille tant qu'il peut ; il tient
à la main un drapeau rouge qui pend lamentablement le long de son
pantalon de coutil. C'est le sous-chef de gare. Il donne le signal du
départ. Le mécanicien et le chauffeur ont déjà
regagné leur machine. Pour la seconde fois, la dame revient à
la portière, avec peine, car aucun des Arabes ne se dérange
pour la laisser passer. On l'entend pourtant dire :
V otre valise n'est pas là, mais montez vite, on s'en va...
- Ma balise !... Boleurs ! Boleurs !
Il montre le poing aux indigènes, tandis que le train part. Tenant
toujours l'enfant, qui pleure, il court derrière le dernier fourgon
en hurlant.
- Adieu la valise ! crie le chef de gare, en rigolant.
Mais il a pitié du pauvre bougre et donne un second coup de sifflet.
Le train stoppe. L'Espagnol monte, remet l'enfant à sa mère
et retrouve aisément sa valise. La dame s'était seulement
trompée d'Arabe.
- Ou plutôt c'est vous, dit-elle, parce que moi je suis été
où vous avez dit, n'est-ce pas ?
- Rédéo ! Alors c'est moi qué yo mé souis
trompé... Tous ces Arabes ils se ressemblent. Alors qu'est-ce qué
bous boulez !
- Bien sûr, mais peut-être nous pourrions nous asseoir tous
les deux, vous allez pas finir le voyage debout, non ? Dis, Ahmed, tu
peux pas te pousser un peu ? Regarde quelle place tu prends !
- Ahhang ! soupire l'Arabe en ramassant à pleines poignées
les pans de son burnous.
- Encore un peu ; alors, quoi, tu dors, Ahmed ? Allez, allez, tire ton
burnous, que le petit il a déjà trop chaud, tu l'étouffes
avec... Aïaïaïe, Monsieur, quel malheur
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d'être forcée de voyager en cette saison avec ces gens-là
!... et dans l'intérieur, par-dessus le marché !
La plaine du Chéliff est un brasier. Au loin, comme un mirage,
vers le Sud, on aperçoit des cèdres.
- Ti as faim Féfé ? dit la voyageuse en élargissant,
à coups de coude, la place où elle s'est assise.
- Oui, maman, répond l'enfant.
Sa mère lui donne une tranche de pain mahonais et un bout de soubressade
sèche qu'il grignote, et dont il jette la peau sur le burnous de
son voisin. Celui-ci le retire vivement en maugréant :
- Ndssz ! in ahl dinn Rebbhoumm ! hallouf ben hallouf !
- Dis, Ahmed, je comprends l'arabe, moi, tu sais ! Sois poli un peu, non
? Sinon je sonne la sonnette d'alarme. C'est vrai, ça... on n'est
pas plus hallouf que toi... Dites, vous avez pas soif, Monsieur ?
- Hombre ! qué si !
- Tenez, c'est du vin de chez ma sur. Allez-y, vous pouvez boire
à la bouteille, moi j'ai un verre et puis ça sent mauvais
ici, ça me quitte la soif.
Il boit à la régalade. Une goutte tombe, sur le même
burnous, dont le propriétaire, excédé, se lève
et va s'asseoir sur l'autre banquette où ils sont déjà
six ; mais, Dieu sait comment, ils lui font une place. C'est vraiment
le miracle des burnous.
Les deux Européens, maintenant sont à l'aise. L'homme rote.
La femme rit, et dit : " Il est bon le vin, hein ?... "
- Bueno, bueno, approuve l'Espagnol, qui repère, d'un coup d'oeil,
sa valise à demi cachée par un burnous.
- Vous allez loin, Monsieur ?
- A Oran, por trabailler à les cigarettes Bastos.
- Moi je vais à Relizane conduire le petit à ma mère
pour les vacances... Vous en avez de la chance d'être d'Alger, nous
nous sommes de l'intérieur.
Le mouvement du train, un affreux roulis, les berce ; ils s'endorment.
Les Arabes les regardent, sans dire un mot, en fumant, depuis Orléansville
jusqu'à Relizane, c'est-à-dire pendant trois heures. La
valise a encore disparu sous un flot de laine. Toujours les burnous.
Mais ils n'ont pas fini de rire. Le thermomètre non plus ; il marque
bientôt quarante degrés à l'ombre. A Relizane, il
faut encore trouver de la place pour trois gros
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Arabes et un petit, tous chargés de couffins, de baluchons et portant
des chapelets de poules maigres et caquetantes. On charge du blé,
de la laine et du bétail dans les fourgons. Mais des " voitures
réservées aux voyageurs ", personne ne descend, que
la " dame " et son enfant.
- Ça fait deux places, déclare le receveur et combien vous
êtes encore là-dedans ?
Il les compte, ce qui rend les " voyageurs " furieux. Il s'écrie
:
- Quoi ? vous êtes que treize ? Avec Monsieur ça fait quatorze
? Oh la la, il y a de la place, allez, monte, Ahmed, avec ton frère,
ton beau-frère et ton moutchatchou. Et entention que personne il
pète pourquoi alors la Compagnie elle répond plus de rien...
Un murmure de protestation accueille cette boutade et l'intrusion de ces
quatre nouveaux Arabes dans un compartiment qui contient huit places en
se serrant bien. On entend un " Christo ", étouffé,
suivi d'un bruit mou, tandis qu'un grand mouvement de laines court en
remous d'un bout à l'autre des deux banquettes. Quand la houle
de burnous s'est calmée, l'employé crie : " Ça
y est ? Vous êtes casés ? Hé ben, qui c'est qui avait
raison ? Vous voyez bien ? Fermez bien la portière, hein ! Jouez
pas avec les serrures... Et en avant la musique !... Roulez ". Il
a vérifié les billets, personne ne descend à Perrégaux
ni a Saint-Denis-du-Sig. Et là, hélas, il faudra bien trouver
encore deux places pour deux soldats de la remonte de Tiaret, qui, venant
de Mascara où ils ont livré des bêtes, ont tiré
une bordée dans le bled et se sont fait cueillir par les gendarmes.
Car il y aura aussi deux gendarmes. " Ceux-là " a dit
l'employé, j'espère que vous leur ferez de la place, autrement,
la prison, mon zami ! " Il a ajouté que rien ne serait plus
facile, après Sainte-Barbedu-Tlélat, où trois indigènes
doivent descendre, que de se desserrer un peu, à moins qu'il n'y
ait de nouveaux " voyageurs " à embarquer, à Sainte-Barbe-du-Tlélat.
Là, des Arabes descendent. Mais des Espagnols montent ; plus un
Maltais. En arrivant à Oran, le " cigarier " cherche
en vain sa valise. Cette fois, elle a disparu définitivement.
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