sur site le 13/06/2002
-Rue Rovigo, St Augustin
Louis Bertrand de l'Académie Française a vécu une dizaine d'années à Alger à partir de 1891.
Voici un extrait de son livre.
Nouvelles Éditions du Siècle, Paris, 1938.

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retour
(retour Tournants)
 
-------Il y a quarante ans,(ndlr:environ 1851)la ville coloniale, emprisonnée dans ses remparts, finissait à l'extrémité des rues de Constantine et d'Isly. Ces quartiers neufs et, en général, assez bien bâtis, manquaient un peu d'animation.
-------La rue de Constantine ne s'égayait guère que le dimanche, à la sortie de la messe d'onze heures, la messe élégante de la paroisse Saint-Augustin : petite église mesquine, tout à fait indigne de ce riche quartier, et dont le mince clocher villageois détonne au milieu des imposants buildings qui l'environnent. Quant à la rue d' Isly, devenue aujourd'hui la plus commerçante et la plus vivante du nouvel Alger, elle était, en ce temps-là, plutôt somnolente. Elle s'arrêtait, en réalité, au rond-point, où se dressent toujours la statue de Bugeaud et l'hôtel du XIXe corps d'armée. Après cela, commençaient des guinguettes populaires, des échoppes de petits négoces, des ateliers de maréchaux-ferrants, de charrons et de bourreliers : c'était le quartier du Roulage, importante entreprise dans un pays où les chemins de fer étaient rares, et qui nécessitait tout un personnel et des industries que l'on ne connaissait plus en France. On se trouvait presque à la campagne : des fumiers s'amoncelaient dans les cours. Les poules couraient jusque sur les trottoirs, qui sentaient l'anisette, le cuir et l'écurie. Et l'on aboutissait à une placette, occupée, en son centre, par le buste du Dr Maillot, propagateur de la quinine,- ce qui faisait une chose très laide. Au fond, une porte à prétentions architecturales, une porte à colonnes et à pilastres, oeuvre du Génie, qui a été transportée sur l'esplanade de Bab-el-Oued, lors de la démolition des remparts : au delà, passés les ponts-levis, la banlieue commençait.
-------Après cela, si l'on ne voulait pas sortir d'Alger, on grimpait par des sentiers qui serpentaient à travers l'herbe rare des terrains militaires jusqu'au joli quartier Saint-Augustin, d'où l'on avait, par endroits, une vue admirable sur la rade et sur la baie. Ce quartier clérical, qui commémorait à la fois l'évêque d'Hippone, Mgr Dupuch, premier évêque d'Alger et Jean Levacher, martyrisé par les barbaresques, avait alors un petit air bucolique qui m'enchantait. Il s'adossait à des pentes ombragées et verdoyantes, des jardins s'étageaient au-dessus ou à côté de ses maisons. Et, le matin à l'aube, quand les façades ensoleillées étaient encore humides de la fraîcheur nocturne, on y voyait dévaler des troupeaux de chèvres et l'on entendait nasiller la flûte du chevrier maltais. Un peu plus loin, au croisement des Tournants Rovigo, il y avait même une vacherie suisse, à côté d'une auberge de la Croix de Malte. Et c'était une étrange impression : en sortant de la pieuse enclave placée sous l'invocation de saint Augustin et qui rappelait certaines rues de Barcelone ou de Valence, on tombait dans cette longue rue montante, aux zigzags déconcertants, que forment les Tournants Rovigo, et dont l'aspect était alors vaguement cosmopolite : vacherie suisse, petites maisons pauvres de la banlieue lyonnaise, bars marseillais, bodegas espagnoles, modestes logis bourgeois du temps de LouisPhilippe, grands immeubles modernes à cinq ou six étages.
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  ---J'ai habité quelque temps un de ces buildings : c'était tout en haut des Tournants, c'est-à-dire tout en haut de la ville, au-dessus de cette trouée en escaliers qu'on appelle le boulevard Gambetta et qui dévalant toute droite, d'un mouvement rapide et presque perpendiculaire, semble s'abîmer dans la mer. Du haut de ce belvédère, la vue est magnifique. D'un côté, les vieux remparts vermeils de la Casba, avec leurs meurtrières et leurs créneaux maugrebins, de l'autre les blancheurs mauves de la ville neuve et les coteaux couronnés de pins et de cyprès de Mustapha; en face, l'immense envergure de la baie d'Alger, déployée en demi-cercle jusqu'au cap Matifou, les monts de Kabylie, et, plus près du regard, pressés par la ceinture des môles, au milieu de l'eau bleue, le peuple frissonnant et bougeant des pavois et des vergues sur les navires et les embarcations de pêche. Certains soirs, par les temps calmes, lorsque tout est reflets et miroitements liquides, j'avais l'illusion que la mer, avec ses barques et ses bouées flottantes, allait entrer chez moi, par la porte ouverte de mon balcon, d'où l'on n'apercevait plus que l'étendue marine illuminée.
-------Quand on avait atteint les dernières maisons des Tournants Rovigo, il n'y avait plus qu'à redescendre vers la ville, en longeant les bastions de la Casba et en suivant la route poudreuse qui s'intitule boulevard de la Victoire : c'est par là, en effet, que le 5 juillet 1830, le maréchal de Bourmont, à la tête de ses troupes, fit son entrée solennelle dans Alger. Il y entra par la Porte Neuve, qui a disparu avec le mur d'enceinte. Mais la rue du même nom existait encore, longue rue étroite et farouche, dont on ne voyait que l'embouchure pleine d'ombre, qui s'engouffrait d'un mouvement brusque entre ses vieux logis aveugles, et, par des escaliers au dur pavé, dégringolait vers les profondeurs mystérieuses de la ville indigène.