BOU AMAMA
LE DERNIER MARABOUT INSURGÉ D'ALGÉRIE
Le chou-fleur de Bou Amama
" Bou Amama, l'éternel ennemi,
le foyer de toutes les agressions
L'instigateur principal et incontestable
de toutes les hostilités que nous rencontrons dans l'Ouest.
Comme on l'a raté pendant 22 ans, je n'ai pas la prétention
d'en venir à bout en 6 mois ".
LYAUTEY.
Le touriste le plus indifférent
à l'histoire de l'Algérie et aux contingences politiques,
ne saurait voyager au Sahara oranais sans entendre parler du marabout
Bou Amama. Non que les populations lui racontent l'aventure de cet adversaire
de la France qui, pendant un quart de siècle - de 1879 à
1906 - " fut le foyer de toutes les agressions dirigées contre
nos postes et nos colonnes ", mais dès Tiout et Béni-Ounif,
le voyageur le moins curieux de botanique est frappé par une plante
qui foisonne par endroits, et dont la physionomie est pour lui si nouvelle
qu'il ne peut pas ne pas la voir ni demander son nom. C'est alors qu'on
lui répond : chou-fleur de Bou Amama
Végétal curieux. comme une erreur ou une hésitation
de la Nature, tellement son apparence est celle d'un minéral. Sa
structure en taupinière, " en, coussin ", disent, je
crois, les savants, et ses rameaux agglomérés et ténus,
que terminent une efflorescence de minuscules étoiles, aiguës
et dures comme de silex, et d'une coloration oxydée comme l'agave,
accrochent l'il du passant.
Pour les Berbères, cette plante, c'est " l'abelbal ",
pour les Arabes, le " dega ", pour les naturalistes, "
l'anabasis aretinoïdes ", et pour tout le monde le chou-fleur
de Bou Amama, appellation ironique qu'il tient des premiers soldats qui
guerroyèrent contre le marabout. Et l'image fait honneur à
ceux qui l'inventèrent, bien qu'il manque au dega la tige ligneuse
du chou-fleur.
Sa racine est un pivot et il émerge et s'arrondit comme une boursouflure
de la terre : une taupière, je le répète. Et par
endroits s'en trouvent des tribus si pressées qu'il devient impossible
de circuler entre les plants.
Il en est de fort gros, et ceux-là font penser à de hautes
fourmilières et, je les ai vus, arrachés par les "
cantonniers " du Sud, servir de balises sur les pistes. Pour les
jeunes, à distance, ils font penser
à des hérissons, de jolis hérissons, pelucheux comme
l'enveloppe de l'amande dont ils ont la nuance.
Mais que notre main s'y porte - et, instinctivement, nous voulons les
toucher - on la retire avec effroi, tant leur contact est rude. Qui s'y
trotte, s'y pique ! Ce sont bien des " guenfoud " !
Quant à s'asseoir dessus (et il est si tentant de le faire sur
les gros que tous les " bleus " du Sud l'ont fait), c'est une
expérience qu'on ne renouvelle pas, car on a la sensation, particulièrement
les dames à la cuticule sensible, de s'être posé sur
un coussin d'émeri...
Eh bien, cet émeri vivant, ce bouquet d'épingles, ce végétal
si dur qu'il semble un minéral, je l'ai vu mangé comme une
tendre luzerne par le chameau qui me portait lors de ma traversée
de l'Erg occidental par les bas-fonds de l'oued Namous ! Il est vrai que
ce même chameau, je l'ai vu manger les ossements, oubliés
sur la piste, d'un de, ses congénères - ô chameaux
chamophages !
Avorteur et sourcier
Une autre singularité du chou-?eur de Bou Amama : on ne le rencontre
guère que dans le Sud oranais, théâtre des exploits
du marabout baroudeur, auquel il doit son nom. Il existe ailleurs, car
je l'ai rencontré au Maroc où je l'ai vu vendre par les
droguistes indigènes, à Meknes notamment, sous
le nom de " sagra harara zaria ".
Selon le professeur Maire, il serait utilisé là-bas comme
abortif. Mais je ne crois pas me tromper en écrivant que le Sud
oranais est son habitat optime, sa " terra typica ", pour parler
doctement. Il est ici chez lui.
Cette localisation, due au climat, bien sur, n'est-elle pas, chez l'anabasis,
un surcroît d'originalité ? En voici une autre, rapportée
par Duveyrier et citée par L. Trabut dans sa " Flore du Nord
de l'Afrique " :
" Les Sahariens prétendent qu'on peut creuser un puits avec
sécurité partout où croit le belbal, parce qu'on
est certain de trouver de l'eau à peu de profondeur. " Voici
donc le dega avorteur et sourcier !
Une métempsycose qu'on envie
Mais que dire de la chance de ce Bou Amama, adversaire de la France, dont
les Français perpétuent la mémoire par le truchement,
d'une plante ? Le souvenir de ses aventures sera perdu que le dega continuera
d'être nommé par son nom, même si l'on ne sait plus
en rappeler l'origine.
Se survivre dans une plante, et dans une plante aussi étrange que
ce chou-fleur désertique, je le dis sans façon : bien qu'il
existe dans l'Aurés, sous les noyers de Bouzina, une " source
Claude-Maurice-Robert ", j'envie à Bou Amama son apparente
métempsycose !
Aprés le chou-fleur, Ie château
Mais la faveur du thaumaturge ne se limite pas à cela. Bien avant
d'atterrir sur l'aire de Colomb-Béchar, on voit, sur la droite
de l'avion, se profiler la silhouette d'un inattendu castel moyenâgeux,
lequel, à mesure que l'on approche, captive mieux l'attention,
car il s'érige solitaire sur la hammada nue.
Cette balise romantique, qui n'est en réalité qu'une butte-témoin
nommée " gara ", érodée par les intempéries
millénaires, et qui se nomme sur les cartes " Oum es Sebaa
" (la Mère du Lion), n'est connue dans le pays que sous son
nom populaire " le Château de Bou-Amama ".
Non seulement l'image est juste, car c'est à s'y tromper, un burg
médiéval (et j'ai vu le peintre Konrad abusé par
cette ressemblance, créée par la lumière magicienne
et l'éloignement), mais cette appellation, après celle du
chou-fleur, témoigne de l'espèce d'obsession que fut pour
nos soldats, au début de ce siècle, le marabout insurgé.
Chez les Ksouriens, et à Figuig plus qu'ailleurs dont il était
natif, sa popularité d'antan est attestée par la présence
de nombreux Bou Amama aujourd'hui semi-séculaires.
Ce qui veut dire que leurs pères furent fiers de leur donner leur
homonyme pour parrain.
Les débuts d'une carrière
mouvementée
Bou Amama était né vers 1840, à El-Hammam-Foukani,
l'un des sept ksour de Figuig où, selon la déclaration du
marabout de Kenadsa à Isabelle Eberhardt, son père était
brocanteur. Mais il avait pour ancêtre collatéral Sidi Tadj,
un des fils de Sidi Cheikh, le fondateur éponyme de l'influente
zaouia d'El-Abiod, entre Géryville et Aïn-Sefra. Son nom exact
était Mahammed el Arbi. Le surnom de Bou Amama (l'Homme au Turban)
lui vint 'u gros chèche dont il couvrait sa tête.
De sa jeunesse. je n'ai rien pu apprendre. Vers 1875, il installe une
première zaouia a Moghrar Tatani et se fait une clientèle.
Il partage alors son temps entre celle-ci et Figuig. En 1879, la création
par la France du poste de Tiout le décide à déclencher
un mouvement insurrectionnel. Ses partisans à ses débuts
se composent d'Ouled Sidi Cheikh non ralliés ou dissidents.
Une expédition punitive immédiate l'aurait paralysé.
Mais la promptitude n'est pas le privilège d'un État démocratique
: on le sait depuis Homère. Le gouvernement discuta, ergota, délibéra,
et finalement s'abstint d'intervenir. Et Bou Amama continua, encouragé
par l'inertie officielle.
Charles de Foucauld réintègre
l'armée pour combattre Bou Amama
Au géneral de la division de Tlemcen qui lui suggérait,
en 1880, d'envoyer une colonne répressive contre les insurgés,
le gouverneur général Albert Grévy fit cette réponse
sans réplique : " L'ère des insurrections est close.
" De sanglants événements allaient démentir
cet augure.
Le massacre de la mission Flatters au Hoggar, qui fut connue dans les
ksour avant de l'être à Paris,
stimula la xénophobie de Bou Amama et de ses affiliés. Et
ce fut, cette même année, l'assassinat du lieutenant Weimbrenner_
En avril 1881, une colonne, sous les ordres du colonel Innocenti, voulut
en tirer vengeance. La rencontre fut pour nous désastreuse. Et
Guy de Maupassant, dans son livre " Au Soleil ", dénonça,
avec une ironie cinglante, l'incurie des autorités responsables
qui aboutit au carnage des Européens isolés, cheminots et
alfatiers espagnols.
C'est en ces circonstances que le lieutenant de Foucauld en non-activité
" pour inconduite notoire " - depuis ses esclandres de Sétif,
alarmé par la gravité des événements, sollicita
et obtint de rentrer dans le rang. Et c'est au cours de cette campagne
contre Bou Amama. qu'il reprit contact avec l'Afrique et rencontra le
lieutenant Laperrine qui, lui aussi, baroudait contre l'agitateur.
Un marabout ubiquiste
La politique pusillanime de Paris interdisant à nos soldats d'agir
efficacement, Bou Amama ne manquait pas de l'exploiter. Notre temporisation
n'était pas, à ses yeux, commande par la diplomatie, mais
par la peur qu'il inspirait. Ce n'était pas le Quai d'Orsay qui
paralysait notre action,. c'était sa baraka !
Et un jour vint où il sut gagner à sa cause la majorité
des tribus des confins algéro-marocains qu'il avait fanatisées
: Ouled-Djérir, Douï- Menia, Béni-Guil, et jusqu'aux
lointains Chaâmba, Une belle victoire pour nos politiciens ignares
et palabreurs !
Enfin, ce qui devait advenir arriva. : Bou Amama s'allia au Rogui Bou
Hamara, qui disputait son trône au sultan marocain, et tous ses
partisans se virent armés de fusils à tir rapide alors que
nos goumiers ne possédaient encore que l'armement 74, ce qui les
plaçait dans une situation d'infériorité qui les
démoralisait.
A cette époque, Bou Amama n'est plus seulement géant, il
est devenu dangereux.
Réfugié au Maroc oriental, où il est interdit à
nos troupes de le poursuivre, il fut. selon Lyautey,
l'organisateur de toutes les agressions dirigées contre nous :
" On retrouve sa griffe partout. Il est l'instigateur des combats
d'El-Moungar et de Tarit. Partout se reconnaît son influence dissociante.
"
Son prestige est tel qu'il contamine nos auxiliaires. Le 2 mars 1906,
Lyautey en informait Étienne, ministre de la Guerre : " Songez
qu'ici mes propres partisans payent la " ziara " à Bou
Amama ! "
La cinquième colonne existait avant Hitler !
Vingt-trois ans aprés l'avoir combattu
le Père de Foucauld bénit les victimes de Bou Amama
Cette apogée du prestige du marabout, due aux aberrations de la
politique française, nécessita un dispositif de défense
qui s'étendit de Berguent, aux confins orano-marocains, jusqu'à
Béni-Abbés, dans le Grand Erg occidental, d'où le
Père de Foucauld, devenu ermite, vint bénir les morts des
combats d'El-Moungar et de Tarit (août et septembre 1903).
Plus de vingt ans après qu'il l'avait combattu, Bou Amama faisait
encore des victimes parmi les nôtres ! Mais, écrivait dans
le même temps Lyautey, " ces accidents sont fatals puisque
(chez nous) tout le monde et personne ne commande ".
Et il avait beau dire : " Les latitudes qu'on ne me donne pas, je
les prends ". Il est freiné comme les autres par la calamiteuse
inertie des bureaux !
Ainsi, d'un chef de bande, une politique d'incapables a fait un chef de
guerre ! Ce n'était pas la première fois: l'histoire de
l'Algérie est pleine de ces erreurs sanglantes.
A l'ombre des bétoums
Vaincu enfin au Kreider, abandonné des séides que ses succès
subjuguaient, Bou Amama se retira tout d'abord à Figuig, ensuite
au Gourara, à Deldoul, minuscule oasis de l'Erg occidental, et
plus tard à El-Aioun-Sidi-Mellouk, entre Oujda et Taza, au Maroc
oriental, que son allié, le Rogui Bou Hamara avait enlevée,
en 1904, aux troupes sans foi ni solde du sultan Moulay Hafid.
C'est là qu'il est mort, en 1907, et qu'il fut inhumé, sous
la koubba candide réservée aux marabouts, dans un cimetière
que des " bétoums " plusieurs fois séculaires
transforment en Bois Sacré.
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