A LA CONQUÊTE DU DÉSERT
LA MISSION HAARDT AUDOUIN-DUBREUIL A ALGER
La mission Haardt Audouin-Dubreuil
vient d'être reçue à l'Hôtel de Ville d'Alger
avec un éclat tout particulier. Une élite algérienne
avait tenu à assister à cette manifestation de sympathie
à l'égard des pionniers d'une uvre dont la portée,
au point de vue national, sera immense. Nous ne saurions mieux faire
à cette occasion que de reproduire les passages principaux d'une
conférence donnée par le général Estienne
sur ce sujet, le 6 février dernier, à Paris, sous la présidence
du maréchal Pétain - le compte rendu technique de la réception
de lundi ayant été publié par la presse quotidienne
dans ses moindres détails,
Après avoir montré que le concours des autochenilles est
indispensable non seulement au fonctionnement normal d'une ligne aérienne
transsaharienne, mais encore à la construction du chemin de fer
qui doit franchir ;le désert, le général Estienne
traita en ces termes la question de la voie ferrée d'Algérie
à Bourem
Examinons maintenant la question du chemin de fer : Deux faits techniques
nouveaux, postérieurs aux diverses études de lignes transsahariennes
poursuivies jusqu'ici, facilitent régulièrement les réalisations
:
1° L'auto-chenille, en permettant la reconnaissance détaillée
d'un projet serrant au plus près la ligne droite, dans la partie
désertique, économisera certainement plusieurs centaines
de kilomètres (trois ou quatre cents), ce qui diminuera sensiblement
et les frais de premier établissement et les trais d'exploitation.
L'auto-chenille assure, en outre, pour maints travaux préparatoires
indispensables, tels que le forage de puits profonds, la possibilité
d'amener en plein désert de puissantes usines ambulantes, de
plusieurs centaines de tonnes, s'il le faut. Cet avantage peut être
important pour le succès d'une entreprise qui ne présente,
à notre avis, d'autre difficulté que celle de la main-d'uvre.
2° La mise au point, dans un avenir très proche, de moteurs
à combustion interne utilisant les huiles végétales,
notamment l'huile d'arachide que la vallée du Niger peut produire
en abondance, est chose absolument certaine.
Pas un ingénieur au courant de la question ne doute, qu'avant
trois ans, on disposera de tracteurs de plus de mille chevaux capables
de remorquer à 60 kilomètres à l'heure des trains
de 300 à 400 tonnes sans ravitaillement d'aucune sorte et même
sans arrêt, sur des parcours de 1,200 kilomètres.
Cette solution du problème de la traction apparaît très
préférable, à tous les points de vue, à
celles qu'on était obligé d'envisager jusqu'ici, soit
par la vapeur, soit par l'électricité. Dans l'immensité
du désert, si l'on ne peut s'affranchir du rail, il importe de
se rendre au moins indépendant de toute canalisation continue
d'eau ou d'électricité.
Le locotracteur, emportant son énergie dans ses flancs, pourra
peut-être franchir le désert saharien sans gares, comme
le bateau franchit le désert Atlantique sans escales.
Quelles sont les dépenses de premier établissement à
prévoir pour une ligne de 2,500 kilomètres à voie
normale (une seule voie au début) entre Colomb-Béchar
et Ouagadougou, par exemple ?
D'après les éludes consciencieuses de deux autorités
en la matière, le lieutenant-colonel Godefroy, constructeur et
premier directeur de la ligue Biskra-Touggourt, et M. Fontaneilles,
inspecteur des Ponts, on peut évaluer le coût du kilomètre
à 400,000 francs, dont 100,000 francs pour tenir compte des intérêts
intercalaires du capital engagé. I.a ligne reviendrait donc à
un milliard, soit au prix des trois grands cuirassés dont les
conventions de Washington nous imposent l'économie.
Cette dépense d'un milliard est-elle justifiée? Sans hésiter,
nous répondrons oui, cent fois oui, et cela pour des raisons
que nous allons énoncer brièvement avec la certitude que
notre conviction, fondée sur les travaux d'hommes éminents,
sera partagée par tous les bons esprits qui voudront bien prendre
connaissance de leurs scrupuleuses études :
1° La boucle du Niger, avec ses deux millions d'hectares de cotonniers,
de pâturages, de terres à riz et de céréales,
et la vallée du Niger fertile et irrigable comme celle du Nil,
fourniront dans vingt ans à l'Algérie et à la Métropole
600,000 tonnes de matières premières pour lesquelles la
France paye annuellement cinq milliards à l'étranger,
au grand dam de notre change et sans garantie contre une collusion des
fournisseurs qui, du jour au lendemain, peuvent, par exemple, supprimer
le coton à nos filatures ;
2° Dès maintenant, un trafic de 200,000 tonnes et de 80,000
voyageurs est assuré au chemin de fer transsaharien ;
3° Contrairement à une opinion préconçue et
trop répandue, les transports de la boucle du Niger vers l'Algérie
et la France par le transsaharien seront non seulement plus rapides,
plus fréquents, puisqu'ils seront quotidiens et non bi-mensuels,
mais aussi plus économiques que par Dakar et la voie Atlantique
;
4" En général, les longues lignes désertiques,
sans arrêts, sans rupture de charge, pouvant se contenter de tarifs
réduits, sont plus productives que les lignes qui traversent
des régions peuplées ; c'est ainsi que les lignes maritimes
essentiellement désertiques prospèrent, alors que maintes
voies ferrées d'intérêt local végètent.
Il y à là un paradoxe sur lequel M. du Vivier de Streel
a magistralement attiré l'attention.
A la suite d'un examen approfondi des conditions d'exploitation, M.
Fontaneilles évalue la recette kilométrique du transsaharien,
à ses débuts, à 60,000 fr., laissant un bénéfice
net de 20,000 francs qui, par la progression naturelle du mouvement
commercial, doublera en dix ans.
Ce bref exposé autorise trois conclusions :
1° Le chemin de fer transsaharien ne présente aucune difficulté
sérieuse ni de construction, ni d'exploitation ;
2° Son avenir financier est certain ;
3° Il constitue un organe essentiel de notre prospérité
en temps de paix.
L'éminent conférencier concluait ainsi :
Les Grands Empires de l'Histoire s'étalaient de l'Est à
l'Ouest ; par une insigne bonne fortune, celui-ci va du Nord au Sud
sous tous les climats, trois groupes ethniques y vivent qui, un jour
dont il nous appartient de hâter la venue, ne feront qu'un seul
peuple, car déjà, dans une de ces grandes crises qui préparent
la fusion des races, nous venons d'avoir le sanglant témoignage
que de Dunkerque à Kotonou, les curs battent à l'unisson,
comme font les balanciers des horloges.
En liant, la France métropolitaine, auguste doyenne des nations
civilisées, rayonnante de jeunesse, riche de gloire et de culture,
plus riche encore de fraternelle bonté, la douce France qui connaît
depuis le berceau le secret de la conquête des âmes.
Plus bas, par delà de la Méditerranée, la France
africaine, Algérie, Tunisie, Maroc, peuplée de douze millions
d'hommes déjà engagés dans les voies de la civilisation
et de l'industrie.
Et puis, sur l'autre rive du Sahara, mer de sable et de rochers, mais
mer privée, inaccessible aux sous-marins hostiles, c'est la France
noire avec dix-huit millions d'habitants, ses immenses ressources, connues
en toute certitude, mais encore inexploitées. A cette tête,
à ce tronc, à ces membres de la grande France future,
donnons une colonne vertébrale, le Transsaharien, et dans cinquante
ans, cent millions de Français béniront notre mémoire,
en célébrant, au sein d'une paix prospère, leur
indépendance économique.
L'entreprise est noble, l'entreprise est fructueuse, l'entreprise est
facile et ne dépasse certainement pas nos forces.
Un peuple qui a percé deux isthmes pour donner au monde un grand
boulevard maritime équatorial saura bien, dés qu'il aura
la foi, réaliser son Nord-Sud national, et quand il s'agit du
transsaharien, il suffit de chercher la foi pour la trouver.
Voilà l'uvre à laquelle MM. André Citroën,
industriel, Haardt et Audoin-Dubreuil, explorateurs, Maurice Penaud,
chef mécanicien, Fernand Billy, Prud'homme et Rabaud ont attaché
leurs noms.
Nous saluons en eux de vaillants et savants Français qui maintiennent
intactes et proclament les qualités d'initiative, de courage
et d'endurance de notre race et mettent à néant le dénigrement
systématique de certains.
Ils ont bien mérité de la Patrie.