-----------L'OBSERVATEUR
le plus superficiel des moeurs et coutumes locales en Afrique du nord
ne manque jamais d'être frappé par la fréquence de
ces qoubbas laiteuses, jalonnant les crêtes ou cachées dans
l'ombre d'oliviers séculaires.
-----------Communément
désignées sous le nom de "marabout ", ces
bâtisses sacrées témoignent de l'importance prise
par le culte des saints dans l'Islam maghrébin.
-----------L'étude
approfondie de ces croyances religieuses et l'observation des rites qu'elles
ont suscités passionnent, depuis plus de dix années, notre
collaborateur Emile Dermenghem. Ses recherches, patiemment mûries,
viennent de donner leur fruit sous la forme d'un gros ouvrage, publié
dans la collection " L'espèce humaine " que dirige Michel
Leiris aux éditions Gallimard. Synthèse remarquable, ce
livre a tous les caractères d'un document définitif sur
la question.
-----------Une
première partie expose les concepts, une seconde définit
les personnages historiques et folkloriques, une troisième décrit
les sanctuaires et les rites propitiatoires, déprécatoires,
sacrificiels, dont ils sont l'occasion. La quatrième partie concerne
les fêtes collectives : pèlerinages urbains, rassemblements
dans la montagne berbère ou sur les hauts plateaux arabes. Le rôle
antique du " lieu saint ", des vieilles initiations, est mis
en relief. La dernière partie traite des rites, spécialement
extatiques, et des confréries.
-----------Ouvrage
d'érudition, certes, mais appuyé tout entier sur l'observation
directe. La sécheresse de l'étude sérieuse est tempérée
par des descriptions vivantes dans leur sobriété, parfois
étonnantes comme celle d'une réunion d'aïssaoua, ou
du " diwan " noir d'Alger.
-----------La
notation pittoresque y voisine souvent avec la remarque philosophique
ou historique. C'est ainsi que l'auteur écrit, à propos
de Choûdzî Al Halwî, le saint " marchand de bonbons
" de Tlemcen :
" ... Et se mettant à cheval sur
un roseau, comme font
pour jouer les enfants, il partit en caracolant vers Bab-Kechchout. Ibn
Marâ, qui avait une lance, la cassa pour s'en faire un bâton
et le suivit dans la même position, et tous deux s'installèrent
pour y vivre retirés du monde, dans le trou d'un rocher, près
de Bab-Kechchout. "
-----------Et
plus loin, au sujet des Kechaïchis : " .. La
spécialité de ce groupe maraboutique de la commune mixte
de Barika, est de dire n'importe quoi, tout ce qui leur passe par la tête,
même des grossièretés, ce qui est une technique prophétique
éminemment surréaliste. "
-----------Du
chapitre consacré à Aboû Madiân (Sidi Bou Médine)
on peut, dans un autre esprit, extraire ces lignes remarquables :
-----------"
... Après avoir favorisé la pensée
libre et encouragé les philosophes, Ya'qoûb et Mancoûr,
engagé dans la guerre, avait jugé nécessaire de s'appuyer
sur ce qu'on appelle les forces spirituelles, et il avait sacrifié
les philosophes, Averroès, et même les mystiques, au clergé
des ulemas et des foqaha, ennemis de la spéculation. De ce revirement
date, sans doute, le principe de la décadence intellectuelle du
monde musulman, qui eut tout juste le temps de passer la philosophie à
l'Europe, tandis que le çoufisme s'abritait dans les organisations
confrériques ".
-----------L'auteur,
qui se défend de porter trop de jugements extérieurs sur
ce qu'il veut avant tout décrire, exprime cependant son opinion
personnelle en ces termes :
-----------"
... La conception proprement métaphysique
et mystique de la sainteté n'est jamais complètement absente
des conceptions même grossièrement symboliques, des mythes
pittoresques, des légendes puériles et des rites presque
magiques. "
-----------Le
" choc poétique ", la satisfaction esthétique
que peut procurer l'étrange, ne sont pas tout ; il s'agit aussi
de comprendre, avec objectivité et sympathie, que les hommes sont
en même temps très différents et très semblables.
-----------Les
similitudes sont plus profondes que les dissemblances, et sous les apparences
les plus extravagantes se retrouve à chaque instant une fondamentale
unité.
-----------Les
lecteurs d"Algeria " connaissaient déjà les articles
de Al. Dermenghem sur les fêtes et les sanctuaires de Blida, Sidi
Mohammed ben Aouda, Ouargla... Ils trouveront ci-après, extraits
des bonnes feuilles de son livre, des passages significatifs sur les rites
pleins de saveur et de poésie où l'arbre, les pierres, les
bois, les grottes, les sources sont autant de signes au travers desquels
se matérialise l'esprit des saints.
G. B.
LES ARBRES
-----------LES
arbres le plus souvent consacrés (nous employons ce mot, car il
ne s'agit pas d'une dendrolâtrie, d'une adoration de l'arbre, pas
plus que de la source, mais de la relation mystique et poétique
entre l'arbre et le sacré ) sont naturellement les espèces
autochtones ou le plus anciennement acclimatées : en premier lieu,
l'olivier, l'arbre palladien, mais sous sa variété sauvage
d'oléastre : zebboûja. Puis, en tenant compte des
régions : le caroubier, le figuier, le lentisque ; un peu moins
souvent : le micocoulier, le chêne, le genévrier oxycèdre
(thaqa), le frène, le thuya, le cassie, acacia farnesiana
(bâna, chouk-et-bân) ; exceptionnellement, semble-il
: le cèdre (,meddâd), le platane, l'acacia, l'ormeau
(nchem). Dans le Sud, on trouve surtout le palmier, le pistachier
(bethoûm ), le jujubier (cedra), parfois le tamaris
ou ethel (tharfa)et l'acacia gommier ou thalha.
-----------Un
arbre de catégorie vulgaire et d'acclimation récente peut
être sacralisé par son emplacement. C'est le cas du ficus
banal, semblable à des centaines d'autres des trottoirs, qui se
trouve au croisement des rues d'Isly (voir
cette rue),Dumont-d'Urville et Henri-Martin, à Alger.
Sa base est teinte de henné ; de pieuses femmes, à la longue
mémoire, touchent son tronc, portent leurs mains à leurs
lèvres et à leur front, vont visiter, le jeudi, la source
dans une arrière-boutique, de l'autre côté de la rue.
C'est que l'arbre pousse sur l'emplacement de la tombe de Sidi Ali Zouaoui,
dont le cimetière a été supprimé par les travaux
d'urbanisme. Le souvenir du peuple persiste, et l'oukil de Sidi Abdelkader,
sur les quais, continue à faire brûler du coriandre en l'honneur
du saint condamné injustement à mort.
-----------Les
arbres vénérés ont souvent des noms propres, qu'ils
soient isolés ou voisins du sanctuaire. Ombrageant la terrasse
de Sidi-Mejebbar, à Bouzaréa (voir
ce lieu), un vieil olivier sauvage à plusieurs branches
maîtresses auxquelles on accroche des chiffons, au pied desquelles
on fait brûler du jawî et entre lesquelles on tourne, porte
le nom de Imma Zineb (Maman Zineb ). On appelle de même un autre
oléastre en buisson, touffu, plein de sève, près
de la ferme Vulpilières, sur le chemin des Petites Grottes, ou
Ghouirane ; un gros olivier au pied du monticule de Sidi-el-Habchî
(Souma) ; un magnifique caroubier près du cimetière de Sidi-Ahmed-Zahzah,
entre Saoula et Birkadem (voir
ce village) ,de l'écorce duquel on fait du talc pour
les bébés et de la tisane pour la coqueluche. Sidi Bouchéchia
est un grand oléastre au tronc blanchi à la chaux jusqu'à
un mètre, à l'entrée du lycée de Ben-Aknoun
(voir
ce lieu). Tout un attirail de lampes, de braseros et de bougies
s'abrite dans son vieux tronc et un fil de fer est tendu pour porter commodément
les chiffons votifs. Cet homme à la chéchia est-il un personnage
enterré jadis à cet endroit ? On ne saurait l'affirmer.
On l'invoque surtout pour les enfants ; et les pauvres profitent du couscous
qu'on envoie à l'occasion d'un voeu ou d'une réjouissance.
-----------Parfois,
on donne tout simplement le nom de l'espèce : Lalla Bathma, Madame
la Bathma (nom d'unité de bthoûm, pistachier-térébinthe),
sur la piste de Hdjar-Hazzoum ; Lalla Za'roura à Bkira, pour un
dolmen qui devait ombrager jadis un azerolier .
-----------A
Nemours, Sidi Boudjema'a est le maître du palmier (moul-en-nakhla).
Il guérit principalement la coqueluche et la toux. On fait des
colliers avec des lanières de ses palmes que l'on porte trois ou
quatre jours et que l'on dépose ensuite au pied de l'arbre .
----------Comme
la plante télépathique des contes merveilleux, le végétal
peut avoir une relation mystique avec le saint et son efficacité
: aux Chorfa des Beni-Ghobri d'Azazga, près de la qoubba de Sidi
Bahloûl leur ancêtre, une petite zebbouja est verte quand
il est " présent ", sèche quand il est "
absent ".
-----------L'arbre
saint est parfois entremêlé à un autre, sans qu'on
puisse savoir si ce " mariage d'arbres ", qui fait penser à
ceux du Dekkan (Cf. J. Boulnois, le caducée et la symbolique dravidienne
indo-méditerranéenne, 1939.), est voulu ou conscient. A
Sidi-Châref, près de Blida, c'est un très vieux lentisque
qui s'enlace à une zebboûja. Sur le sentier de Sidi-Moûsa
(Souma), un lentisque chargé de chiffons entoure le tronc d'un
micocoulier. Au fond de la prairie où a lieu la fête de Sidi
el Habchi (Souma), rive droite de l'oued Bouchemla, au temps des figues,
derrière une rustique moçalla, murette de pierres brutes
avec une courbure au centre pour indiquer la direction de la prière,
la longue racine projetée par un caroubier enserre le pied d'un
vieil olivier sauvage.
LES BOIS SACRÉS
-----------L'ARBRE
peut être groupé en bosquet. C'est ce qui se passe pour beaucoup
de cimetières, abandonnés ou non. Le caractère sacré
conféré à ces bois nous vaut les magnifiques oliviers
sauvages de Sidi-Ahmed-el-Kébir, de Sidi-Ali-Gayyoûr, de
Sidi-Lekhal, etc... ; le cèdre géant de Baba-M'hammed et
les chènes, oliviers, micocouliers qui l'accompagnent. Parfois,
le cimetière n'existe pas ou n'existe plus. Le " bois sacré
" de Sidi-Ya'qoûb, à Blida, jardin public, mais où
l'on fait toujours la ziara le samedi, est formé d'oléastres,
plusieurs fois centenaires, que la légende fait naître des
piquets de la tente du saint pèlerin. Les rochers des Quarante
Saints, d'où tombe la cascade de Bérard, sont parsemés
d'immenses arbres chargés d'ex-votos.
-----------Très
souvent, le cimetière est désaffecté ; les tombes,
envahies par la végétation, se distinguent à peine,
sauf certaines, connues des initiés. Avec un peu d'habitude, on
reconnaît ces bois saints devant lesquels passe le profane sans
rien soupçonner. Rien n'est plus émouvant que de pénétrer
dans leur ombre. Au pied de l'Atlas de Rovigo, un bois de grands micocouliers
et d'oliviers sauvages abrite des traces de tombes et celle de Sidi Amar,
avec ses lampes votives. Plus loin, le bois de Sidi-el-Mokhfi cache la
tombe du " saint inconnu " dont on prend la terre pour se frotter
le corps. Sur les hauteurs de Bouzaréa, au centre d'un cimetière,
un bosquet de chênes nains et de palmiers nains, voué à
Sidi Abdallah et Hamri, cache tout d'abord une petite niche de pierres
plates blanchies à la chaux, pleine de lampes et de bougies, puis
une tombe minuscule en forme de B et une coupolette pleine de lampes,
de petits braseros, de pièces de cinq francs, accompagnée
de tas de pierres ; le tout, soigneusemnt chaulé. La petite tombe
serait celle du père, la grande celle du fils. Dans le bois de
Sidi-Youssef, avant la forêt de Baïnem, au milieu de champs
cultivés, on trouve beaucoup de plumes de poules, sous les oliviers,
lentisques et palmiers nains, autour d'une petite tombe ruinée
et d'une autre qui se trouve dans une sorte de cour carrée au sol
pavé, aux murettes d'un mètre de haut. Le vendredi et le
samedi, les initiés viennent y égorger des coqs et cuire
le couscous. On vient aussi, en partie de campagne, manger le couscous
ou boire le café sous les zebboujes de Sidi-Rouchdi, dans une autre
partie du massif, où des braseros et des bougies accompagnent deux
vagues tombes que les propriétaires voisins projettent de restaurer.
-----------Comme
la religieuse terreur qui émanait des bois sacrés des Gaules
faisait reculer les haches des soldats de César, les arbres saints
du Maghreb imposent le respect et l'amour. La sève qui monte de
leurs puissantes racines sort de la terre maternelle pour l'élever
vers le ciel et unir les deux mondes. La charrue s'arrête devant
eux. On ne coupe pas leurs branches ; on laisse pourrir à terre
celles qui sont tombées de vieillesse.
-----------Et
nous retrouvons ce respect des arbres dans Ies pays les plus divers. Autour
de la tombe, en Mauritanie, du cheikh Fadhel, mort en 1901, il est interdit
de détruire la vie, animale ou végétale (Odette de
Puigaudeau, Laziara du cheikh Mohammed Fadel. bulletin 1.F.A.N., octobre
1951, pp. 1218-1220. ). Les Arabes ne cassent pas les branches des arbres
saints, tel le Salhah, des Bély, chargé de chiffons, de
colliers et de bracelets (Janssen et Savignac, Contantes des Fugani Mission
archéologique en Arabie, 1911 (1920), p. 55. ). Les fellahs de
la Haute-Egypte continuent à respecter le tronc mort de l'arbre
du cheikh Çabr, à y enfoncer des aiguilles auxquelles les
femmes enroulent des cheveux.
-----------Il
faudrait avoir bien peu le sens du mystère pour ne voir, dans ces
cultes, que grossière superstition, pour ne pas ressentir le respect
religieux qui émane de ces bosquets, semblables à ceux qui
furent peut-être les premiers temples de l'humanité, qui
perpétuent, parmi nous, les chênes de Dodone et ceux des
Druides, les bois de Déméter et d'Artémis, celui
de Némi avec son Rameau d'Or, point de départ des douze
volumes de Frazer, les forêts d'Afrique noire, résidence
des ancêtres et lieu d'initiation des adolescents, l'alsos des bords
de l'Ilissus, où commence l'immortel dialogue de Phèdre
sur le rôle transfigurateur de la beauté. Les hommes continuent
à y renouveler le pacte avec la nature dont les éléments
de majesté et de grâce révèlent, aux coeurs
simples, la surnature et l'éternelle énergie avec laquelle
ils établissent le contact...
LES SOURCES
-----------L
'EAU du lieu saint n'est pas moins importante, comme
élément de transmission de la baraka, les sanctuaires ont
souvent des puits (comme plusieurs cathédrales près de l'autel
de la Vierge) dont le rôle est plus encore mystique que pratique.
On boit de l'eau, on en emporte chez soi, on l'utilise pour des aspersions
ou des douches. (Sidi Yahya de Birmandreïs, Sidi Abderrahmân
et Sidi Mhammed ben Abderrahmân d'Alger., Sidi Mhammed ben Mejdouba
de Bouzaréa, Sidi Boumédine et Sidi Daoudî de Tlemcen,
etc...).
-----------On
aime à penser que certains de ces puits (Sidi-Daoudi, Bîr-Barouta
de Kairouan) communiquent mystiquement avec Bîr-Zemzem, prototype
du puits sacré, à la Mecque.
-----------L'aspect,
plus courant encore, de l'eau, surtout dans les montagnes, est la source.
Il en était de même, on l'a souvent dit, en Gaule, avant
et après l'expansion du christianisme, lequel a fini par le tolérer
souvent, à mesure que le paganisme cessait d'être dangereux.
Ces sources saintes sont nombreuses dans l'Afrique du Nord et jusqu'au
coeur des grandes villes modernes. Nous avons cité celle de Sidi-Ali-Zouaoui,
qui continue à couler sur des roches de tuf, au fond d'un magasin
de la rue d'Isly, éclairée au néon. Quand la source
à disparu, à la suite des travaux d'urbanisme, on s'adresse
à un robinet (Sidi-Abdelkader) des quais d'Alger ou à une
fontaine publique (Sebaa-Aïoûn) de Saint-Eugène. La
source est souvent même l'élément essentiel du pèlerinage.
C'est près d'elle que l'on fait les nechras, sacrifices de volailles.
A Sidi-Hamoûda, de la montagne de Rovigo, on
commence par visiter les maisons à toits de tuiles de Sidi Amar,
Sidi Mohammed et Sidi Hamoûda leur père, puis on va se laver
dans celle où coule la source qui gué-rit notamment les
maladies de peau, à l'abri d'un grand micocoulier et d'un très
vieil ormeau.
----------A
l'aïn-jereb (Sidi-Aïssa de Souma) qui guérit la
gale, comme son nom l'indique, et où l'on s'arrête souvent
avant de monter à la cascade de Sidi-Moussa, la source est dans
un bois de vieux oliviers sauvages. A Baba-Hassan, â chaque extrémité
du village, on visite Sidi Hassan le père et Sidi Hassan le fils
: le premier est un bassin clans un bosquet près d'un olivier à
demi-mort, au creux brûlé, plein de lampes, de braseros et
de bougies ; au fond un second bassin voûté où l'on
fait entrer les malades, les nerveux surtout. Des gravures d'il y a un
siècle les représentent cou-verts d'une gracieuse construction
à colonettes déjà en ruines. Le second bassin est
au fond d'une qoubba avec henné, lampes, bougies et braseros ;
une petite cahute extérieure permet les ablutions et les douches.
-----------A
Témacine, c'est dans un grand lac, hanté par les bahriât,
filles de la mer, que les malades se baignent.
POISSONS ET TORTUES
-----------BEAUCOUP
de ces sources sont peuplées de poissons et de tortues auxquels
on apporte à manger et se garde de faire du mal. Certaines sont
bien connues : Aïn-el-Hoiît, à huit kilomètres
de Tlemcen, où vont les confréries le lendemain du rkab
de Sidi Bcumedine ; tortues de Sidi Abderrahtnân et Garsi, dans
les ruines d'Aggersel ; tortues et poissons de Sidi Hamida, à Mondovi
; de Sidi Heddi, patron des gyrovagues Haddaoua, amis des chats ; source
de Lalla Takerkouzet à Amizmiz, où les fous trempent leurs
pieds enduits de pâte de pain que mordillent les tortues ; celle
de la grotte d'Imin ou Ifri, aux environs de Demnat, vénérée
elle aussi par les juifs et les musulmans, où Doutté a recueilli
une légende du cycle de Persée et de la jeune fille délivrée
du monstre, très significative des anciens rites d'initiation...
-----------A
Chelia , Rabat, dans les ruines de l'ancienne chambre d'ablution, coule
une excellente source où vivent des tortues et des anguilles familières
dont la reine, devenue depuis longtemps invisible, serait une vieille
anguille pourvue de cheveux et de pendants d'oreilles. Le dimanche, aux
heures chaudes, où les génies sont virulents (le démon
de midi), dangereux, mais plus facilement accessibles, les femmes font
des fumigations aux bords du bassin, y jettent des morceaux de tripes
et des boulettes de pâte en disant : " Reprends
ton sort, toi que nous accusons de nous l'avoir donné ; ce sort
s'est abattu sur nous et nous le rejetons sut vous ".
-----------En
remontant la vallée de Sidi-Mejebbar (Bouzaréa ), sur l'autre
rive, on voit une petite construction, en partie voûtée,
abritant deux bassins ; c'est la acuina, la petite fontaine de Sidi Amar.
Un propriétaire, qui voulait empêcher de passer, est mort
subitement, raconte-t-on. Les femmes viennent s'y ablutionner et faire
le café avec son eau. Elles croient parfois voir un reflet, un
poisson bleu, le assas, le gardien de la source, répondre
à leurs youyous. Peut-être ce poisson est-il imaginaire.
Celui de Lalla Dergana, la Dame mystérieuse, est parfaitement vivant.
Bien peu, sans doute, des estivants d'Aïn-Taya connaissent le vieux
cimetière de Lalla Dergana, à trois kilomètres de
la mer, dans la presqu'île du cap Matifou (voir
ce lieu). Les vieilles algéroises savent que c'est là
qu'il faut venir pour les maladies invétérées.
-----------Après
les palissades de roseaux, qui ménagent des abris pour les pèlerins,
après les tombes ombragées de figuiers, oliviers et cyprès,
s'élève une maison rectangulaire d'une dizaine de mètres,
à toit de tuiles à deux pentes, sans plafond, en bon état.
Une porte et un mihrâb défoncent la partie est. En face de
la porte, un catafalque classique recouvre une banquette de maçonnerie
avec deux trous pour prendre de la terre avec laquelle on fera l'ablution
sèche. Au-dessus s'allonge une étagère chargée
de lampes. Du côté de la tête, un pilastre est cou-vert
d'applicaticns de mains ouvertes au henné (pour avoir des enfants
(. Sur les murs, dessinés au henné, douze arbres schématisés.
Le jour de visite est le mardi. Les Ammariya viennent faire ici leur hadhra,
comme à Sidi Mejebbâr de Bouzaréa, comme à
Sidi Embarek de 1'Harrach, Maison-Carrée.
-----------En
contre-bas, après un figuier couvert de chiffons, au centre d'un
espace fermé de roseaux verts, un bassin carré recueille
les eaux d'une petite source. Dans sa maçonnerie, des trous assez
profonds abritent les poissons, un grand et des petits. Dans un creux
sont déposées des bougies neuves. Le grand poisson se nomme
Msaoûd. Il est, me dit l'oukila, gros comme le bras, a près
d'un mètre et des oreilles. Il n'aime que le blanc d'oeuf cuit.
Je n'ai que de la mie de pain qui ne le tente pas. Les youyous n'ont pas
plus de succès. Je ne saurai pas s'il s'agit d'une anguille ou
d'une autre espèce. D'ailleurs, nous sommes en plein ramadhân,
il est près de midi ; et je suis mal tombé. On me raconte
pourtant qu'un paralytique a été récemment guéri,
après avoir fait sept fois le tour de la Dame mystérieuse
; qu'une Française, que les médecins les plus coûteux
avaient soignée vainement, fut guérie ici, après
avoir offert un coq et de la semoule. On égorge, en effet, des
volailles, au bas de la source.
-----------On
jette, dans celle-ci, du henné, des gâteaux dits mahareks,
du lait, du benjoin, de l'eau de Cologne ou de fleur d'oranger, et des
veufs durs, mets favori du capricieux Msaoûd. Quand tout va pour
le mieux, celui-ci sort de son trou, mange et s'enroule autour du malade.
-----------Il
ne faut voir dans tout cela aucun " totémisme ", non
plus qu'aucune " zoolâtrie ". Les poissons sacrés
sont la concrétisation vivante de la sainteté du lieu. Ils
peuvent aussi, parfois, être considérés plus ou moins
comme des génies, au sens large et vague ; forces évidemment
très archaïques qui se sont mises plus ou moins nettement
au service d'un saint musulman - ou d'un nom de saint plus ou moins arbitraire.
-----------Il
arrive aussi que les animaux qui hantent un lieu plein de baraka profitent
de celle-ci qui rejaillit sur eux, sans plus. Sidi Heddi, chez les Beni-Arous
et Sidi Bou Ghâleb, aux portes de Fès, accueillent des chats
que nourrit la charité des fidèles
et les petits oiseaux des mosquées du Mzab, qu'on laisse boire
dans les gargoulettes à ablution, sont dits, par affinité,
marabouts " sans être l'objet d'aucun culte (1).
(1) Sur les poissons sacrés, voir
notamment : Lucien, Déesse syrienne, trad. Alario Mounier, 1917,
pp. 63-65, III et suiv. ; A. Luise, Les mythes babyloniens et lu Genèse,
p. 90 ; Cumont, Religions arien-Iules drues le paganisme romain, 1929,
p. 109 ; Etudes syriennes, pp. 22, 30 ; Saintvves, Essai sur le folklore
biblique, 1922, pp. 393-398Dussaud, Revue archéolég., 1901,
II, p. 2-17 ; Gruillot, Cybèle, p. lali Pline, Hist. nul., XXXII,
p. 2 ; ]dieu, I)enat, XII, p. 30 ; Ibn Batouta, I'oyages, III, 1858, p.
179 ; G. Capus, A travers le royaume de Ta-merlan, 1892, p. 189 ; etc...
CASCADES
-----------LES cascades
(cherchâr, plur. chrâcher) sont souvent des
lieux de pèlerinage particulièrement séduisants,
dans les forêts et les montagnes. On vient s'y baigner et chanter
des tahouâf et des taqdâm.
-----------Une
des plus célèbres dans l'Algérois était celle
des Quarante Saints, au-dessus du village maritime de Bérard
(voir
ce lieu) et de la route de Tipasa, avant le Tombeau de la Chrétienne.
Le lieu est toujours vénéré ; les trous de rochers
sont pleins de bougies, les arbres couverts de chiffons. L'eau tombe du
haut, dans un bassin assez large ; mais la municipalité a fait
récemment clore celui-ci d'un grillage avec un écriteau
" défense de se baigner ". Les gracieuses baigneuses
de la miniature de Racim ne pourront plus venir y chanter des tahoxâf
à leurs soeurs : les nymphes invisibles. Elles ont encore, dans
l'Atlas blidéen, dans la haute vallée de l'oued Khémis,
la cascade intarissable de Sidi-Moûsâ-ben-Naceur-boû-Châgoûr.
-----------Ce
chérif idrisside (selon la tradition et selon l'inscription de
sa tombe) disciple de Sidi Ahmed et Kébir, est enterré dans
un site magnifique, plein de verdure et où l'eau sort de toutes
parts.
-----------Près
d'un village d'une quarantaine de feux, la zaouïa comprend une petite
mosquée avec école coranique, des chambres pour les pèlerins,
la salle funéraire sous une coupole octogonale sur quatre trompes.
Au-dessus et au nord du village, dans une fente de la montagne, une haute
cascade verse une eau délicieuse. Au bord du sentier qui y mène,
une petite maçonnerie, en demi-lune d'un mètre de diamètre,
sert à recevoir les poules égorgées à sa droite
par un debbâh, que l'on plume aussitôt mortes et dont
on laisse le vent éparpiller les plumes. Une autre cascade, plus
haut, est dite le keskess, car l'eau coule comme à travers
la passoire d'un couscoussier.
-----------Le
bassin de la cascade peut se cacher avec des claies de roseaux ou des
tentures attachées aux arbres, pour permettre aux femmes de se
baigner à l'aise. Les jours d'affluence, les douches sont prises
à tour de rôle, sous la surveillance d'un marabout de la
zaouia, le matin par les hommes puis les femmes, l'après-midi de
même.
-----------Les
khouan des confréries, notamment les Aïssaoua de Blida, viennent,
en général, pour le grand pèlerinage et dansent tout
la nuit. Les Beni-Miscera processionnent sept fois autour de la qoubba,
au son des bendaïr et des ghaïtas et du heurt des bâtons.
A la fin, ils tombent les uns sur les autres en criant : A
Sidi Moûsâ !
SOURCES THERMALES
-----------IL est
naturel que le phénomène des eaux chaudes (hammâm)
frappe les imaginations, inspire des légendes et soit d'autant
plus facilement rapporté à des forces bienfaisantes que
les effets curatifs sont indéniables. De noirs génies au
service de
Sidi Slîmân, qui n'est autre que Salomon, sont venus préparer,
dit-on, des bains chauds sur sa route... Une des plus célèbres
sources thermales est Hammâm-Melouane, " le bain
chaud coloré ", dans l'Atlas des Beni-Khelîl. On
pénètre, dans ce dernier, par un étroit passage creusé
par l'Harrach entre deux rochers. Sur la rive gauche se trouve la grotte
de la Sloughia : c'est la chienne du conquérant Sidi Abdallah ben
Ja'far, lequel fendit, avec son sabre, cette montagne Megrouna. La grotte
s'allonge entre deux trous face à l'oued. Les dévots entrent
par l'un et sortent par l'autre, trois ou sept fois. A l'entrée
du village, avant l'établissement thermal moderne, se dresse, sous
un grand caroubier, la roche de Lalla Arousa, la Mariée, dans le
creux de laquelle on brûle des cierges et du jaoui. Celles qui redoutent
de devenir vieilles filles déposent de petites poupées faites
de deux baguettes ficelées en croix.
-----------L'ancienne
piscine, celle qui a conservé le plus de caractère religieux,
est sous un bâtiment en forme de qoubba construit par un des derniers
deys. Des ex-votos, plaques de marbre qui doivent venir de la même
fabrique que ceux de Notre-Dame d'Afrique, portent : " Reconnaissance
à Sidi Slimane... Merci à Hammam Melouane... ".
Deux autres sources portent les noms caractéristiques de Sidna
Daoud (notre seigneur David) et Sidna Moûsa (Moïse). L'eau
chaude arrivait à l'oued, non loin d'un caroubier sous lequel avaient
lieu les sacrifices des poules achetées, aux abords de la piscine.
Le debbah, virtuose en son genre et qui ne chôme guère, jette
la volaille égorgée qui asperge de son sang les abords de
l'arbre, puis il la plume dans le ruisseau ; les clients l'emportent et
la mangent, sauf le foie. En 1950, le tarif d'égorgement était
de 20 francs, et le debbah en tuait jusqu'à cent par jour pendant
la saison. Quand je revins l'année suivante, le caroubier avait
disparu, emporté par une crue avec une surface considérable
de terre. On continuait les sacrifices sur le nouveau cours du ruisseau
ferrugineux. A quelques centaines de mètres en amont, sur l'autre
rive, après le pont, une autre source chaude très vénérée
sort d'une petite grotte de Sidi Slîmâne sous un toit de branchages
couvert de chiffons votifs.
-----------Dans
la vieille région berbère du Guergoûr, à neuf
kilo-mètres de Lafayette, près des ruines romaines, le
Hammâm-Guergoûr a pris comme patron le saint musulman
Sidi el Djoûdî Belhâjj, venu, dit-on, de la Seguiat
el Hamra, au XV" siècle, avec six compagnons. C'est lui qui
aurait fait jaillir la source avec son bâton, et même douze
sources comme Moïse (Coran, II, 57). Ces eaux guérissent les
rhumatismes, la gale, les plaies, les maladies des femmes et la stérilité.
En 1932, la source du bain des femmes coula rouge : Sidi Djoûdî
était mécontent d'une femme de mauvaise vie qui y avait
dormi. (On retrouve parfois dans ces thermes, à Hammâm-Meskoutine,
par exemple, comme dans les grottes, le thème de la noce pétrifiée
ou des fornicateurs changés en pierres, fréquent aussi en
Europe, et qui semble se rattacher, lui aussi, à d'antiques cérémonies.)
Le jour de ziara est le vendredi. Les israélites viennent, en grand
nombre, de Lafayette et de Sétif pour se soigner et allument des
cierges pour marier leurs filles. On croyait voir autrefois des femmes
mystérieuses se baigner la nuit, des vieillards à barbe
blanche et des ânes ; mais ces phénomènes sont devenus
rares. Le saint est enterré au cimetière, sans qoubba (celle
qu'on essayait de construire croulait la nuit). Dans la montagne, le Ghar
Dakis, la grotte de Décius, peut-être une des Cavernes des
Sept Dormants, comme celle des Ouled-Anteur (Boghari) (1), conduit à
un fleuve souterrain aux émanations sulfureuses ; on le dit hanté
par un nègre à sept têtes qui crachent du feu, ou
par un dragon, gardien d'un trésor.
-----------Sidi
Djoûdî aurait, dit la légende, détourné
l'oued Bousellam du Hodna vers l'oued Sahel et la mer, pour punir le saint
de Msila, Sidi Boujemline, qui l'aurait mal reçu, ou pour donner
une leçon à un riche qui lâchait ses chiens sur les
pauvres, l'avait chassé quand il était venu en mendiant,
et bien reçu quand il était venu bien habillé (2).
Emile DERMENGHEM.
(1) Les fameux chrétiens
d'Éphèse persécutés sous Décius, et
dont parle la sourate XVIII du Coran.
(2) Je dois à M. Plault les renseignements sur le Hammâm-Guerguoûr.
Sur les eaux thermales, voir notamment : Hanriot, Les eaux minérales
de l'Algérie, 1911. Informations Algériennes, 1er février
1942. A. Cour, Le culte du serpent..., art. cit., bull. Soc. Géo.
Oran, 1911, p. 65 (Hammàm-Boû-Ghara, Sidi-Boû-Adjela...).
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