Le culte des saints dans l'Islam maghrébin
---UN NOUVEL ET IMPORTANT OUVRAGE DE M. EMILE DERMENGHEM--
Algeria et l'Afrique du nord illustrée, revue mensuelle, février 1955, n° 40 . Édition de l'Office Algérien d'Action Économique et Touristique (OFALAC), 26 bd Carnot ou 40-42, rue d'Isly, Alger
sur site le 24-9-2005

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-----------L'OBSERVATEUR le plus superficiel des moeurs et coutumes locales en Afrique du nord ne manque jamais d'être frappé par la fréquence de ces qoubbas laiteuses, jalonnant les crêtes ou cachées dans l'ombre d'oliviers séculaires.
-----------Communément désignées sous le nom de "marabout ", ces bâtisses sacrées témoignent de l'importance prise par le culte des saints dans l'Islam maghrébin.
-----------L'étude approfondie de ces croyances religieuses et l'observation des rites qu'elles ont suscités passionnent, depuis plus de dix années, notre collaborateur Emile Dermenghem. Ses recherches, patiemment mûries, viennent de donner leur fruit sous la forme d'un gros ouvrage, publié dans la collection " L'espèce humaine " que dirige Michel Leiris aux éditions Gallimard. Synthèse remarquable, ce livre a tous les caractères d'un document définitif sur la question.

-----------Une première partie expose les concepts, une seconde définit les personnages historiques et folkloriques, une troisième décrit les sanctuaires et les rites propitiatoires, déprécatoires, sacrificiels, dont ils sont l'occasion. La quatrième partie concerne les fêtes collectives : pèlerinages urbains, rassemblements dans la montagne berbère ou sur les hauts plateaux arabes. Le rôle antique du " lieu saint ", des vieilles initiations, est mis en relief. La dernière partie traite des rites, spécialement extatiques, et des confréries.
-----------Ouvrage d'érudition, certes, mais appuyé tout entier sur l'observation directe. La sécheresse de l'étude sérieuse est tempérée par des descriptions vivantes dans leur sobriété, parfois étonnantes comme celle d'une réunion d'aïssaoua, ou du " diwan " noir d'Alger.
-----------La notation pittoresque y voisine souvent avec la remarque philosophique ou historique. C'est ainsi que l'auteur écrit, à propos de Choûdzî Al Halwî, le saint " marchand de bonbons " de Tlemcen :
" ... Et se mettant à cheval sur un roseau,
comme font pour jouer les enfants, il partit en caracolant vers Bab-Kechchout. Ibn Marâ, qui avait une lance, la cassa pour s'en faire un bâton et le suivit dans la même position, et tous deux s'installèrent pour y vivre retirés du monde, dans le trou d'un rocher, près de Bab-Kechchout. "
-----------Et plus loin, au sujet des Kechaïchis : " .. La spécialité de ce groupe maraboutique de la commune mixte de Barika, est de dire n'importe quoi, tout ce qui leur passe par la tête, même des grossièretés, ce qui est une technique prophétique éminemment surréaliste. "
-----------Du chapitre consacré à Aboû Madiân (Sidi Bou Médine) on peut, dans un autre esprit, extraire ces lignes remarquables :
-----------" ... Après avoir favorisé la pensée libre et encouragé les philosophes, Ya'qoûb et Mancoûr, engagé dans la guerre, avait jugé nécessaire de s'appuyer sur ce qu'on appelle les forces spirituelles, et il avait sacrifié les philosophes, Averroès, et même les mystiques, au clergé des ulemas et des foqaha, ennemis de la spéculation. De ce revirement date, sans doute, le principe de la décadence intellectuelle du monde musulman, qui eut tout juste le temps de passer la philosophie à l'Europe, tandis que le çoufisme s'abritait dans les organisations confrériques ".
-----------L'auteur, qui se défend de porter trop de jugements extérieurs sur ce qu'il veut avant tout décrire, exprime cependant son opinion personnelle en ces termes :
-----------" ... La conception proprement métaphysique et mystique de la sainteté n'est jamais complètement absente des conceptions même grossièrement symboliques, des mythes pittoresques, des légendes puériles et des rites presque magiques. "
-----------Le " choc poétique ", la satisfaction esthétique que peut procurer l'étrange, ne sont pas tout ; il s'agit aussi de comprendre, avec objectivité et sympathie, que les hommes sont en même temps très différents et très semblables.
-----------Les similitudes sont plus profondes que les dissemblances, et sous les apparences les plus extravagantes se retrouve à chaque instant une fondamentale unité.
-----------Les lecteurs d"Algeria " connaissaient déjà les articles de Al. Dermenghem sur les fêtes et les sanctuaires de Blida, Sidi Mohammed ben Aouda, Ouargla... Ils trouveront ci-après, extraits des bonnes feuilles de son livre, des passages significatifs sur les rites pleins de saveur et de poésie où l'arbre, les pierres, les bois, les grottes, les sources sont autant de signes au travers desquels se matérialise l'esprit des saints.

G. B.

LES ARBRES

-----------LES arbres le plus souvent consacrés (nous employons ce mot, car il ne s'agit pas d'une dendrolâtrie, d'une adoration de l'arbre, pas plus que de la source, mais de la relation mystique et poétique entre l'arbre et le sacré ) sont naturellement les espèces autochtones ou le plus anciennement acclimatées : en premier lieu, l'olivier, l'arbre palladien, mais sous sa variété sauvage
d'oléastre : zebboûja. Puis, en tenant compte des régions : le caroubier, le figuier, le lentisque ; un peu moins souvent : le micocoulier, le chêne, le genévrier oxycèdre (thaqa), le frène, le thuya, le cassie, acacia farnesiana (bâna, chouk-et-bân) ; exceptionnellement, semble-il : le cèdre (,meddâd), le platane, l'acacia, l'ormeau (nchem). Dans le Sud, on trouve surtout le palmier, le pistachier (bethoûm ), le jujubier (cedra), parfois le tamaris ou ethel (tharfa)et l'acacia gommier ou thalha.
-----------Un arbre de catégorie vulgaire et d'acclimation récente peut être sacralisé par son emplacement. C'est le cas du ficus banal, semblable à des centaines d'autres des trottoirs, qui se trouve au croisement des rues d'Isly (voir cette rue),Dumont-d'Urville et Henri-Martin, à Alger. Sa base est teinte de henné ; de pieuses femmes, à la longue mémoire, touchent son tronc, portent leurs mains à leurs lèvres et à leur front, vont visiter, le jeudi, la source dans une arrière-boutique, de l'autre côté de la rue. C'est que l'arbre pousse sur l'emplacement de la tombe de Sidi Ali Zouaoui, dont le cimetière a été supprimé par les travaux d'urbanisme. Le souvenir du peuple persiste, et l'oukil de Sidi Abdelkader, sur les quais, continue à faire brûler du coriandre en l'honneur du saint condamné injustement à mort.
-----------Les arbres vénérés ont souvent des noms propres, qu'ils soient isolés ou voisins du sanctuaire. Ombrageant la terrasse de Sidi-Mejebbar, à Bouzaréa (voir ce lieu), un vieil olivier sauvage à plusieurs branches maîtresses auxquelles on accroche des chiffons, au pied desquelles on fait brûler du jawî et entre lesquelles on tourne, porte le nom de Imma Zineb (Maman Zineb ). On appelle de même un autre oléastre en buisson, touffu, plein de sève, près de la ferme Vulpilières, sur le chemin des Petites Grottes, ou Ghouirane ; un gros olivier au pied du monticule de Sidi-el-Habchî (Souma) ; un magnifique caroubier près du cimetière de Sidi-Ahmed-Zahzah, entre Saoula et Birkadem (voir ce village) ,de l'écorce duquel on fait du talc pour les bébés et de la tisane pour la coqueluche. Sidi Bouchéchia est un grand oléastre au tronc blanchi à la chaux jusqu'à un mètre, à l'entrée du lycée de Ben-Aknoun (voir ce lieu). Tout un attirail de lampes, de braseros et de bougies s'abrite dans son vieux tronc et un fil de fer est tendu pour porter commodément les chiffons votifs. Cet homme à la chéchia est-il un personnage enterré jadis à cet endroit ? On ne saurait l'affirmer. On l'invoque surtout pour les enfants ; et les pauvres profitent du couscous qu'on envoie à l'occasion d'un voeu ou d'une réjouissance.
-----------Parfois, on donne tout simplement le nom de l'espèce : Lalla Bathma, Madame la Bathma (nom d'unité de bthoûm, pistachier-térébinthe), sur la piste de Hdjar-Hazzoum ; Lalla Za'roura à Bkira, pour un dolmen qui devait ombrager jadis un azerolier .
-----------A Nemours, Sidi Boudjema'a est le maître du palmier (moul-en-nakhla). Il guérit principalement la coqueluche et la toux. On fait des colliers avec des lanières de ses palmes que l'on porte trois ou quatre jours et que l'on dépose ensuite au pied de l'arbre .
----------Comme la plante télépathique des contes merveilleux, le végétal peut avoir une relation mystique avec le saint et son efficacité : aux Chorfa des Beni-Ghobri d'Azazga, près de la qoubba de Sidi Bahloûl leur ancêtre, une petite zebbouja est verte quand il est " présent ", sèche quand il est " absent ".
-----------L'arbre saint est parfois entremêlé à un autre, sans qu'on puisse savoir si ce " mariage d'arbres ", qui fait penser à ceux du Dekkan (Cf. J. Boulnois, le caducée et la symbolique dravidienne indo-méditerranéenne, 1939.), est voulu ou conscient. A Sidi-Châref, près de Blida, c'est un très vieux lentisque qui s'enlace à une zebboûja. Sur le sentier de Sidi-Moûsa (Souma), un lentisque chargé de chiffons entoure le tronc d'un micocoulier. Au fond de la prairie où a lieu la fête de Sidi el Habchi (Souma), rive droite de l'oued Bouchemla, au temps des figues, derrière une rustique moçalla, murette de pierres brutes avec une courbure au centre pour indiquer la direction de la prière, la longue racine projetée par un caroubier enserre le pied d'un vieil olivier sauvage.

LES BOIS SACRÉS

-----------L'ARBRE peut être groupé en bosquet. C'est ce qui se passe pour beaucoup de cimetières, abandonnés ou non. Le caractère sacré conféré à ces bois nous vaut les magnifiques oliviers sauvages de Sidi-Ahmed-el-Kébir, de Sidi-Ali-Gayyoûr, de Sidi-Lekhal, etc... ; le cèdre géant de Baba-M'hammed et les chènes, oliviers, micocouliers qui l'accompagnent. Parfois, le cimetière n'existe pas ou n'existe plus. Le " bois sacré " de Sidi-Ya'qoûb, à Blida, jardin public, mais où l'on fait toujours la ziara le samedi, est formé d'oléastres, plusieurs fois centenaires, que la légende fait naître des piquets de la tente du saint pèlerin. Les rochers des Quarante Saints, d'où tombe la cascade de Bérard, sont parsemés d'immenses arbres chargés d'ex-votos.
-----------Très souvent, le cimetière est désaffecté ; les tombes, envahies par la végétation, se distinguent à peine, sauf certaines, connues des initiés. Avec un peu d'habitude, on reconnaît ces bois saints devant lesquels passe le profane sans rien soupçonner. Rien n'est plus émouvant que de pénétrer dans leur ombre. Au pied de l'Atlas de Rovigo, un bois de grands micocouliers et d'oliviers sauvages abrite des traces de tombes et celle de Sidi Amar, avec ses lampes votives. Plus loin, le bois de Sidi-el-Mokhfi cache la tombe du " saint inconnu " dont on prend la terre pour se frotter le corps. Sur les hauteurs de Bouzaréa, au centre d'un cimetière, un bosquet de chênes nains et de palmiers nains, voué à Sidi Abdallah et Hamri, cache tout d'abord une petite niche de pierres plates blanchies à la chaux, pleine de lampes et de bougies, puis une tombe minuscule en forme de B et une coupolette pleine de lampes, de petits braseros, de pièces de cinq francs, accompagnée de tas de pierres ; le tout, soigneusemnt chaulé. La petite tombe serait celle du père, la grande celle du fils. Dans le bois de Sidi-Youssef, avant la forêt de Baïnem, au milieu de champs cultivés, on trouve beaucoup de plumes de poules, sous les oliviers, lentisques et palmiers nains, autour d'une petite tombe ruinée et d'une autre qui se trouve dans une sorte de cour carrée au sol pavé, aux murettes d'un mètre de haut. Le vendredi et le samedi, les initiés viennent y égorger des coqs et cuire le couscous. On vient aussi, en partie de campagne, manger le couscous ou boire le café sous les zebboujes de Sidi-Rouchdi, dans une autre partie du massif, où des braseros et des bougies accompagnent deux vagues tombes que les propriétaires voisins projettent de restaurer.
-----------Comme la religieuse terreur qui émanait des bois sacrés des Gaules faisait reculer les haches des soldats de César, les arbres saints du Maghreb imposent le respect et l'amour. La sève qui monte de leurs puissantes racines sort de la terre maternelle pour l'élever vers le ciel et unir les deux mondes. La charrue s'arrête devant eux. On ne coupe pas leurs branches ; on laisse pourrir à terre celles qui sont tombées de vieillesse.
-----------Et nous retrouvons ce respect des arbres dans Ies pays les plus divers. Autour de la tombe, en Mauritanie, du cheikh Fadhel, mort en 1901, il est interdit de détruire la vie, animale ou végétale (Odette de Puigaudeau, Laziara du cheikh Mohammed Fadel. bulletin 1.F.A.N., octobre 1951, pp. 1218-1220. ). Les Arabes ne cassent pas les branches des arbres saints, tel le Salhah, des Bély, chargé de chiffons, de colliers et de bracelets (Janssen et Savignac, Contantes des Fugani Mission archéologique en Arabie, 1911 (1920), p. 55. ). Les fellahs de la Haute-Egypte continuent à respecter le tronc mort de l'arbre du cheikh Çabr, à y enfoncer des aiguilles auxquelles les femmes enroulent des cheveux.
-----------Il faudrait avoir bien peu le sens du mystère pour ne voir, dans ces cultes, que grossière superstition, pour ne pas ressentir le respect religieux qui émane de ces bosquets, semblables à ceux qui furent peut-être les premiers temples de l'humanité, qui perpétuent, parmi nous, les chênes de Dodone et ceux des Druides, les bois de Déméter et d'Artémis, celui de Némi avec son Rameau d'Or, point de départ des douze volumes de Frazer, les forêts d'Afrique noire, résidence des ancêtres et lieu d'initiation des adolescents, l'alsos des bords de l'Ilissus, où commence l'immortel dialogue de Phèdre sur le rôle transfigurateur de la beauté. Les hommes continuent à y renouveler le pacte avec la nature dont les éléments de majesté et de grâce révèlent, aux coeurs simples, la surnature et l'éternelle énergie avec laquelle ils établissent le contact...

LES SOURCES

-----------L 'EAU du lieu saint n'est pas moins importante, comme
élément de transmission de la baraka, les sanctuaires ont souvent des puits (comme plusieurs cathédrales près de l'autel de la Vierge) dont le rôle est plus encore mystique que pratique. On boit de l'eau, on en emporte chez soi, on l'utilise pour des aspersions ou des douches. (Sidi Yahya de Birmandreïs, Sidi Abderrahmân et Sidi Mhammed ben Abderrahmân d'Alger., Sidi Mhammed ben Mejdouba de Bouzaréa, Sidi Boumédine et Sidi Daoudî de Tlemcen, etc...).
-----------On aime à penser que certains de ces puits (Sidi-Daoudi, Bîr-Barouta de Kairouan) communiquent mystiquement avec Bîr-Zemzem, prototype du puits sacré, à la Mecque.
-----------L'aspect, plus courant encore, de l'eau, surtout dans les montagnes, est la source. Il en était de même, on l'a souvent dit, en Gaule, avant et après l'expansion du christianisme, lequel a fini par le tolérer souvent, à mesure que le paganisme cessait d'être dangereux. Ces sources saintes sont nombreuses dans l'Afrique du Nord et jusqu'au coeur des grandes villes modernes. Nous avons cité celle de Sidi-Ali-Zouaoui, qui continue à couler sur des roches de tuf, au fond d'un magasin de la rue d'Isly, éclairée au néon. Quand la source à disparu, à la suite des travaux d'urbanisme, on s'adresse à un robinet (Sidi-Abdelkader) des quais d'Alger ou à une fontaine publique (Sebaa-Aïoûn) de Saint-Eugène. La source est souvent même l'élément essentiel du pèlerinage. C'est près d'elle que l'on fait les nechras, sacrifices de volailles. A Sidi-Hamoûda, de la montagne de Rovigo, on
commence par visiter les maisons à toits de tuiles de Sidi Amar, Sidi Mohammed et Sidi Hamoûda leur père, puis on va se laver dans celle où coule la source qui gué-rit notamment les maladies de peau, à l'abri d'un grand micocoulier et d'un très vieil ormeau.

----------A l'aïn-jereb (Sidi-Aïssa de Souma) qui guérit la gale, comme son nom l'indique, et où l'on s'arrête souvent avant de monter à la cascade de Sidi-Moussa, la source est dans un bois de vieux oliviers sauvages. A Baba-Hassan, â chaque extrémité du village, on visite Sidi Hassan le père et Sidi Hassan le fils : le premier est un bassin clans un bosquet près d'un olivier à demi-mort, au creux brûlé, plein de lampes, de braseros et de bougies ; au fond un second bassin voûté où l'on fait entrer les malades, les nerveux surtout. Des gravures d'il y a un siècle les représentent cou-verts d'une gracieuse construction à colonettes déjà en ruines. Le second bassin est au fond d'une qoubba avec henné, lampes, bougies et braseros ; une petite cahute extérieure permet les ablutions et les douches.
-----------A Témacine, c'est dans un grand lac, hanté par les bahriât, filles de la mer, que les malades se baignent.

POISSONS ET TORTUES

-----------BEAUCOUP de ces sources sont peuplées de poissons et de tortues auxquels on apporte à manger et se garde de faire du mal. Certaines sont bien connues : Aïn-el-Hoiît, à huit kilomètres de Tlemcen, où vont les confréries le lendemain du rkab de Sidi Bcumedine ; tortues de Sidi Abderrahtnân et Garsi, dans les ruines d'Aggersel ; tortues et poissons de Sidi Hamida, à Mondovi ; de Sidi Heddi, patron des gyrovagues Haddaoua, amis des chats ; source de Lalla Takerkouzet à Amizmiz, où les fous trempent leurs pieds enduits de pâte de pain que mordillent les tortues ; celle de la grotte d'Imin ou Ifri, aux environs de Demnat, vénérée elle aussi par les juifs et les musulmans, où Doutté a recueilli une légende du cycle de Persée et de la jeune fille délivrée du monstre, très significative des anciens rites d'initiation...
-----------A Chelia , Rabat, dans les ruines de l'ancienne chambre d'ablution, coule une excellente source où vivent des tortues et des anguilles familières dont la reine, devenue depuis longtemps invisible, serait une vieille anguille pourvue de cheveux et de pendants d'oreilles. Le dimanche, aux heures chaudes, où les génies sont virulents (le démon de midi), dangereux, mais plus facilement accessibles, les femmes font des fumigations aux bords du bassin, y jettent des morceaux de tripes et des boulettes de pâte en disant : " Reprends ton sort, toi que nous accusons de nous l'avoir donné ; ce sort s'est abattu sur nous et nous le rejetons sut vous ".
-----------En remontant la vallée de Sidi-Mejebbar (Bouzaréa ), sur l'autre rive, on voit une petite construction, en partie voûtée, abritant deux bassins ; c'est la acuina, la petite fontaine de Sidi Amar. Un propriétaire, qui voulait empêcher de passer, est mort subitement, raconte-t-on. Les femmes viennent s'y ablutionner et faire le café avec son eau. Elles croient parfois voir un reflet, un poisson bleu, le assas, le gardien de la source, répondre à leurs youyous. Peut-être ce poisson est-il imaginaire. Celui de Lalla Dergana, la Dame mystérieuse, est parfaitement vivant. Bien peu, sans doute, des estivants d'Aïn-Taya connaissent le vieux cimetière de Lalla Dergana, à trois kilomètres de la mer, dans la presqu'île du cap Matifou (voir ce lieu). Les vieilles algéroises savent que c'est là qu'il faut venir pour les maladies invétérées.
-----------Après les palissades de roseaux, qui ménagent des abris pour les pèlerins, après les tombes ombragées de figuiers, oliviers et cyprès, s'élève une maison rectangulaire d'une dizaine de mètres, à toit de tuiles à deux pentes, sans plafond, en bon état. Une porte et un mihrâb défoncent la partie est. En face de la porte, un catafalque classique recouvre une banquette de maçonnerie avec deux trous pour prendre de la terre avec laquelle on fera l'ablution sèche. Au-dessus s'allonge une étagère chargée de lampes. Du côté de la tête, un pilastre est cou-vert d'applicaticns de mains ouvertes au henné (pour avoir des enfants (. Sur les murs, dessinés au henné, douze arbres schématisés. Le jour de visite est le mardi. Les Ammariya viennent faire ici leur hadhra, comme à Sidi Mejebbâr de Bouzaréa, comme à Sidi Embarek de 1'Harrach, Maison-Carrée.
-----------En contre-bas, après un figuier couvert de chiffons, au centre d'un espace fermé de roseaux verts, un bassin carré recueille les eaux d'une petite source. Dans sa maçonnerie, des trous assez profonds abritent les poissons, un grand et des petits. Dans un creux sont déposées des bougies neuves. Le grand poisson se nomme Msaoûd. Il est, me dit l'oukila, gros comme le bras, a près d'un mètre et des oreilles. Il n'aime que le blanc d'oeuf cuit. Je n'ai que de la mie de pain qui ne le tente pas. Les youyous n'ont pas plus de succès. Je ne saurai pas s'il s'agit d'une anguille ou d'une autre espèce. D'ailleurs, nous sommes en plein ramadhân, il est près de midi ; et je suis mal tombé. On me raconte pourtant qu'un paralytique a été récemment guéri, après avoir fait sept fois le tour de la Dame mystérieuse ; qu'une Française, que les médecins les plus coûteux avaient soignée vainement, fut guérie ici, après avoir offert un coq et de la semoule. On égorge, en effet, des volailles, au bas de la source.
-----------On jette, dans celle-ci, du henné, des gâteaux dits mahareks, du lait, du benjoin, de l'eau de Cologne ou de fleur d'oranger, et des veufs durs, mets favori du capricieux Msaoûd. Quand tout va pour le mieux, celui-ci sort de son trou, mange et s'enroule autour du malade.
-----------Il ne faut voir dans tout cela aucun " totémisme ", non plus qu'aucune " zoolâtrie ". Les poissons sacrés sont la concrétisation vivante de la sainteté du lieu. Ils peuvent aussi, parfois, être considérés plus ou moins comme des génies, au sens large et vague ; forces évidemment très archaïques qui se sont mises plus ou moins nettement au service d'un saint musulman - ou d'un nom de saint plus ou moins arbitraire.


-----------Il arrive aussi que les animaux qui hantent un lieu plein de baraka profitent de celle-ci qui rejaillit sur eux, sans plus. Sidi Heddi, chez les Beni-Arous et Sidi Bou Ghâleb, aux portes de Fès, accueillent des chats que nourrit la charité des fidèles
et les petits oiseaux des mosquées du Mzab, qu'on laisse boire dans les gargoulettes à ablution, sont dits, par affinité, marabouts " sans être l'objet d'aucun culte (1).
(1) Sur les poissons sacrés, voir notamment : Lucien, Déesse syrienne, trad. Alario Mounier, 1917, pp. 63-65, III et suiv. ; A. Luise, Les mythes babyloniens et lu Genèse, p. 90 ; Cumont, Religions arien-Iules drues le paganisme romain, 1929, p. 109 ; Etudes syriennes, pp. 22, 30 ; Saintvves, Essai sur le folklore biblique, 1922, pp. 393-398Dussaud, Revue archéolég., 1901, II, p. 2-17 ; Gruillot, Cybèle, p. lali Pline, Hist. nul., XXXII, p. 2 ; ]dieu, I)enat, XII, p. 30 ; Ibn Batouta, I'oyages, III, 1858, p. 179 ; G. Capus, A travers le royaume de Ta-merlan, 1892, p. 189 ; etc...

CASCADES

-----------LES cascades (cherchâr, plur. chrâcher) sont souvent des lieux de pèlerinage particulièrement séduisants, dans les forêts et les montagnes. On vient s'y baigner et chanter des tahouâf et des taqdâm.
-----------Une des plus célèbres dans l'Algérois était celle des Quarante Saints, au-dessus du village maritime de Bérard (voir ce lieu) et de la route de Tipasa, avant le Tombeau de la Chrétienne. Le lieu est toujours vénéré ; les trous de rochers sont pleins de bougies, les arbres couverts de chiffons. L'eau tombe du haut, dans un bassin assez large ; mais la municipalité a fait récemment clore celui-ci d'un grillage avec un écriteau " défense de se baigner ". Les gracieuses baigneuses de la miniature de Racim ne pourront plus venir y chanter des tahoxâf à leurs soeurs : les nymphes invisibles. Elles ont encore, dans l'Atlas blidéen, dans la haute vallée de l'oued Khémis, la cascade intarissable de Sidi-Moûsâ-ben-Naceur-boû-Châgoûr.
-----------Ce chérif idrisside (selon la tradition et selon l'inscription de sa tombe) disciple de Sidi Ahmed et Kébir, est enterré dans un site magnifique, plein de verdure et où l'eau sort de toutes parts.
-----------Près d'un village d'une quarantaine de feux, la zaouïa comprend une petite mosquée avec école coranique, des chambres pour les pèlerins, la salle funéraire sous une coupole octogonale sur quatre trompes. Au-dessus et au nord du village, dans une fente de la montagne, une haute cascade verse une eau délicieuse. Au bord du sentier qui y mène, une petite maçonnerie, en demi-lune d'un mètre de diamètre, sert à recevoir les poules égorgées à sa droite par un debbâh, que l'on plume aussitôt mortes et dont on laisse le vent éparpiller les plumes. Une autre cascade, plus haut, est dite le keskess, car l'eau coule comme à travers la passoire d'un couscoussier.

-----------Le bassin de la cascade peut se cacher avec des claies de roseaux ou des tentures attachées aux arbres, pour permettre aux femmes de se baigner à l'aise. Les jours d'affluence, les douches sont prises à tour de rôle, sous la surveillance d'un marabout de la zaouia, le matin par les hommes puis les femmes, l'après-midi de même.
-----------Les khouan des confréries, notamment les Aïssaoua de Blida, viennent, en général, pour le grand pèlerinage et dansent tout la nuit. Les Beni-Miscera processionnent sept fois autour de la qoubba, au son des bendaïr et des ghaïtas et du heurt des bâtons. A la fin, ils tombent les uns sur les autres en criant : A Sidi Moûsâ !

SOURCES THERMALES

-----------IL est naturel que le phénomène des eaux chaudes (hammâm) frappe les imaginations, inspire des légendes et soit d'autant plus facilement rapporté à des forces bienfaisantes que les effets curatifs sont indéniables. De noirs génies au service de
Sidi Slîmân, qui n'est autre que Salomon, sont venus préparer, dit-on, des bains chauds sur sa route... Une des plus célèbres sources thermales est Hammâm-Melouane, " le bain chaud coloré ", dans l'Atlas des Beni-Khelîl. On pénètre, dans ce dernier, par un étroit passage creusé par l'Harrach entre deux rochers. Sur la rive gauche se trouve la grotte de la Sloughia : c'est la chienne du conquérant Sidi Abdallah ben Ja'far, lequel fendit, avec son sabre, cette montagne Megrouna. La grotte s'allonge entre deux trous face à l'oued. Les dévots entrent par l'un et sortent par l'autre, trois ou sept fois. A l'entrée du village, avant l'établissement thermal moderne, se dresse, sous un grand caroubier, la roche de Lalla Arousa, la Mariée, dans le creux de laquelle on brûle des cierges et du jaoui. Celles qui redoutent de devenir vieilles filles déposent de petites poupées faites de deux baguettes ficelées en croix.
-----------L'ancienne piscine, celle qui a conservé le plus de caractère religieux, est sous un bâtiment en forme de qoubba construit par un des derniers deys. Des ex-votos, plaques de marbre qui doivent venir de la même fabrique que ceux de Notre-Dame d'Afrique, portent : " Reconnaissance à Sidi Slimane... Merci à Hammam Melouane... ". Deux autres sources portent les noms caractéristiques de Sidna Daoud (notre seigneur David) et Sidna Moûsa (Moïse). L'eau chaude arrivait à l'oued, non loin d'un caroubier sous lequel avaient lieu les sacrifices des poules achetées, aux abords de la piscine. Le debbah, virtuose en son genre et qui ne chôme guère, jette la volaille égorgée qui asperge de son sang les abords de l'arbre, puis il la plume dans le ruisseau ; les clients l'emportent et la mangent, sauf le foie. En 1950, le tarif d'égorgement était de 20 francs, et le debbah en tuait jusqu'à cent par jour pendant la saison. Quand je revins l'année suivante, le caroubier avait disparu, emporté par une crue avec une surface considérable de terre. On continuait les sacrifices sur le nouveau cours du ruisseau ferrugineux. A quelques centaines de mètres en amont, sur l'autre rive, après le pont, une autre source chaude très vénérée sort d'une petite grotte de Sidi Slîmâne sous un toit de branchages couvert de chiffons votifs.
-----------Dans la vieille région berbère du Guergoûr, à neuf kilo-mètres de Lafayette, près des ruines romaines, le Hammâm-Guergoûr a pris comme patron le saint musulman Sidi el Djoûdî Belhâjj, venu, dit-on, de la Seguiat el Hamra, au XV" siècle, avec six compagnons. C'est lui qui aurait fait jaillir la source avec son bâton, et même douze sources comme Moïse (Coran, II, 57). Ces eaux guérissent les rhumatismes, la gale, les plaies, les maladies des femmes et la stérilité. En 1932, la source du bain des femmes coula rouge : Sidi Djoûdî était mécontent d'une femme de mauvaise vie qui y avait dormi. (On retrouve parfois dans ces thermes, à Hammâm-Meskoutine, par exemple, comme dans les grottes, le thème de la noce pétrifiée ou des fornicateurs changés en pierres, fréquent aussi en Europe, et qui semble se rattacher, lui aussi, à d'antiques cérémonies.) Le jour de ziara est le vendredi. Les israélites viennent, en grand nombre, de Lafayette et de Sétif pour se soigner et allument des cierges pour marier leurs filles. On croyait voir autrefois des femmes mystérieuses se baigner la nuit, des vieillards à barbe blanche et des ânes ; mais ces phénomènes sont devenus rares. Le saint est enterré au cimetière, sans qoubba (celle qu'on essayait de construire croulait la nuit). Dans la montagne, le Ghar Dakis, la grotte de Décius, peut-être une des Cavernes des Sept Dormants, comme celle des Ouled-Anteur (Boghari) (1), conduit à un fleuve souterrain aux émanations sulfureuses ; on le dit hanté par un nègre à sept têtes qui crachent du feu, ou par un dragon, gardien d'un trésor.
-----------Sidi Djoûdî aurait, dit la légende, détourné l'oued Bousellam du Hodna vers l'oued Sahel et la mer, pour punir le saint de Msila, Sidi Boujemline, qui l'aurait mal reçu, ou pour donner une leçon à un riche qui lâchait ses chiens sur les pauvres, l'avait chassé quand il était venu en mendiant, et bien reçu quand il était venu bien habillé (2).

Emile DERMENGHEM.

(1) Les fameux chrétiens d'Éphèse persécutés sous Décius, et dont parle la sourate XVIII du Coran.
(2) Je dois à M. Plault les renseignements sur le Hammâm-Guerguoûr. Sur les eaux thermales, voir notamment : Hanriot, Les eaux minérales de l'Algérie, 1911. Informations Algériennes, 1er février 1942. A. Cour, Le culte du serpent..., art. cit., bull. Soc. Géo. Oran, 1911, p. 65 (Hammàm-Boû-Ghara, Sidi-Boû-Adjela...).