-----Les juifs de métropole, face
aux événements d'Algérie, furent tout aussi divisés
que les autres Français. leurs opinions furent également
tout aussi mouvantes entre 1954 et 1962. La prudence, et parfois les silences,
des institutions juives de France furent l'objet de contestations au sein
de la communauté. L'écrivain juif progressiste Rabi y vit
le signe d'un "glissement du monde juif
dans son ensemble de la gauche vers la droite" qui le
désolait d'autant plus que le catholicisme français effectuait
le trajet inverse. Il proposait quelques explications "C'est
la vulnérabilité de la minorité juive en France,
son absence de maturité politique, son défaut de confiance
en soi, la pression de la communauté algérienne, la crainte
de ne pas paraître assez patriote, enfm le souci de tenir compte
de la position de l'Etat d'Israël à l'égard des pays
arabes( ... )Ce qui a surtout manqué, c'est la pression de la base."
-----De nombreux juifs français s'étaient
pourtant impliqués dans ce que certains appelleront plus tard "la
résistance française à la guerre d'Algérie".
Parmi les intellectuels de gauche, ils furent nombreux, actifs et parfois
engagés très avant dans cette lutte : protestations contre
la torture, appels à la négociation avec le FLN, à
la mobilisation "antifasciste" au temps de l'OAS et pour quelques-uns
soutien aux insoumis, voire aux réseaux du FLN. Toujours selon
Rabi: "Devant la carence tragique de la communauté, il ne
restait plus, à ceux qui voulaient s'exprimer, qu'à le faire
en dehors d'elle. Ces hommes, qu'on affirmait juifs, n'avaient en fait
avec la communauté structurée que les liens assez lâches
ou pas de liens du tout. Et cependant, sans même le savoir, ils
parlaient au nom de cette communauté( ... )C'est bien à
la violence justicière de la prophétie qu'ils obéissaient"
. Proche des milieux anticolonialistes, l'auteur reconnaissait, tout en
le regrettant, que de tels engagements furent des exceptions. Pourtant
pour minoritaires qu'elles fussent, et sans doute parce que voyantes,
ces prises de position de juifs Français anticolonialistes parurent
refléter une opinion juive métropolitaine. Ainsi un intellectuel
engagé dans l'autre camp comme Jacques Soustelle, pourtant toujours
proche des milieux juifs, crut-il à un profond hiatus entre les
juifs français et leurs frères d'Algérie : "Les
israélites métropolitains, à peu d'exceptions près,
ont complètement failli à observer un minimum de solidarité
envers leurs cent trente mille coreligionnaires d'Algérie."
Selon lui, ces derniers "ont joué un rôle de premier
plan dans la résistance à l'abandon". Et
Jacques Soustelle d'observer que cet engagement des Juifs d'Algérie
dans le combat pour l'Algérie française, loin d'être
contradictoire avec leurs engagements antérieurs pour la gauche
socialiste puis pour les gaullistes, en était d'une certaine façon
l'aboutissement logique.
-----Dans le même ordre d'idées,
citons également les explications avancées par l'Historien
Claude Martin qui, s'il n'était guère philosémite,
était indubitablement l'un des meilleurs connaisseurs de cette
communauté, à laquelle il avait consacré, un quart
de siècle plus tôt, une substantielle thèse de doctorat
d'Etat ès-lettres. selon ce chantre de l'Algérie française,
le point essentiel était le suivant : "Les israélites
algériens n'étaient plus les brebis tremblantes de l'époque
turque ou même du début du siècle. On a souligné
maintes fois l'ascension sociale(...), on a moins dit que le service militaire
et la pratique des sports les avaient considérablement endurcis.
L'exemple d'Israël en lutte avec les Arabes et le triste sort de
beaucoup de juifs les incitaient à défendre leur place au
soleil." Cette fusion tardive, mais complète de l'élément
juif dans la colonie de peuplement française d'Algérie avait
déjà été remarquée par quelques observateurs
avisés, tel le romancier et journaliste Arnold Mandel, qui notait
dans les colonnes du mensuel algérois "Information juive"
au début de 1958 : "Rien ne distingue extérieurement
la société juive du reste de la communauté européenne.
Une même destinée unit tous les hommes et toutes ces femmes
projetées dans le carrefour d'un conflit."
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-----Ceux qui comprirent le moins bien cette
situation inédite des juifs en Algérie furent sans doute
les milieux sionistes, et en particulier les Israéliens, qui s'attendaient
à voir affluer vers la Terre d'Israël une diaspora de plus.
Les imaginant "perdus dans la mêlée", ils furent
surpris et déçus de voir au contraire les juifs algériens
"mêlés dans la perte", avec les autres Français
d'Algérie, participant même, quand tout fut perdu, au dernier
"baroud du déshonneur", au sein de l'OAS-Algérie.
-----Il semble bien qu'au cours de ces "années
algériennes", les juifs français furent au diapason
de l'opinion publique nationale, avec d'ailleurs la fracture entre métropolitains
et pieds-noirs.
-----En métropole, on approuva la
réaction de fermeté du gouvernement Pierre-Mendès
France au lendemain des attentats terroristes de la Toussaint 1954. L'équation
"L'Algérie c'est la France" n'était alors guère
contestée. La durée du conflit et la détérioration
de la situation sur le terrain
préparèrent avec résignation ou soulagement, la solution
du désengagement. Tout au plus, peut-on remarquer que les intellectuels
juifs français furent plutôt absents du - combat pour l'Algérie
Française. Encore cela doit-il être nuancé puisqu'il
y eut des exceptions notables. Ainsi, le directeur et propriétaire
du quotidien Combat, Henry Smadja, juif d'origine tunisienne, en plus
d'imprimer une tonalité "Algérie française"
à son journal, aidait, avec une peu coutumière prodigalité
financière, l'équipe de la revue L'esprit public. Loin d'être
un homme de droite, il fut aux côtés de ceux que la perspective
d'une France réduite à l'Hexagone rendait claustrophobes,
selon la formule de l'écrivain Jacques Laurent. En Algérie,
le point de vue des Français (d'Algérie) Juifs y compris,
évolua lui aussi, passant d'abord, entre 1954 et 1958, de la confiance
à l'inquiétude, puis- le sentiment d'avoir été
dupés et trahis aidant - de l'inquiétude au désespoir,
de 1958 à 1962. pour les juifs comme pour les autres français,
le plus difficile ne fut pas de faire son devoir, mais de savoir où
était ce devoir. Le trouble des consciences fut souvent à
son paroxysme et provoqua bien des égarements tant en métropole
qu'en Algérie. sans doute, et pour d'évidentes raisons,
futon plus sensible en Algérie au terrorisme du FLN qu'à
sa propagande dont les relais en métropole, involontaires ou volontaires,
furent nombreux et eurent un rôle décisif dans l'évolution
de l'opinion.
-----Enfin, et jusqu'au dernier jour, la
cohabitation quotidienne avec des Algériens musulmans pouvait donner
aux Français d'Algérie la perception d'un danger dont seule,
jusqu'à présent, la littérature a pu témoigner.
Le péril redoutable, ces forces quasi telluriques, aux allures
d'éruption volcanique ou de séisme, qu'évoque le
premier roman d'Albert Bensoussan ici analysé, n'étaient-ils
pas la tranquille et secrète force des ténèbres ?
: "Le symbole de tout ce qui dans le pays ou le peuple colonisé
défie la logique - et enfin de compte l'emprise sur les faits-
du colonisateur." Comme le remarquait Barbey d'Aurévilly :
"Où les historiens s'arrêtent, ne sachant plus rien,
les poètes apparaissent et devinent".
Yves C. Aouate
Archives juives
N°29/1 1e semestre 1996
Excellente documentation chez nos amis : Archives juives, Éditions
Liana Levi 1 place Paul-Painlevé 75005 Paris
- Notes - Rabi : Anatomie du judaïsme français, Paris, Editions
de Minuit, 1962, pp.241-243
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