Lorsqu'on arrive à Alger par voie de mer, on aperçoit
sur le port une double rangée de voûtes supportant le boulevard
dit de la République ; ce boulevard s'étend d'une extrémité
à l'autre de la ville: des rampes d'accès le relient au
port ainsi que des escaliers.
Lorsque ces voûtes furent construites et que le moment fut venu
de les utiliser, on vit qu'elles constitueraient un endroit excellent
pour serrer les marchandises qui étaient obligées de séjourner
un certain temps avant d'être embarquées ou expédiées
dans l'intérieur. C'est pourquoi un grand nombre d'entre elles
servent comme docks, magasins et ateliers.
Mais la partie des voûtes construite sur le vieux port depuis le
service de la Santé jusqu'au chemin de l'Amirauté, sert
d'habitations, et c'est là, croyons-nous, une destination fâcheuse.
En effet, qu'on se représente s'ouvrant sur une galerie commune
une série de longs couloirs parallèles, profonds de 7 à
8 mètres, ne recevant l'air et la lumière que par une seule
et unique porte. Voilà ce qui va constituer des logements.
Chacune de ces pièces est habitée par une famille de pêcheurs,
pour la plupart Napolitains et toutes excessivement nombreuses ; ces familles,
composées généralement du père, de la mère
et de cinq ou six enfants, sont pauvres ; le mobilier dont elles disposent
est réduit au strict nécessaire: une table, quelques chaises
boiteuses, des grabats ou paillasses dans un coin de la chambre. Tel est
le mobilier.
Inutile de dire que tout cela est d'une saleté repoussante ; puis,
accrochés aux murs, des engins de pêche, des filets, des
hameçons, des cordages répandant des odeurs mélangées
de peinture et de goudron. Quelquefois des paniers de poissons laissés
dans un coin en attendant le moment de la vente.
La cuisine se prépare sur le devant de la porte, sur un fourneau
primitif, consistant en une caisse en fer surmontée d'un grillage
et dans laquelle on allume du feu: ce fourneau portatif est aussi transporté
d'un bout à l'autre de l'appartement répandant non seulement
les gaz résultant de la combustion du charbon mais encore les odeurs
de la cuisine à l'huile ou à la graisse plus ou moins rancie.
Et c'est dans cette atmosphère composée de tout ce qu'il
est possible d'imaginer en fait de produits nuisibles que, la journée
terminée, chacun vient demander au sommeil le repos dont il a besoin.
Il y a ainsi à la Marine une centaine de familles où tous,
hommes, femmes et enfants, grands et petits, vivent dans la plus intime
promiscuité sans aucun souci de la décence et des règles
de l'hygiène. Les hommes trouvent encore de l'air pur à
respirer puisqu'ils passent toute leur journée en pleine mer à
la pêche, mais les femmes et les enfants sont obligés de
subir les inconvénients de ce confinement dans un milieu qui manque
d'aération,
Les cabinets d'aisance manquent ou du moins sont en nombre insuffisant:
ils sont communs et situés à une extrémité
de la galerie générale ; lorsqu'arrive l'époque de
la lessive, on remplit un baquet d'eau, et dans un coin de la chambre,
on lave le linge de toute la famille ; l'étendage se fait soit
dans la chambre, soit sur la galerie.
Du reste, on s'aperçoit bien du manque d'air et du besoin qu'éprouvent
ces gens de sortir d'un pareil milieu, car on les rencontre très
souvent en masse sur la partie du boulevard située au-dessus de
leurs voûtes: mais cela encore n'est-il possible que dans les beaux
jours ; l'hiver, lorsque souffle le vent du nord-ouest et qu'il pleut,
les galeries sont balayées par les ondées ; on ne peut donc
y séjourner, et l'été, pendant la matinée,
le soleil chauffe durant cinq à six heures ces habitations, qui
emmagasinent ainsi de la chaleur ; or, l'on sait si dans nos pays la ventilation
est nécessaire à ce moment-là de l'année.
En cet endroit de notre travail, nous devons prévoir une objection
que l'on pourrait nous adresser, car l'extrémité des voûtes,
opposée à celle dont nous venons de parler, et située
au sud, sert aussi d'habitations ; on y loge deux compagnies de zouaves:
nous répondrons à cela, d'abord qu'ici les conditions ne
sont plus sensiblement les mêmes, car on a depuis quelques années,
particulièrement depuis 1892 et 1893, singulièrement amélioré
la situation des voûtes en question; les couloirs y ont été
élargis, les ouvertures également ; la plus grande partie
est réservée aux magasins d'approvisionnement du corps et
les troupes sont surtout logées dans cette portion dite du bastion
XV, qui ayant des ouvertures sur le nord, sur le sud et sur l'est, permet
d'établir des courants d'air et d'assainir ainsi les chambrées.
Toutefois, nous ajouterons que, malgré ces perfectionnements, il
est regrettable que l'autorité militaire ne puisse loger ailleurs
ces deux compagnies de zouaves, car le bastion XV a été
à plusieurs reprises le foyer d'épidémies de fièvre
typhoïde, notamment en août et en septembre 1889, à
une époque où les eaux d'Alger paraissaient indemnes de
germes typhiques,
Voici comment à propos de ces épidémies s'exprimait
M. le Dr Bertherand dans son rapport du 20 septembre 1889: " L'épidémie
de fièvre typhoïde signalée dans la garni-son par l'autorité
militaire, sévissait particulièrement dans deux casernes
de la ville situées côte à côte, la caserne
dite des voûtes bab-azoun (bastion XV) et la caserne Charron. La
caserne de gendarmerie, située dans le voisinage, n'avait présenté
qu'un cas, celui d'un militaire qui allait prendre ses repas à
la caserne des voûtes".
Par conséquent, si même pour la santé des zouaves
qui habitent les voûtes il y a des dangers, que sera-ce pour les
Maltais et les Napolitains de la marine. Il n'est pas rare de rencontrer
chez eux des enfants et des femmes chlorotiques et scrofuleux-tuberculeux.
Il est à redouter qu'un cas de variole ou de fièvre typhoïde,
par exemple, venant à éclater dans un de ces logements,
le quartier ne devienne un véritable milieu de propagation, dans
les quartiers voisins, du reste merveilleusement préparés
pour la chose, ainsi que nous le verrons dans les chapitres suivants.
Certes, il eût été intéressant de démontrer
au moyen de statistiques que ce quartier jouissait d'une insalubrité
réelle, mais nous devons dire qu'il est difficile de se procurer
tous les renseignements nécessaires à cette étude,
le quartier des voûtes de la Marine étant compris dans le
quartier de la Préfecture.
Nous croyons cependant qu'une pareille agglomération
et un semblable confinement sont contraires aux lois de l'hygiène
et dans un chapitre spécial de notre travail nous nous en occuperons.
Louis-Joseph-Pierre KOZIELL
in "L'Hygiène de quelques quartiers d'Alger", Thèse
de Doctorat en Médecine, 19 février 1897, Faculté
de Pharmacie et de Médecine de Bordeaux
Transmis par R. PASTOR
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