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site le 09/02/2002
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-------Un
écrivain illustre aide un inconnu à se faire connaître
: Proust préface Tendres Stocks, ou Anatole France Le Chemin de Paradis.
Aujourd'hui, le plus souvent, c'est l'inconnu, en général
professeur, qui présente l'homme célèbre. Que Nimier
préface Dumas, très bien, mais quand Dambre préface
Nimier, il y a de quoi rire. Je me vois donc mal dans la peau d'un préfacier.
Mon rôle ici sera plutôt celui de l'abboyeur, qui annonce à
la porte du salon: M. Edmond Brua ! -------Je l'ai connu. J'ai connu cet homme à l'allure élégante, cheveux blancs coiffés en arrière, aux lèvres un sourire un peu sceptique, comme on porte, par souci de bonne tenue, une fleur à la boutonnière. Ce n'était plus la mode, d'ailleurs, pour les fleurs et on préférait, dans ces années-là le sourire héroïque, style : je brave encore Sylla - ou tout en sucre -nous sommes tous frères mon frère. -------Il était alors rédacteur en chef du Journal d'Alger, et je débutais dans un quotidien concurrent. Je savais qu'il était de Philippeville, cet auteur de fables bônoises et d'une Parodie dont les vers étaient nos mots de passe, le clin d'oeil entre amis. Et toi que ti'as rien fait, calamar de savate ; ce bras qu'il a tant fait le salut militaire : les formules, aussitôt reprises par le choeur - copain, épicier ou vieux monsieur décoré - nous servaient à tracer les frontières d'une communauté. Ceux qui ne savaient pas, ceux du dehors, n'étaient pas de la famille. C'était l'équivalent de "nous sommes du même sang, toi et moi". J'étais jeune encore, je ne voyais pas combien est rare cette capacité de créer des signes de reconnaissance. -------Depuis, j'ai appris bien d'autres choses sur Edmond Brua. Il est né le 15 novembre 1901, dans une famille comme il y en avait beaucoup chez nous : alsacienne du côté paternel, corse par la mère, une petite nièce du médecin général Fiorello Ceccaldi. Le jeune Edmond eut huit frères et soeurs, dont l'une, sous le nom de Rose Celli est devenue une romancière de talent (Isola, l'Envers du tapis, etc) et une traductrice comme il en est peu. On lui doit d'excellentes versions de Melville - c'est sans doute ce qui lui valut l'amitié de Giono - et les premières traductions du grand Frédéric Prokosch, un Américain qui compte dans la littérature universelle. -------Bachelier, Edmond Brua va étudier en Sorbonne. Il y prépare un temps l'Ecole des Chartes. Pourquoi la Sorbonne ? A cause de son prestige, bien sûr, mais aussi parce qu'à ce moment (juste après l'armistice de 1918) on tient, dans beaucoup de familles, à renouer à chaque génération avec le vieux pays. Faire ses universités à Alger, c'est devenir trop exclusivement algérien. Le vocable, il faut le savoir, désigne à cette époque les Européens, ceux qu'un sobriquet tardif nomme "pieds-noirs". Pour les autres Algériens, on dit les indigènes, ou, plus précisément, les Kabyles, le Mozabites, les Chaouïas, etc. -------Brua regagne d'ailleurs bientôt l'Algérie, fait son service dans les zouaves et entre en 1922 à la Dépêche de Constantine.Il sera journaliste. C'est un métier où l'on écrit encore, à cette époque où l'on apprécie les bonnes plumes. De vocation, Edmond Brua se sait poète. -------Il épouse en 1925 Jeanne Natali (encore la Corse), rédactrice à la préfecture et s'installe à Alger. Il entre au Journal général des travaux. Il collaborera aussi jusqu'à la guerre à Travaux nord-africains et aux Dernières nouvelles, le journal du soir. Deux enfants naissent : Josette (1928) et Jean (1934). Le jeune journaliste fréquente écrivains et artistes. Il se lie avec son cadet Camus, avec Le Corbusier, l'architecte, qui vit alors à Alger et rêve de remodeler la ville (si je me souviens bien, en découpant l'hémicycle des collines comme une série de portions de "vache qui rit"). Autres amis, les peintres : Brouty, qui illustrera la première édition des Fables bônoises, Rafel Tona, Galliero, et Jean Brune, alors dessinateur humoristique. J'oublie un autre ami, d'enfance celui-là, l'acteur Pierre Blanchar, lui aussi philippevillois. En 1931, Edmond Brua publie son premier recueil de poèmes, Faubourg de l'Espérance (joli titre, mais c'est aussi vraiment le nom d'un quartier de sa ville natale). La soeur aînée veille sur ce début. Je possède un exemplaire dédicacé par Rose Celli à Robert Kemp, critique alors écouté : A Monsieur R.K. ce premier livre d'un jeune frère très cher - et loin de Paris - en souhaitant qu'il trouve, en le lisant, une raison plus directe de lui prêter attention. Avec mon souvenir reconnaissant et ma sympathie. -------En 1935, autres poèmes : Le Coeur à l'école Trois ans plus tard, sur un tout autre registre, Les Fables bônoises, où le modèle, La Fontaine bien sûr, subit une sorte d'anamorphose par l'emploi du pataouète, ce langage créé par les Européens d'Algérie et que Musette, le premier, a fixé au début du siècle, en racontant les aventures de Cagayous. -------Albert Camus reconnaît tout de suite l'importance du petit volume : A ce peuple neuf dont personne encore n'a tenté la psychologie (sinon peut-être Montherant dans ses "Images d'Alger") il faut une langue neuve et une littérature neuve. Il l'a forgé pour son usage personnel. Il attend qu'on lui donne la seconde. Il est clair que pour l'écrivain de Noces, les Fables constituaient le premier monument de cette littérature nouvelle. -------Septembre 39 : la guerre. Brua est mobilisé à Maison Carrée. Une bonne partie de l'armée d'Afrique ne servira pas dans la campagne de 1940, parce que l'Etat-major attend une attaque italienne en Tunisie. On a les yeux fixés sur la ligne Mareth, et Gabès. En 1941, il écrit La Chevauchée de Jeanne d Arc, poème dramatique, d'un ton très patriotique, qui sera représenté au stade municipal d'Alger. Le texte participe d'un esprit de préparation à la revanche, qui domine alors. -------1942, c'est l'année de La Parodie du Cid, en pataouète encore, plaisanterie de potache aux yeux de l'auteur et oeuvre tout de suite célèbre Un peuple s'y reconnaît. C'est aussi l'année où paraît Souvenir de la planète, poèmes tendres, secrets, et dont l'amertume lit dans le titre (il fait évidemment allusion au mot de Villiers : on s'en souviendra, de cette planète). Le livre lui vaut l'admiration des lettrés, et le Grand prix littéraire de l'Algérie, conjointement avec Roblès pour Les Hauteurs de la ville. -------Le 8 novembre, les Américains débarquent. Brua s'engage dans le Corps franc d'Afrique qui va se battre en Tunisie où a reflué l'armé de Rommel, talonnée par Montgomery. L'Afrique du Nord française mobilise. Cela va donner le Corps expéditionnaire français commandé par Juin, puis la 1è Armée (de Lattre) en même temps qu'on renforce la 2° D.B. de Leclerc. Brua sera correspondant en Italie, auprès de la V` Armée américaine. Avant d'y aller, un soir, sur le marbre d'une imprimerie, il écrit par jeu Le pont suspendu ; cette chanson, d'une obscénité si énorme qu'elle en devient innocente, va devenir celle de toute l'Armée d'Afrique. -------Au retour, Brua collabore au Canard sauvage, hebdo évidemment satirique, où il donne la note pataouète. Un ton vachard, et même féroce, est de rigueur. Et il entre à Alger-Soir qui a remplacé Les Dernières nouvelles. Sa chronique d'échos Cinq dans ton oeil, signée "La main de Fatma" est merveilleuse d'esprit et de virtuosité. Il lui arrive de commenter l'actualité en sonnets, irréprochables quant à la prosodie, mais dans la langue de la Parodie, bien sûr. Ce qui vaut à son fils Jean des remarques acerbes, à l'école : "et d'abord ton père, il écrit même pas en français" reprochent les petits morveux. -------C'est que, pour toute l'Algérie, Edmond Brua est l'homme du pataouète. On réclame partout la Parodie, où il joue souvent lui-même, dans le rôle de Roro. -------En 1950, il devient rédacteur en chef du Journal d'Alger (Alger-Soir a disparu). Il le restera jusqu'en 1962, où il prend sa retraite. Ce sont des années difficiles, comme on sait. En 1956, il soutient l'initiative de son ami Camus pour une trêve civile. I1 s'agit de laisser les civils hors de la bagarre, mais l'idée paraît suspecte aux Pieds-Noirs tandis qu'elle indigne les amis du F.L.N., qui a besoin du terrorisme pour s'imposer. En 1961, il couvre le procès des "Barricades", la suite de l'affaire du 24 janvier 60. Après l'indépendance, Brua reste encore trois ans à Alger. Sa femme travaille à l'ambassade de France . Il écrit une sorte de journal (Les Derniers jours d'Alger) qui doit être un document bien curieux, bouleversant. ----- |
-------En 1965,
il s'installe à Nice, où son fils Jean est journaliste à
Nice-Matin. Il retrouve à Sain-Paul de Vence sa mère, qui
mourra centenaire, Rose Celli et son plus jeune frère, Christian,
poète, peintre et bohème. Le groupe s'agrandit du frère
aîné, Charles, qui vit à Paris, de cousins, de neveux,
d'amis. C'est la famille Broua-ha, comme dit un Anglais proche du clan.
Dans cette fin de vie, Brua continue d'écrire des poèmes,
mais ne les publie pas. Il s'est orienté vers les études
balzaciennes. Il collabore régulièrement à L'Année
balzacienne, correspond avec les spécialistes du
grand homme. Il travaille aussi à un ouvrage ambitieux, qu'il ne
terminera pas, et dont le sujet paraît mystérieux :
Virgile, Horace, Dante et Balzac décryptés.- Georges Laffly |